Mademoiselle Cloque/07
vii
AUTOUR D’UNE BÉNÉDICTION DU SAINT SACREMENT
Ce n’était pas à Saint-Martin qu’il y avait ce soir-là bénédiction du Saint Sacrement, mais à la chapelle du couvent de l’Adoration perpétuelle. On s’y rendait par une petite rue située derrière les halles et nommée rue Rapin, ou familièrement « la Mort aux Dévotes », à cause des bronchites qu’y prenaient ces dames en hiver. Très étroite et sinueuse, garantie du soleil par les vieux hôtels qui l’étreignaient, elle recevait les courants glacés de quelques méchantes ruelles avant d’aller aboutir à la rue Descartes, presqu’en face du droguiste dont le sort était lié à celui du magasin Pigeonneau.
Mlle Cloque, parvenue au tournant de la rue Rapin, aperçut, en face de la porte de la chapelle M. l’abbé Moisan chapelain de Saint-Martin, son directeur de conscience, arrêté à causer avec le sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour. La fatalité voulait qu’elle tombât aujourd’hui sur quelque membre de cette famille. Dans le passage où trois personnes de front se cognaient les coudes, il ne fallait pas songer à éviter la rencontre.
Ces messieurs, d’ailleurs, vinrent vers elle aussitôt qu’ils l’eurent reconnue, l’un son chapeau, l’autre son képi à la main.
Le sous-lieutenant de dragons était en petite tenue de cheval, éperonné et botté. De sa cravache il se taquinait la cuisse ; en parlant au prêtre, il avait laissé tomber le monocle. Il était grand, bien fait, élégant. Il avait une jolie figure avenante, le teint doré, la moustache blonde déjà longue, ondulée au fer, très soignée, un nez dont on n’avait rien à dire, les cheveux en brosse, coiffure alors à la mode, et des yeux bleus un peu foncés, non d’un beau bleu à la vérité, mais qui vous regardaient bien en face. Dès le premier abord, la personne la moins prévenue avait la certitude que le jeune officier n’était pas l’inventeur de la poudre, mais se sentait disposée à dire de lui : « un brave garçon ! »
Il parla tout de suite à Mlle Cloque, comme si de rien n’était. Il s’informa de sa santé, de son entourage ; il avait coutume de la taquiner un peu cavalièrement à propos de son ennemi Loupaing ; son intention était d’amener le nom de Geneviève dont il attendait que la tante parlât la première. L’abbé Moisan qui était rond en affaires, vint à son aide, en faisant de petits yeux significatifs. Mlle Cloque répondit d’une façon si brève et si sèche que les deux hommes furent étonnés. Le chapelain se tenait, par apathie naturelle autant que par prudence, à l’abri des querelles qui divisaient ses pénitentes, et il était clair que Marie-Joseph, avec l’insouciance de sa jeunesse, n’attachait pas d’importance à ces histoires.
Mlle Cloque qui ne voulait toutefois rien cacher et qui avait le parler net, trouva que le moyen le plus prompt d’éclairer le jeune homme sur les causes de sa présente réserve, était de le féliciter de la conduite qu’il avait tenue « aux débuts des événements » et qui avait été en opposition directe avec les agissements paternels.
— Aux débuts des événements ? fit Marie-Joseph, semblant chercher dans sa mémoire. Ah ! parfaitement, mademoiselle, voilà comment c’est arrivé. J’avais été prévenu qu’un certain X…, appartenant au Journal du Département, en voulait à papa, et qu’il se vengerait prochainement. Vous comprenez ? Je n’attendais que le coup. Un soir, les camarades me montrent le journal au café, en me disant : « Ça y est ! » — « Bon ! je finis la partie et je vais gifler mon homme ; qui est-ce qui vient avec moi ? » Deux de mes amis se nomment ; l’un d’eux lit l’article et me prévient : « Dis donc ! c’est assez sale… » — « Ça ne m’étonne pas de l’individu. » Je règle les consommations. On me dit : « Mais, lis tout de même, au moins. » Je lis et ne comprends pas un traître mot : « C’est de papa qu’on parle, là-dedans ?… » Les uns répondent : « Dame ! puisque tu étais prévenu du coup !… « Les autres me font : « C’est idiot. » Vous comprenez ? Suffisait qu’il y eût un camarade ayant dit oui pour que je lave ça à grande eau. Nous partons ; je demande l’auteur : on refuse de me le nommer. Je fiche ma main par la figure du rédacteur en chef. Échange de cartes. Le lendemain : explications. Journaliste affirme pas question papa ; de son côté, papa furieux, menace couper les vivres, et patati et patata ! Moi, vous comprenez ? me moquais du reste : j’étais quitte vis-à-vis de l’honneur. Et voilà ! dit-il, en se cinglant la botte d’un coup de cravache.
