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II

« Mon début dans la vie, mon cher ami, semblerait indiquer que je suis né sous une heureuse étoile. Je fais mes classes au lycée Bonaparte. J’obtiens, chaque année, plusieurs prix au grand concours ; en rhétorique, le grand prix d’honneur m’est décerné. Je me présente à l’École polytechnique : j’y suis reçu le troisième. J’entre deux années après à l’École des ponts et chaussées, et j’en sors avec le diplôme d’ingénieur. Aussitôt on me confie la construction d’un tunnel sur une nouvelle ligne de chemin de fer ; la tâche est difficile, des obstacles sans nombre se présentent, j’en triomphe à ma plus grande gloire, et le ministre me nomme chevalier de la Légion d’honneur. J’avais à peine vingt-cinq ans.

On me propose peu de temps après de partir pour l’Égypte et d’y diriger des travaux importants ; j’accepte, et en dix années ma fortune est faite. Je reviens alors en France avec l’intention de jouir de ma position, de me créer une vie plus agréable, de me marier peut-être. C’est ici que mon étoile commence seulement à pâlir. À peine ai-je manifesté mes projets de mariage que mes protecteurs, mes amis, et surtout leurs femmes me font mille offres de services. C’est à qui disposera de ma main. On m’accable d’invitations à dîner, de billets de bal, de concert. On m’entraîne à la campagne. On me met en présence de toutes les jeunes filles à marier de la création. Ces demoiselles daignent souvent me sourire et leurs mères les y encouragent.

En effet, je suis ce qu’on appelle un bon parti : jeune, décoré, riche et pas trop mal tourné. Il dépend de moi de choisir parmi les plus charmantes et les mieux dotées. Je n’ai qu’à me baisser pour en prendre, comme m’assure en riant madame de F…, une de nos plus élégantes Parisiennes et ma protectrice la plus acharnée.

Le croiriez-vous, j’hésite à me baisser, je fais des manières, je dis : Celle-ci est laide, celle-là est belle à faire peur, cette autre me conviendrait, mais sa famille est trop nombreuse, j’aurais l’air d’un chef de tribu ; mademoiselle A… s’habille comme une dame du lac ; la belle mademoiselle B… a une voix qui rappelle le chant du paon. Bref, je prends plaisir à chercher la petite bête, et je lasserais la patience de M. de Foy.

Cependant, on fait de nouvelles tentatives ; mes hésitations, mes résistances exaspèrent mes protectrices ; elles se jurent de triompher de mon mauvais vouloir. Ce ne sont plus des héritières isolées qu’on me présente ; ce sont des fournées d’héritières ; je n’ai plus qu’à choisir dans le tas. Devant mes yeux qui commencent à se troubler, défilent des visages pâles, des visages colorés, de petites tailles, de moyennes et de grandes tailles, des épaules rondes, des épaules pointues ; des cheveux de toutes les nuances, depuis le noir de jais jusqu’au châtain clair, depuis le blond cendré jusqu’au blond incandescent ; des lèvres minces et des lèvres sensuellement épaisses ou retroussées ; enfin, des nez des toutes les formes, et pour tous les goûts. C’est une procession qui n’en finit pas, une lanterne magique perpétuelle, un kaléidoscope vivant.

Eh bien ! ce défilé m’agace, me porte sur les nerfs, J’en arrive à trouver laides les plus jolies, insupportables les plus charmantes, et, au lieu de choisir parmi ces créatures plus ou moins divines, je les donne à tous les diables.

