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III

Toutes les réflexions que je viens d’émettre sur la beauté de la jeune fille dont le hasard me rapprochait, je ne les fis pas alors. Je me contentai de trouver ma voisine remarquablement belle, et je ne pus m’empêcher de prendre un certain intérêt à ses moindres actions. Je dois déclarer, du reste, qu’elle ne parut pas s’apercevoir de l’attention soutenue dont elle était l’objet ; elle ne leva pas sur moi une seule fois les yeux, et ne se rendit coupable d’aucune de ces innocentes coquetteries que se permettent certaines jeunes filles, même des plus honnêtes.

Sa mère et son père causaient entre eux tandis que, sans les écouter, elle promenait un regard distrait et rêveur sur la foule. Son éclatante beauté attrait à chaque instant l’attention de quelques promeneurs, jeunes. ou vieux ; on s’arrêtait, ou bien on se retournait pour la contempler. Elle semblait indifférente à cette admiration.

Une seule fois je la vis sortir de son insensibilité pour suivre des yeux une assez jolie femme blonde qui passait devant elle. La toilette excentrique de cette femme l’avait sans doute frappée, et elle se retourna pour la voir plus longtemps.

— Décidément, dit le père, agacé par le mutisme obstiné de sa filie, Paule ne se plait pas avec nous.

— J'ai déjà fait cette remarque, répliqua tristement la mère, Paule ne peut se passer de la société de Mme de Blangy ; elle s’ennuie quand son amie n’est pas à ses côtés, et nous ne suffisons plus à la distraire.

Cette petite remontrance, toute maternelle, parut faire une certaine impression sur ma voisine. Elle daigna desserrer les lèvres.

— Il est naturel, dit-elle, que j’aie du plaisir à me trouver avec Mme de Blangy. Elle a été pendant six ans ma compagne au couvent, et elle est restée mon amie.

— Nous ne te reprochons pas cette amitié, dit le père, qui semblait vouloir conquérir les bonnes grâces de sa fille ; nous regrettons seulement qu’elle nuise à ton affection pour nous.

— Vous vous trompez, mon père, reprit Mlle Paule ; mon affection pour Mme de Blangy ne ressemble pas à celle que j’ai pour vous, et elle ne lui peut nuire en aucune façon.

— À la bonne heure. Allons, cause un peu avec nous, Pourquoi ton amie ne partage-t-elle pas ce soir notre promenade ?

— Elle avait du monde à dîner, mais elle m’a promis d’essayer de nous retrouver.

— Il est à craindre qu’elle ne nous aperçoive pas ; le jour commence à baisser, et la comtesse est un peu myope, si je ne me trompe.

— Oh ! si elle passe devant moi, je la reconnaîtrai, soyez tranquille, dit Paule.

Cette conversation dont je ne perdis pas un mot, car je m’étais peu à peu rapproché de mes voisins, excita d’autant plus ma curiosité que le nom de Mme de Blangy m’était connu.

J’avais, à plusieurs reprises, l’hiver précédent, rencontré cette dame chez Mme de F… ; mon enragée marieuse, et sa beauté m’avait vivement frappé.

Je crois même que pendant plusieurs jours Mme de Blangy nuisit dans mon esprit aux jeunes filles à marier qui défilèrent devant moi ; dès qu’elle apparaissait, j’oubliais, au grand désespoir de Mme de F…, les contre-danses demandées et promises, et rompant en visière à mes idées de mariage, j’allais causer dans un coin avec la nouvelle arrivée.

Aussi blonde que son amie Paule était brune, Berthe de Blangy avait un charme tout particulier : ses grands yeux bleus réfléchissaient à la fois l’ingénuité et la hardiesse ; sa voix avait une douceur infinie ; sa bouche, d’une petitesse presque exceptionnelle, laissait entrevoir des dents charmantes pressées les unes contre les autres ; son menton gras et rond avec une petite fossette au milieu, aurait fait rêver un analyste. Les femmes elles-mêmes ne pouvaient s’empêcher d’admirer ses épaules d’un modelé parfait, et les hommes ne songeaient pas à se plaindre qu’elle fût décolletée jusqu’à la dernière limite.

Son esprit vif, prompt à la riposte, fertile en saillies de toutes sortes, étonnait et charmait. Toujours armée d’un pince-nez, elle s’avançait tout à coup sur vous et vous adressait de son grand air impérieux une question des plus hardies, bientôt suivie d’une remarque naïve dont aurait rougi une pensionnaire.

En un mot c’était une femme on ne peut plus séduisante, et je fus un instant tellement séduit, que je ne craignis pas un jour de le lui avouer. Elle s’avança tout près de moi, me dévisagea à l’aide de son pince-nez et me dit :

— Vous perdez votre temps, cher monsieur ; j’ai eu un mari qui a suffi pour me faire prendre tous les hommes en grippe ; je n’éprouve pas le désir de le remplacer.

Au lieu de ces mots : j’ai eu un mari, elle aurait pu dire : j’ai un mari, car le comte de Blangy, assure-t-on, vit encore dans quelque coin de la France ou de l’étranger. Riche, titré, très-considéré dans le monde, attaché au ministère des affaires étrangères, où l’on vantait ses mérites, il s’était, deux années auparavant, trouvé tout à coup, dans un salon de la Chaussée-d’Antin, en présence de Berthe et de Paule, les deux amies de couvent, les deux inséparables, la brune et la blonde, comme on les appelait.

