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IV

La comtesse était seule dans son salon, lorsqu’on m’annonça vers les trois heures de l’après-midi.

Elle m’accueillit par ces mots :

— Tiens ! vous n’êtes donc pas mort, vous !

— Pas tout à fait, madame ; l’aviez-vous entendu dire ?

— Non, mais en ne vous voyant plus, on aurait pu se l’imaginer.

— Je vous croyais, comtesse, à la campagne à ce moment de l’année, c’est ce qui m’a empêché de…

— Si vous me croyiez à la campagne, dit-elle en m’interrompant, qu’est-ce qui vous à fait penser que j’en étais revenue ?

— J’ai eu le plaisir de vous apercevoir, ces jours passés, aux Champs-Élysées.

— Aux Champs-Élysées ! en effet, j’y suis allée la semaine dernière. Pourquoi n’êtes-vous pas venu me saluer ?

— Il faisait presque nuit ; vous ne m’auriez probablement pas reconnu.

— J’en suis bien capable, j’ai une si jolie vue.

— Puis, continuai-je, vous étiez assise auprès de plusieurs personnes pour qui je suis un étranger.

— Oui, la famille Giraud, je me rappelle ; nous sommes très-liés.

— Je l’ai compris à l’impatience avec laquelle on vous attendait. La jeune fille surtout ; elle vous cherchait du regard depuis longtemps, dans la foule, lorsque vous êtes enfin arrivée.

Mme de Blangy prit son lorgnon pendu à son cou, le braqua sur moi, et répondit :

— Paule Giraud est mon amie intime.

— On ne peut pas mieux choisir ses amies, répliquai-je ; Mlle Giraud est délicieusement jolie.

— N’est-ce pas ? fit assez vivement la comtesse, comme si elle était heureuse d’entendre dire du bien de son amie. Mais se ravisant tout à coup.

— Vous aimez donc les brunes, maintenant ? me demanda-t-elle.

— Mon Dieu ! comtesse, j’ai toujours aimé ce qui est beau.

— Je vous en fais mes compliments. Mais cet hiver, si j’ai bonne mémoire, vous étiez plus exclusif : vous sembliez ne croire qu’aux blondes.

— Que voulez-vous ? les blondes n’ont pas voulu croire en moi.

— Il faut qu’elles aient l’esprit bien mal fait. Êtes-vous plus heureux auprès des brunes ?

— Je n’en ai jamais rencontré qu’une seule qui me plût, et elle ne me connaît même pas.

— Vous n’en êtes peut-être que plus avancé, me répondit Mme de Blangy avec l’impertinence qui lui était habituelle. Et cette brune, ajouta-t-elle aussitôt, s’appelle sans doute Mlle Giraud ?

— Mais, comtesse…

— Voyons, ne jouez donc pas au plus fin avec moi. Est-ce que je n’ai pas déjà deviné le but de votre visite ? Vous restez six mois sans me donner signe d’existence, sans mettre une carte à ma porte. Et, tout à coup, vous tombez dans mon salon, à l’improviste sans crier gare, pour laisser échapper dès les premiers mots de notre conversation le nom de mon amie et faire son éloge. Vous me croyez donc bien niaise ! Allons, c’est entendu, vous avez entrevu Paule, vous la trouvez charmante, et comme vous êtes atteint de la monomanie du mariage, vous venez demander des renseignements sur le compte de mon amie ; est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— A la bonne heure, vous êtes franc au moins. Eh bien ! Paule vient d’entrer dans sa vingt-deuxième année, elle est très-jolie, vous le savez ; spirituelle, je vous l’apprends ; très-absolue dans ses idées, je vous le dis parce que vous l’apprendriez sans moi, et sa famille ne peut lui donner aucune dot, je dois vous le déclarer.

— Ce dernier détail n’a aucune influence sur moi.

— En vérité ; vous êtes effrayant.