— Quel enfant terrible ! fit M. le chapelain, en croisant les deux mains. Et dire qu’il ressemblait à un petit ange quand il a fait sa première communion ! Vous en souvenez-vous, mademoiselle ? Je suis sûr que nous avons oublié tous les excellents principes de notre Sainte Mère l’Église : Notre-Seigneur a dit : « Si l’on vous frappe la joue gauche…
— Oui, oui, interrompit Mlle Cloque, mais voyez-vous, monsieur le chapelain, on ne saurait trop recommander d’avoir avant tout les mains nettes, par le triste temps où nous vivons. Sans doute il ne faut pas aller contre les enseignements de la sainte Église, mais c’est une façon d’honorer ses père et mère que de ne pas tolérer…
— Je m’en vais ! je m’en vais ! dit en souriant le bon abbé qui étendait les deux mains comme pour éloigner le démon. Je ne veux pas entendre davantage les paroles de mademoiselle — que l’on dit… hérétique !… ajouta-t-il, la main sur la bouche, du côté du jeune homme, et en riant franchement. Il faut que j’aille revêtir les vêtements sacerdotaux pour remplacer M. l’aumônier qui a une attaque de goutte…
Il salua et disparut par la sombre petite porte de la chapelle.
— Et depuis lors, monsieur Marie-Joseph, vous n’avez plus relu les journaux ?
— Si fait ! Je sais. On veut démolir papa, mais ça ne me regarde plus. C’est des affaires de boutique… Que papa soit pour la grande église ou pour la petite, m’en bats l’œil, moi…
— Comment ! mais, jeune homme ! ce sont des choses qui ont cependant de l’importance. Et, si M. le comte, accusé d’avoir fait volte-face au parti de la Basilique, dans un but qui n’est pas tiré au clair, avait soutenu résolument la Basilique — avec nombre d’honnêtes gens — il faisait tomber du coup toute insinuation fâcheuse…
— Moi, vous savez, je ne connais pas bien ces machines-là. Chacun son métier, n’est-ce pas ? Papa fait comme il l’entend ; d’ailleurs, m’a défendu de mettre le nez dans ses affaires. Pour la volte-face, par exemple, la vois pas. J’ai toujours entendu dire à papa que la Basilique, c’était une ânerie. Qu’est-ce que vous voulez ? C’est son opinion à cet homme. Des goûts et des couleurs… N’est-ce pas ? mademoiselle, c’est pas ça qui nous empêchera d’aller notre petit bon homme de train ?…
À propos ! Maman a dû aller chez vous ; l’avez-vous vue ? Elle avait quelque chose à vous dire…
Mlle Cloque était tout à coup suffoquée. Une telle insouciance des choses qui lui bouleversaient la vie, à elle, était-il possible qu’elle l’entendît exprimer par la bouche de ce grand jeune homme franc et loyal jusqu’à la brusquerie ? Les causes de son tourment, de ses insomnies, de sa haute tristesse, il en parlait le sourire aux lèvres ! La grande idée à laquelle elle était prête à sacrifier jusqu’au cœur de sa nièce, il la traitait du bout de sa cravache ! Et l’impeccabilité du nom paternel, l’honneur, ce culte doublement héréditaire chez un officier et chez un Grenaille-Montcontour, ne le réduisait-il pas, en somme, à une question d’amour-propre vis-à-vis de ses camarades ? Oh ! certes, on est vite parti en guerre : un soufflet, un coup d’épée, à la rigueur une goutte de sang, et tout est dit, tout est « lavé à grande eau « selon l’expression même de Marie-Joseph. Mais, la blessure intime et profonde qui assombrit une âme noble, qui la fait se redresser pleine d’orgueil et de haine et subordonner toutes choses à la pureté du rôle que l’on joue dans la vie ; est-ce qu’il y avait trace de cela sur la figure de ce garçon avide avant tout de vivre et de jouir et qui débordait de santé et de bonheur ?