« Ah ! vous êtes trop difficile, me dit-on. Faites vos affaires vous-mêmes ; nous ne nous en mêlons plus. »

C’est ce que je demande ; enfin ! Maintenant, lorsque j’entrerai dans votre salon, madame, vous ne me direz plus : « Regardez donc là, à gauche, sur la troisième banquette, elle est jolie, n’est-ce pas ? cent cinquante mille francs et des espérances. Et là, près de la cheminée, cette blonde, de l’esprit comme un démon, et un père millionnaire. Et cette troisième, un ange, je l’ai vue naître, j’en répondrais comme de ma fille, et cette autre… » Mais non, mais non, vous me donnez des torticolis, madame ; ma tête n’est pas une girouette. Je suis redevenu un monsieur comme tout le monde, j’ai le droit de causer dans un coin avec un ami, sans que vos yeux aient l’air de me dire : « Vous perdez votre temps, jeune homme, vous n’êtes pas ici pour vous amuser ; il s’agit de votre avenir. » Je puis me livrer aux douceurs d’un écarté, je suis libre de savourer une glace sans que vous me preniez par la main, pour me présenter à toute une smala de filles maigres, qui viennent de déboucher dans les salons. Ah ! je respire, et s’il me reprend fantaisie de me marier, je vous jure bien, madame, de ne pas vous prévenir ; vous m’avez gâté le métier.

Trois mois s’écoulèrent, trois mois pendant lesquels je jurais à qui voulait m’entendre que je mourrais garçon.

Ah ! si j’avais pu tenir un serment ! Mais n’anticipons pas sur les événements qui vont suivre.

Assis sur un fauteuil en fil de fer, je fumais philosophiquement mon cigare aux Champs-Élysées, par une belle soirée de l’été 186…, lorsque trois personnes vinrent s’asseoir à deux pas de moi.

Je jetai nonchalamment un regard distrait sur mes voisins, et je n’eus pas de peine à reconnaître que j’étais en présence d’une honnête famille, composée d’un père à l’air respectable, d’une mère entre deux âges et d’une jeune fille de vingt à vingt-deux ans. Occupés seulement à regarder la foule qui défilait devant eux, ils n’avaient pas échangé un mot depuis qu’ils étaient assis, lorsque le père prit la parole pour dire à sa fille :

— Paule, je te conseille de changer de chaise, la tienne est mouillée.

— Non, elle est très-sèche, répondit d’un ton bref celle qu’on appelait Paule.

— Tu as tort, tu tousseras ce soir, je t’en avertis.

— Eh bien ! je tousserai.

— Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute-moi ; c’est pour ton bien que je parle.

La jeune fille, au lieu de répondre, se contenta de faire un imperceptible mouvement d’épaules. Le père allait sans doute insister de nouveau, lorsque sa femme lui dit :

— Elle n’en fera qu’à sa tête : renonce à la convaincre, tu y perdrais ta peine.

« Eh bien, pensai-je, il paraît que la nommée Paule jouit d’un joli caractère. L’homme qui l’épousera sera un heureux mortel. Et dire qu’elle à peut-être fait partie autrefois du fameux défilé, qu’on me l’a présentée comme un modèle de toutes les perfections. Voyons si je la reconnaîtrai. »

J’avançai mon fauteuil, car la taille élevée du père me cachait en grande partie la fille.

Je restai ébloui.

Cependant, j’en avais vu de bien jolies, autrefois, du temps de la procession !

Celle-là surpassait les plus belles.

Ah ! mon pauvre ami, jamais je ne l’oublierai. J’ai beau me raisonner, j’ai beau lutter contre mes souvenirs, je l’évoque malgré moi et elle apparaît aussitôt.

Elle s’avance indolente et souple, voluptueuse dans ses moindres mouvements.

Malgré sa grande jeunesse, sa poitrine est amoureusement développée, et ses hanches, accusées comme celles d’une Espagnole, font ressortir davantage une taille élégante et fine. Ses pieds cambrés, nerveux, coquettement chaussés de bottines à talon, effleurent le sol. Elle s’approche et déjà tout mon être tressaille. D’âcres et de mystérieux parfums s’échappent d’elle, et m’enivrent. Avant qu’elle ait parlé j’ai déjà entendu sa voix vibrante, accentuée, presque masculine. Elle se penche vers moi, et je la contemple.

Que de volupté dans ses grands yeux noirs à moitié voilés par de longs cils et entourés d’un cercle bleuâtre ! Que de sensualité sur ses lèvres rouges, un peu épaisses, pour ainsi dire roulées sur elles-mêmes et recouvertes d’un irritant duvet !