La beauté de ces deux jeunes filles le frappa ; il prit des renseignements sur elles, se fit présenter dans leurs familles, hésita quelque temps entre la brune et la blonde, se décida pour la blonde et l’épousa. Six mois s’écoulèrent pendant lesquels les amis de M. de Blangy remarquèrent une grande altération dans ses traits un changement complet dans son caractère. Il était triste, taciturne, fuyait le monde et ne faisait plus que de courtes apparitions au cabinet du ministre. Il y vint une dernière fois pendant l’hiver de 186… pour demander un congé illimité, serrer la main de quelques-uns de ses collègues, et annoncer qu’il allait entreprendre un voyage de plusieurs années.

En effet, il partit trois jours après et on ne sut jamais de quel côté il s’était dirigé.

On fit dans le monde beaucoup de commentaires sur ce départ précipité et cette complète disparition, au bout de six mois de mariage. Quelques personnes voulurent expliquer la conduite du comte, en prétendant qu’il avait éprouvé de cruelles déceptions dans son ménage et qu’il s’éloignait tout simplement, sans récriminations, sans cris, en véritable gentilhomme, d’une femme indigne de lui. Mais ces propos ne reposant sur aucune preuve, aucun fait, aucune parole échappée à M. de Blangy, ne purent nuire longtemps à la considération dont jouissait la comtesse.

Du reste, si ses allures étaient excentriques, sa conduite ne donna jamais prise à la malveillance. Elle ne recevait aucun homme dans son intimité, et on ne la voyait sortir qu’en compagnie de son amie Paule.

Telle était la femme que mes voisins attendaient et qui ne tarda pas à se montrer au milieu des promeneurs.

Le premier, je la vis s’avancer, au bras d’un vieux monsieur qu’elle avait sans doute prié de l’accompagner, et qu’elle congédia dès qu’elle eut rejoint ses amis. Elle entra bruyamment dans le groupe formé par mes voisins, embrassa Paule sur les deux joues et s’assit à ses côtés, à quelque distance des grands parents.

J’aurais bien voulu surprendre une échappée de la conversation des deux jeunes femmes, mais elles parlèrent si bas que ma curiosité ne put être satisfaite.

Une demi-heure après, mes voisins se levèrent et descendirent les Champs-Elysées devenus presque déserts.

La comtesse ouvrit la marche en s’appuyant sur le bras de mademoiselle Paule. Le père et la mère les suivirent.

Après leur départ, je me levai à mon tour, je me dirigeai vers le rond-point, j’entrai au Cirque assister aux derniers exercices, et je regagnai mon logis de garçon.

Cette nuit-là, je dormis mal, le souvenir de la belle Paule me poursuivit longtemps. Ses traits, si accentués, étaient déjà aussi profondément gravés dans mon esprit qu’ils le sont aujourd’hui. Sa voix vibrante et mâle résonnait à mes oreilles encore charmées. Je voyais ses grands yeux tour à tour hardis et langoureusement voilés. Je me répétai ses moindres paroles.

Son animation en parlant de Mme de Blangy, le plaisir qui avait éclaté dans son regard dès que la comtesse était apparue, m’avaient surtout frappé. Une jeune fille qui comprenait si bien l’amitié devait, selon moi, comprendre à ravir l’amour. Il devait y avoir dans son cœur des trésors de tendresse, des ardeurs encore contenues, mais toutes prêtes à s’épandre.

Ce que j’avais pu deviner de son caractère difficile, loin de me donner à réfléchir, me réjouissait aussi. En effet, toutes les jeunes filles que m’avait autrefois présentées Mme de F… étaient, suivant elle, des modèles de toutes les vertus, de véritables anges fourvoyés dans la vie. En contact perpétuel avec toutes ces perfections, j’en étais arrivé à demander à cor et à cri quelque bon défaut physique ou moral, voire même quelque petit vice agréable ; cela m’aurait changé, mais on n’avait jamais voulu m’en fournir, Mme de F… s’entêtait à porter aux nues ses protégées et à leur mettre des ailes dans le dos ; il fallait bien lui céder. J’étais donc ravi d’avoir trouvé moi-même chez une jeune fille, sans doute à marier, l’imperfection rêvée et je m’endormis enfin, vers les cinq heures du matin, en me disant que si je n’avais pas juré de rester garçon, Mlle Paule me conviendrait sous beaucoup de rapports.

Le lendemain et les jours suivants, je ne pus m’empêcher de songer à chaque instant à ma jolie voisine ; j’allai même à deux ou trois reprises aux Champs-Élysées, dans l’espérance de la revoir ; elle ne s’y montra pas. En même temps, presque à mon insu, je revenais peu à peu à mes anciennes idées de mariage. Je m’avouais que je n’avais eu aucun motif sérieux pour les abandonner. Je trouvais mille raisons pour prendre ma vie de garçon en horreur : mon linge était mal blanchi, j’étais mal servi, mal nourri, mon valet de chambre me volait ; en un mot, ma maison avait besoin de l’intelligente direction d’une femme.

Ma longue solitude commençait aussi à me peser, et je reconnaissais que le moment était venu de me créer un intérieur et une famille.

Le travail qui se faisait dans mon esprit me décida, après une semaine de luttes et d’hésitation, à tenter certaine démarche indiquée par les circonstances : je me rendis un beau jour rue Caumartin, chez Mme de Blangy.