— Je n’ai pas eu l’honneur de voir Mme la comtesse, dit froidement Mlle Cloque.
Mais Marie-Joseph ne comprit pas. Il dit seulement, avec les mêmes yeux pleins de sous-entendus très clairs qu’il avait eus en prononçant ces mots pour la première fois :
— Elle aura beaucoup regretté. Elle avait des choses à vous dire…
Et il eut un sourire heureux. Il était tout content à l’idée d’un mariage auquel il ne voyait pas d’inconvénient, lui. Évidemment la jeune fille lui plaisait. Il ne tenait pas à une dot, du moment que papa avait dit que « ça s’arrangerait très bien comme ça ». Il n’avait quitté sa mère que pendant les années de Saint-Cyr ; les jeunes époux vivraient à la maison paternelle ; il y aurait deux enfants gâtés au lieu d’un. Il ne voyait pas plus loin. Il trouverait même une économie à supprimer sa « chambre en ville ». Et il était pressé. En honnête garçon qu’il était, peut-être évitait-il de nouer avec une maîtresse, dans la pensée qu’il aurait bientôt une gentille petite femme à lui.
Mlle Cloque le quitta brusquement, sur son dernier mot, en lui faisant un bref salut.
— Je vais être en retard à la bénédiction, dit-elle.
Et elle se confondit avec plusieurs dames qui pénétraient en même temps qu’elle dans le couloir humide et sombre.
Mlle Cloque n’avait point ici de chaise particulière et tâchait ordinairement de se placer au hasard de son arrivée, autant que possible dans le voisinage de Mlles Jouffroy qui étaient là chez elles, ayant, en qualité de pensionnaires du couvent, le droit d’entrer à toute heure, par le couloir même des religieuses. Celles-ci ne paraissaient point au rez-de-chaussée abandonné au public, hormis deux d’entre elles qui se relevaient d’heure en heure devant le Saint Sacrement perpétuellement exposé. Elles occupaient une tribune située très haut, au fond de la nef, et se prolongeant à droite et à gauche en galerie étroite. Sur les murs grossièrement blanchis à la chaux, on distinguait à peine, là-haut, les deux longues théories de sœurs vêtues de flanelle blanche qui venaient s’agenouiller silencieusement à la queue leu leu. Leurs chants limpides et frais tombaient tout à coup comme une chute d’eau soudaine sans qu’on les eût aperçues ou entendues venir.
La dévotion, passée à l’état de pratique favorite, tend à se réfugier dans les plus petits sanctuaires, comme l’avait naïvement exprimé Mariette en faisant observer à sa maîtresse qu’elle ne mettait jamais le pied dans « ses cathédrales ». Sans doute Mlle Cloque obéissait depuis longtemps à cette loi en fréquentant plus assidûment Saint-Martin et la chapelle de l’Adoration que l’église de Notre-Dame-la-Riche, sa paroisse. Et il est probable que si le ciel eût permis qu’elle vît réalisé son vœu de reconstruction de la grande Basilique, elle n’eût jamais trouvé sous ces immenses voûtes le doux frisson d’intimité divine que lui procurait l’exiguïté même de ces murs familiers. Mais, ce que Mlle Cloque ne s’avouait pas non plus à elle-même, c’était que son assiduité à la chapelle de l’Adoration redoublait, depuis quelque temps, et que la cause en était qu’elle boudait Saint-Martin.