— J’ai travaillé jusqu’à ce jour, continuai-je sans prendre garde à l’interruption, afin de pouvoir épouser la femme de mon choix, sans tenir aucun compte de sa fortune. Je ne m’occuperai que de ses qualités et de l’honorabilité de sa famille.

— Oh ! quant aux qualités de Paule, elle en a de charmantes à mes yeux, dit Mme de Blangy avec un sourire presque moqueur. Peut-être, cependant, ne seraient-elles pas appréciées de son mari ?

— Pourquoi cela, madame ?

— Les hommes sont si bizarres ! Mais continuons. L’honorabilité de la famille Giraud est des mieux établies. Mme Giraud est une excellente femme, bienveillante, indulgente, incapable de croire au mal, et d’une faiblesse exagérée avec sa fille. M. Giraud, chef de bureau dans une grande administration, part de chez lui à neuf heures du matin, revient à six heures pour dîner, et passe ses soirées au cercle lorsqu’il n’est pas obligé de retourner à son bureau. À la fin de chaque mois, il apporte régulièrement à ces dames les deux tiers de ses émoluments qui servent à faire marcher la maison, et ne s’occupe pas d’autre chose ; c’est un très-honnête homme, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez.

— Il y a donc quelque chose à voir ? demandai-je.

— Je ne dis pas cela ; je me suis simplement service d’une phrase vulgaire, mais usitée, qui peint assez bien, suivant moi, le caractère de M. Giraud. Vous voilà fixé sur toute la famille ; vous faut-il d’autres renseignements ? Demandez, je suis bonne femme aujourd’hui ; le temps est à la pluie, je n’ai pas de nerfs, je crois à l' amitié, je vous rendrais presque un service, et tenez, je vais sous le rendre sous la forme d’un bon conseil.

— Volontiers.

— Retournez au plus vite chez Mme de F… où je vous ai rencontré l’année dernière, dites-lui : « Madame, vous devez avoir un nouvel assortiment de jeunes filles à marier. Soyez assez bonne pour les faire défiler devant moi, je vous jure cette fois de me décider. »

— En d’autres termes, comtesse, fis-je observer, vous me conseillez de ne pas songer à Mlle Paule.

— Je vous conseille simplement de retourner chez Mme de F…

— Parce que Mlle Giraud ne fait pas partie de son assortiment.

— Comme vous voudrez. Voilà le conseil donné, le suivrez-vous ?

— Je désirerais auparavant savoir s’il est bien désintéressé.

— Monsieur ! vous dites…

— Oui, dans le conseil que vous venez de me donner avec une bienveillance dont je vous remercie, n’entre-il pas un peu d’égoïsme

— Qu’entendez-vous par là ? s’écria vivement Mme de Blangy.

— Mon Dieu ! répliquai-je, comtesse, le sentiment que j’ose vous prêter serait très-naturel. Lorsqu’on a une amie intime, on regrette toujours de la voir se marier ; elle ne vous appartient plus comme par le passé ; on perd souvent l’influence qu’on avait sur elle, et son cœur peut vous échapper.

—— Oh ! je ne doute pas de Paule ; elle continuera à m’aimer.

— Elle aura raison, madame, répliquai-je, et cela prouve en sa faveur.

— Alors, reprit-elle, tout ce que je vous dis depuis une heure, loin de vous décider à renoncer à vos projets, ne fait que les fortifier.

— J’avoue que… balbutiai-je.

— Je suis bonne femme ; contre toutes mes habitudes, je vous donne un excellent conseil, et, au lieu de le suivre, vous cherchez les motifs intéressés qui ont pu me le dicter.

— Mais…

— Vous m’avez rendu mes nerfs, cher monsieur ; il est bien juste que je les fasse passer sur vous. Et d’abord, voulez-vous me permettre de vous regarder ? Grâce à ma myopie, je crois que je ne vous connais pas beaucoup. Vous m’avez autrefois fait la cour, mais je vous avouerai que je vous ai évincé de confiance par parti pris, ce qui ne peut être blessant pour vous. Aujourd’hui, il s’agit du bonheur de mon amie, je n’ai plus le droit de me montrer aussi indifférente.