Elle boudait du moins le Frère bleu qui tenait à Saint-Martin une place considérable. Depuis qu’il était avéré que le préposé à la petite boutique d’objets de piété jouait un rôle militant dans la propagation de l’idée du Chalet républicain, il répugnait aux ferventes basiliciennes de passer en face du guichet de leur redoutable adversaire. Et, peu à peu, sans se donner le mot, sans même peut-être y prendre garde, sous les mille prétextes ingénieux que l’on se donne à soi-même pour agir, elles émigraient vers la petite chapelle voisine. Cela avait commencé par la messe de neuf heures du dimanche, où l’on ne voulait plus, bien entendu, se retrouver en face de M. Janvier ; et cela gagnait les offices de la semaine.
C’était de la petite chapelle de l’Adoration qu’était partie la grande protestation, signée de plusieurs centaines de noms et portée à l’archevêché, il y avait de cela deux jours, par M. Houblon.
Mlle Cloque remarqua aussitôt que les demoiselles Jouffroy n’étaient pas là. Elle s’agenouilla à côté de leurs prie-Dieu, et, à chaque instant, elle tournait la tête du côté de la porte du couloir, afin de voir si elles n’arrivaient point. Les deux sœurs, impressionnables et versatiles, étaient devenues un sujet d’incessant tourment pour Mlle Cloque. Elle les aimait malgré leurs travers, malgré leur susceptibilité, leur jalousie, leur caractère pointu. Elle leur pardonnait tout. Et ces deux malheureuses girouettes tournaient à tous les vents. On les avait ramenées au parti de la Basilique et elles avaient signé la protestation. Le soir même elles prenaient une voiture, affolées, aux cent coups, et couraient après la fameuse liste qui faisait le tour de la ville ; elles ne voulaient plus signer ; elles voulaient qu’on effaçât leurs deux noms. Mlle Cloque ne parvenait pas à les persuader que c’était impossible. Elle les menait chez M. Houblon qui, après un discours de sept quarts d’heure, les rendait à leur amie et à la Basilique, aplaties, écrasées, sans plus aucune idée, sans plus aucune volonté : « des chiffons sortis de l’eau », avait-il dit lui-même, en se flattant de sa victoire.
Pour n’être point à la bénédiction, où donc étaient-elles encore ? Il fallait les surveiller comme des enfants !
Par contre, il y avait là Mme Bézu, Mme Pigeonneau, les quatre filles de M. Houblon, Mme Chevillé, et toutes ces dames de l’Ouvroir qui avaient fidèlement suivi leur présidente dans sa révolte contre les compromissions et la République. La chapelle était comble. Le pauvre père Léonard, de l’ordre de Picpus, l’aumônier du couvent, s’était fait apporter sur une chaise, dans le chœur, et, en proie à son attaque de goutte, il grelottait, malgré la grande chaleur.
Mlle Cloque ayant compris que ces demoiselles ne viendraient pas, avait appliqué les deux mains sur ses yeux, et, à genoux devant le brillant ostensoir, elle se réfugiait en Dieu.
Sa foi et son amour étaient sans bornes. Elle eût fait une martyre. Et ces instants d’anéantissement devant le Maître bien-aimé étaient, par l’intensité de l’ivresse, une ample compensation à ses misères. Elle n’apportait aucune jactance dans sa piété ; ce n’était pas pour se montrer, pour entretenir sa renommée de vertu qu’elle venait là. Elle venait là comme à la source même de toute beauté, de toute pureté, de tous désirs sublimes. Elle savait que l’être parfait était là, à quelques mètres d’elle. Ses yeux pouvaient se porter sur l’apparence, même de l’incessant miracle. Et il lui arrivait de les sentir se mouiller d’admiration et d’étonnement, à cause d’une si grande chose, si proche d’elle. Même dans les moments de ses pires détresses, quand elle venait tomber là pour prendre le ciel à témoin de sa douleur, si elle se rendait compte de la présence de Dieu, elle demeurait bouleversée et ne savait que dire : « Mon Dieu, je vous remercie ! »
Il y avait à l’harmonium invisible, là-haut dans la tribune, une sœur d’un très beau talent et dont la voix était délicieuse. M. Houblon disait d’elle : « C’est une sainte Cécile. » Et en effet, il est rare qu’une voix humaine vous communique une impression religieuse aussi vive que le faisait l’organe de cette blanche recluse. La divine passion qui l’animait et la candeur du sentiment d’amour qu’elle répandait dans cette petite nef communiquaient aux pieuses filles réunies là un avant-goût du ciel. Un jour, la sœur s’était interrompue de chanter, au beau milieu d’une bénédiction. Elle était tombée évanouie, au bas de l’harmonium. On avait mis vingt minutes à la ranimer. Elle avait dit, en se réveillant, qu’elle avait vu les anges. On n’en était pas étonné ; on s’attendait à ce qu’elle fût quelque jour ravie en Dieu.
Le doux ébranlement de ce miracle possible donnait une solennité particulière aux cérémonies de la chapelle de l’Adoration. Ah ! comme on était bien là pour oublier les misères de la vie ! « Comment, disait Mlle Cloque, ceux qui sortent d’aussi près de Dieu, peuvent-ils encore être méchants ? »
À un tintement de cloche qui vint de l’intérieur du couvent, les deux sœurs adoratrices, qui portaient un long manteau d’écarlate sur leur robe blanche, se relevèrent du pied de l’autel où elles étaient prosternées depuis une heure, et firent, d’un même mouvement, une longue et profonde génuflexion. Deux autres sœurs toutes pareilles entrèrent et vinrent les relever de leur garde d’honneur.
M. l’abbé Moisan se leva et entama de sa bonne voix grasse le Tantum ergo dont une toute petite flûte, en haut, indiquait les premières notes. À quoi l’harmonium trémolant et ronflant répondit d’un vaste éclat sonore, toutes les sœurs, ainsi que le public, chantant à l’unisson. Les nuages troublants de l’encens s’élevaient des cassolettes balancées par deux petits enfants de chœur qui se faisaient des signes des yeux et pouffaient, à cause du Père Léonard qui avait des grimaces de douleur. Quand le moment de la bénédiction fut venu, le malheureux goutteux fit signe au sacristain qu’il voulait se mettre à genoux. On vit les gros bottons dans lesquels ses pieds malades étaient emprisonnés, et l’un des deux gamins laissa éclater son rire pareil au bruit d’un petit jet de vapeur. Le sacristain le gifla et eut à peine le temps d’agiter la quadruple sonnette au tintement prolongé ; M. Moisan faisait décrire à la sainte hostie un grand signe de croix au-dessus des têtes courbées des fidèles, et l’on entendait les gémissements étouffés du Père Léonard à genoux.
Une sonnerie plus longue que la première relevait les têtes. Mais Mlle Cloque demeurait alors souvent plongée dans une sorte de langueur bienheureuse où se baignait sa pensée, où s’épanchait son cœur, où, l’espace de quelques minutes d’illusion, elle touchait ses chimères.
Les cierges étaient éteints ; il n’y avait plus que de rares personnes dans la chapelle, et on n’entendait plus que le murmure charmant des religieuses continuant à prier dans les tribunes, quand Mlle Cloque se reprit à la vie. Elle reconnut Mme Pigeonneau-Exelcis qui avait eu la gracieuseté de venir se mettre à côté d’elle, afin de la prendre à la sortie. On échangea un signe des yeux :
— Comme c’est aimable à vous !
— Est-ce que vous venez ?
— Mais certainement.
Et, dès qu’elles furent dans le corridor sombre allant à la rue Rapin :
— Vous ne savez pas ce qu’a fait Mme Bézu ? dit Mme Pigeonneau, d’un ton fiévreux et indigné. Figurez-vous qu’elle vient de me flibuster la clientèle des Dames Delignac, un pensionnat qui nous valait plusieurs mille francs d’affaires ! Oh ! j’ai reçu mon congé tantôt : un avis d’après lequel on se fournira désormais uniquement chez l’éditeur Mame… C’est assez clair.