Et sans se préoccuper de mon consentement, la comtesse s’arma de son lorgnon, s’approcha de moi et passa l’inspection de mon visage.

— Les traits sont fins, distingués, dit-elle au bout d’un instant ; vous êtes ce qu’on est convenu d’appeler un joli garçon.

Comme je croyais devoir m’incliner en riant pour la remercier, elle continua en ces termes :

— Après avoir rendu suffisamment justice à vos perfections physiques, je dois ajouter que vous êtes de ces hommes mis au monde pour être aimés bien tranquillement, bien sagement, par une bonne petite femme, mais qui doivent renoncer à inspirer une véritable passion. Les femmes ne s’éprennent violemment que d’hommes d’une laideur notoire ou d’une beauté accentuée et énergique. Mirabeau ou Danton, tels sont les types préférés. Vous ne ressemblez ni à l’un ni à l’autre, et vous ne devez prétendre qu’à de jolies petites affections. Sous ce rapport, vous êtes le mari qui convient à mon amie Paule.

— Comment l’entendez-vous ? demandai-je.

— Je l’entends à ma manière. Veuillez l’entendre à la vôtre.

— Vous voulez sans doute dire, insistai-je, qu’entre mari et femme il n’est pas nécessaire de s’aimer follement.

— Je ne veux rien dire. Reprenons l’examen ; il s’agit maintenant du moral. Me promettez-vous de me répondre franchement ? Songez qu’il s’agit de l’avenir de mon amie et du vôtre.

— Je promets de dire la vérité et rien que la vérité.

— Êtiez-vous un bon élève au collège ?

— Excellent ; j’ai toujours remporté tous les prix de ma classe.

— Vous faisiez partie alors de ce qu’on appelle les piocheurs ?

— Mon Dieu ! oui, madame, je l’avoue.

— Et vos classes terminées, vous avez sans doute mené à Paris la vie de garçon ?

— Je n’en ai pas eu le temps, madame ; je suis tout de suite entré à l’École polytechnique.

— Très-bien ! mais lorsque vous en êtes sorti ?

— J’ai passé à l’École des ponts et chaussées.

— De mieux en mieux. Et après ?

— Je suis resté deux ans en province à construire un tunnel.

— C’était très-sage. Et le tunnel construit ?

— Je suis parti pour l’Égypte, où j’ai vécu dix ans, occupé à creuser des canaux et à tracer des chemins de fer.

— Alors, votre existence a été celle d’un anachorète.

— À peu près, madame.

— Gardez-vous d’en rougir. Les anachorètes ont du bon.

Le sourire moqueur qui, depuis un instant, se dessinait sur les lèvres de la comtesse disparut ; elle devint sérieuse et me dit :

— De l’examen de conscience que je vous ai fait subir, mon cher monsieur, et auquel vous vous êtes prêté de si bonne grâce, je tire les conclusions suivantes, comme dit mon avoué : Vous êtes un bon jeune homme, un honnête garçon et vous méritez d’être heureux. Je vous renouvelle donc, et cette fois du fond du cœur, le conseil de retourner chez madame de F…, de lui tenir le petit discours dont nous avons parlé, et de vous marier le plus vite possible à la moins maigre de ses protégées. Si maintenant il vous arrivait de ne pas m’écouter, et de persister dans les projets qui vous ont amené ici, alors je m’en laverais les mains, et il est probable que je conseillerais à Paule de vous épouser : car étant donnée pour elle la nécessité de se marier un jour ou l’autre, vous êtes après tout le mari qui lui convient le mieux. Sur ce, j’ai dit. Au revoir et bonne chance ; votre destinée est entre vos mains.