— Mais, ma bonne, voyons ! Qui est-ce qui vous dit que c’est Mme Bézu ?…
— Qui est-ce qui me le dit ? Vous étiez là l’autre matin, Mademoiselle, quand elle a appris que nous faisions quelques petits travaux pour le Lycée ? Vous vous rappelez comme elle m’a secouée. Je me suis dit : « Mme Bézu n’est pas femme à s’en tenir à une observation. Par où va-t-elle me procurer du désagrément ? Tiens ! elle a sa demoiselle chez les Dames Delignac ; eh bien ! ma fille, il va t’arriver une surprise de ce côté-là. » Voilà la surprise. Et que je vous prévienne, mademoiselle Cloque, elle a juré de vous supplanter à l’Ouvroir !…
— Quant à cela, si Mme Bézu est en mesure d’y accomplir plus de bien que moi, je n’y vois pas d’inconvénient. C’est un honneur que je n’ai pas ambitionné et j’ignorais jusqu’à présent qu’il s’obtînt par l’intrigue. Mais, madame Pigeonneau, je suis bien attristée de ce que vous me dites ! Je le regrette d’autant plus que Mme Bézu est demeurée des plus fidèlement dévouées au saint parti de la Basilique… Peu m’importent les attaques personnelles, voyez-vous bien, du moment que l’on est d’accord sur les principes…
— Ne vous fiez pas à cela, mademoiselle Cloque ! Mme Bézu vous lâchera quand elle le croira de son intérêt.
— Mon Dieu ! qu’est-ce que vous me dites là ? Ces dames avaient tourné dans la rue Descartes, et, frôlant les murs du couvent, elles passaient en face de la chapelle de Saint-Martin. Mlle Cloque saisit le bras de Mme Pigeonneau-Exelcis :
— Qu’est-ce que je vois ? dit-elle. Ah çà ! est-ce que j’ai de bons yeux ? Voilà Mlles Jouffroy qui sont au guichet du Frère Gédéon !…
— Ah ! s’écria Mme Pigeonneau, si vous voulez être édifiée du côté du Frère Gédéon, sachez qu’il nous fait depuis quelques jours une concurrence ouverte : nous n’avons pas un objet au magasin qui ne soit aujourd’hui dans sa boutique !… Oui, Mademoiselle, vous n’avez qu’à y aller voir. Il a toute la série des paroissiens, des Imitations, des Journées du Chrétien, des livres de première communion !… J’y ai envoyé hier quelqu’un, en cachette, demander un tome d’Henri Lasserre et les lettres d’Ozanam ; on me les a apportés immédiatement ! Vous verrez qu’il vendra des romans !…
— Oh !… madame Pigeonneau !
Une voix bien connue les appela, à une dizaine de pas en arrière :
— Ne courez donc pas si fort, mesdames !…
C’était M. Houblon qui avait été prendre ses quatre filles à la chapelle de l’Adoration. Ces demoiselles, de dix-huit à vingt-trois ans, toutes habillées de même et sans goût, grandes et plates et presque laides, tenaient la largeur du trottoir, et leur papa marchait sur la chaussée, la redingote toujours boutonnée, le petit chapeau de feutre mou relevé négligemment sur son front brûlant.
Mlle Cloque et la femme du libraire se retournèrent d’un même mouvement et s’arrêtèrent. Mais la voix de M. Houblon était parvenue jusqu’à Mlles Jouffroy qui, l’œil appliqué au guichet, n’avaient pas aperçu jusque-là ces dames. On se regarda de part et d’autre. Les deux sœurs étaient prises.
On les vit aussitôt s’agiter dans cette petite entrée de la chapelle qui était constamment grande ouverte sur la rue. Leur teint jaune, leurs coques grises, les rubans violets de leurs chapeaux, vire-voletèrent comme deux papillons levés soudain d’une même fleur. Que faire ? Mon Dieu ! que faire ? Elles ne savaient plus où donner de la tête. Comment expliquer aux deux terribles enquêteurs Mlle Cloque et M. Houblon, leur nouvelle visite au Frère bleu ? Elles prirent rapidement congé de celui-ci et foncèrent contre le danger comme deux bêtes affolées :
— Nous ne faisions que passer…
— Nous venions justement de chez vous, madame Pigeonneau…
— Nous avions absolument besoin d’un petit renseignement…
Heureusement le groupe était assez nombreux, par la présence de Mlles Houblon, et leur désarroi se trouva noyé dans les nouvelles de la santé et des travaux des quatre jeunes filles :
— Comme elles ont bonne mine !
— Et la chaleur ne vous incommode pas ?
— Toujours musicienne ?… À la bonne heure.
— Dieu me pardonne ! je crois qu’elles ont encore grandi !
— Mauvaise herbe croît toujours ! dit le papa.
— Oh !
— Oh !
— Oh !
— Geneviève ? Mais elle sort après-demain, jeudi.
— Léopoldine aussi, ajoutèrent immédiatement Mlles Jouffroy.
— Et on vous les amène toujours au Faisan ? n’est-ce pas, Mademoiselle ? C’est vraiment bien commode…
— Certainement. L’omnibus du Sacré-Cœur sera à l’Hôtel du Faisan à quatre heures moins le quart.
Les jeunes filles battaient des mains. Ne pourrait-on pas aller embrasser Geneviève à la descente de l’omnibus ?
— Et aussi Léopoldine ? ajouta l’aînée des demoiselles Houblon qui avait l’âge de savoir vivre.
— Mais oui ! mais oui !
— Ah ! quel bonheur !
Ce fut comme l’annonce d’un voyage d’agrément.
— Sont-elles gaies !
— Quelles charmantes fillettes !
— Ah ! que c’est joli, la jeunesse !
— Dieu bénit les nombreuses familles.
— Hélas ! soupira M. Houblon, — avec un à-propos digne d’un homme éloquent, — comme les rois, qu’il bénit et qu’il découronne !…
Il faisait allusion à la perte de sa femme, morte depuis plusieurs années, et qu’il s’obstinait à regretter malgré qu’elle l’eût à demi-ruiné, rendu ridicule et beaucoup ennuyé.
Chacun eut une figure grave et les jeunes filles se turent.
Mais les demoiselles Jouffroy qui avaient absorbé au guichet l’influence du Frère Gédéon, en manifestaient l’insurmontable oppression. Elles se regardaient, à qui parlerait la première. Enfin, Hortense, la cadette, leva tout à coup des yeux de suppliciée sur M. Houblon :
— Ah ! monsieur Houblon, dit-elle, Dieu seul est juge de ce que vous nous avez fait faire… Mais nous craignons, hélas, d’être bientôt les victimes de notre bonne volonté. Cette malheureuse liste…
— Cette malheureuse liste ? s’écria M. Houblon en se redressant de toute sa taille, et déjà prêt, s’il le fallait, à parler sept quarts d’heure de suite, comme la dernière fois.
En le voyant bondir, si résolu, les deux sœurs furent prises d’un tremblement. Au fond elles ne demandaient pas mieux que d’être encore une fois converties par lui, d’être persuadées qu’elles avaient bien fait de signer.
— Mais, dit Hortense, il paraît que la liste a été copiée à la préfecture, et les infortunés qui ont des parents fonctionnaires…
— Ah ! ceux-là, par exemple, fit M. Houblon, en se frottant les mains, ils sont fricassés !
La terreur envahit le visage de Mlles Jouffroy. Elles agitaient les mains, roulaient des yeux, dodelinaient de la tête ; elles bégayèrent.
— Eh quoi ? fit Mlle Cloque, n’êtes-vous pas complétement indépendantes, et libres de vos actes ?
— Si, si, dirent-elles ; mais… mais il y a… il y a le père de Léopoldine, notre pauvre frère…
— Monsieur votre frère ? Mais vous ne nous avez jamais donné à penser qu’il fût fonctionnaire ! Un homme qui met sa fille au Sacré-Cœur ?
— Précisément ! c’est précisément à cause de cela que nous n’en parlions pas, d’abord pour éviter des tracasseries à la chère enfant, ensuite pour ménager la situation du père, vous comprenez ? On a besoin de faire vivre sa petite famille, et si l’on savait qu’un receveur particulier…
— Où ça, est-il receveur ?
— À Grenoble.
— C’est loin.
— Mais ! que ne disiez-vous que vous aviez les mains liées ? dit M. Houblon.
— Alors, vous croyez réellement que notre signature peut compromettre ?…
— Tout est possible, par le temps qui court ! s’écria l’auteur du fier manifeste signé par trois cents fidèles. La franc-maçonnerie est affamée, c’est une hydre aux cents bouches quaerens quem devoret !
Et il faisait des yeux effrayants, très sérieusement convaincu, d’ailleurs, que le texte rédigé par lui était propre à allumer l’incendie aux quatre coins du globe.
— Eh bien ! dit l’aînée des demoiselles Jouffroy, en se mettant à trépigner comme une enfant colère, ce que vous avez fait là, Monsieur, est infâme. Je vous le dis à la face, et devant tous ! Vous êtes un grand coupable ! Jeter ainsi des familles sur la paille !…
— Voyons ! mon amie, voyons ! fit Mlle Cloque en s’efforçant d’adoucir le conflit, car elle sentait par les regards des deux sœurs qu’elles lui donnaient à partager la responsabilité de la mésaventure.
— Ma chère, dit Hortense, sur un ton aigre, je ne vous conseille pas de parler : vous avez assez mis la main à la pâte dans ces affaires, pour ne pas vous montrer outrecuidante quand on vous ouvre les yeux sur les précipices…
— Mais il n’y a pas de précipices ! vous ne savez rien encore, ayez donc la patience d’attendre un peu avant de compromettre la sainte cause… Il n’y a point de grande chose accomplie sans quelques sacrifices…
Mme Pigeonneau s’agitait parce qu’elle avait hâte de rentrer au magasin, et elle n’osait se retirer au milieu de la bagarre.
— Voyons ! Mesdemoiselles, glissait-elle de temps en temps, il doit y avoir malentendu…
Les quatre jeunes filles pâlissaient et se tenaient rangées derrière leur père qu’elles tiraient à tour de rôle par la manche ou par les basques de sa redingote en lui soufflant :
— Allons-nous-en ! Allons-nous-en !
M. Houblon se trouvait dans un cruel embarras. Son désir était de se mettre à parler et de convertir ; mais, dans le cas présent, il se heurtait au caractère éminemment dangereux de son manifeste : il ne pouvait soutenir qu’il était anodin.
On était arrivé au coin de la rue Saint-Martin, vis-à-vis le grand magasin de blanc mis à l’index par les Basiliciens, et les commis, de l’intérieur, se montraient en souriant, entre des mouchoirs de batiste et des cravates de soirée, ce combat de catholiques.
— Le Frère Gédéon ne nous a pas trompées !… s’écriaient les demoiselles Jouffroy.
Au nom du Frère Gédéon, Mme Pigeonneau commit l’imprudence de se mêler à la lutte :
— Le Frère Gédéon, dit-elle, ferait bien de s’occuper de ce qui le regarde… On ne fait pas de commerce dans une église.
— Oh ! vous, ma petite, dit Hortense, prenez garde qu’il ne vous en cuise de faire de la politique dans votre magasin !
— Mais, mesdemoiselles…
— Il n’y a pas de « mais, mesdemoiselles » et puisque vous parlez du Frère Gédéon, nous vous ferons observer que si vous étiez aussi souvent à votre boutique qu’il se trouve à la sienne, lui, peut-être ne déserterait-on pas la vôtre pour aller chez lui… Chacun à sa place, en ce bas-monde, ma petite, on ne vous l’envoie pas dire !…
Mlle Cloque aperçut les employés du libre-penseur qui s’amusaient beaucoup derrière le linge blanc :
— Mesdames, dit-elle, je vous en supplie, ne nous donnons pas en spectacle !…
Mais les demoiselles Jouffroy étaient montées, ne voyaient et n’entendaient plus rien ; elles croyaient tout perdu du moment que M. Houblon ne se défendait pas, et elles parlaient à tort et à travers, vidant d’un coup toutes leurs petites rancunes secrètes, et essayant de compenser leur faiblesse de caractère par l’acidité de leurs propos.
Mlle Cloque fit signe, d’un geste impérieux :
— Séparons-nous !
Chacun tira immédiatement de son côté. Les deux sœurs se trouvèrent isolées et parlant dans le désert. Ce fut le Frère Gédéon qui dut essuyer la queue de la tempête. Mais, cette fois-ci, c’était lui qui les tenait.