Mademoiselle Cloque/06
vi
LA PELET
— Mademoiselle, il y a encore Loupaing qui regarde par ici !… je vois son œil sur la fenêtre.
— Eh bien ! ma pauvre Mariette, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Fermez-la, votre fenêtre !
Mlle Cloque se souleva dans son fauteuil en abaissant ses lunettes, et elle risqua un regard à travers le rideau de vitrage du côté de la maison du propriétaire. Elle aperçut en effet le plombier borgne dont l’œil incertain semblait sans cesse fixé sur elle.
Loupaing ne sortait plus, depuis sa candidature, afin qu’on ne l’accusât pas de courir les mauvais lieux et de rouler sous les tables des débits de vin. Il avait remplacé sa mère à la fenêtre et ne quittait son poste d’observation que pour faire à sa femme des scènes qui mettaient la maison et le voisinage sens dessus dessous.
Mlle Cloque rentrait de la messe du matin, et, après une de ces affreuses discussions chez le libraire qui s’accentuaient de jour en jour, elle avait justement appris, de sa marchande de fruits, en traversant les halles, que Loupaing ne cachait pas sa joie des ennuis de sa locataire. Il s’était vanté qu’aussitôt membre du conseil municipal il ferait gratter ou effacer toutes les croix qui offusquaient dans la rue l’œil du libre penseur, et interdire l’usage des cloches. En parlant de la vieille fille à qui il avait voué une haine de brute, il avait dit : « Je vas me payer quelque chose de rupin, ça sera de la voir crever de dépit sous mes yeux. » « Sous mes yeux ! répétait la marchande de la halle, c’est qu’il ne sait seulement pas compter, car il n’en a qu’un, le vilain monstre !… » Le bon mot avait couru tout le long de l’étal des fruits. Mlle Cloque était seule à ne l’avoir pas trouvé drôle.
— Allons, Mariette, dépêchez-vous de finir la chambre, c’est le jour de vos pauvres ; ils vont arriver avant le déjeuner.
— J’y vais, mademoiselle, j’y vais. Mais vous ne m’enlèverez pas de la caboche que c’est cette canaille-là qui vous jette un mauvais sort avec son œil… Lui et puis votre marquis, mademoiselle en pensera ce qu’elle voudra, mais en voilà assez pour nous faire damner, le temps de notre éternité.
— Mariette, vous n’avez pas assez de confiance dans le bon Dieu ; il est plus fort que tous les méchants.
Les journaux de la semaine étaient en pile devant elle sur une commode contenant des papiers, des souvenirs, les reliques sentimentales de sa vie. Au mur, des photographies, des daguerréotypes, des images pieuses, une lithographie de Chateaubriand, un portrait du comte de Chambord.
Malgré elle, elle reprit un journal de ces derniers jours, avec cet acharnement que l’on a à relire vingt fois un paragraphe contenant la preuve rigoureuse d’une vérité qui vous anéantit.
La semaine n’avait été qu’un orage aux formidables éclats. Les journaux s’injuriaient ; les journalistes se battaient à coups de plume et à coups d’épée. Tous les républicains soutenaient le projet de la petite église, et les conservateurs étaient divisés : la Semaine Religieuse ayant pris le parti de l’Archevêché ainsi qu’un journal bonapartiste qui avait osé imprimer, sous l’image du petit chapeau de Napoléon, que les monuments grandioses étaient antipopulaires. Le Journal du département, avec quelques feuilles de choux sans importance, avait assumé tout le poids de l’opposition aux pouvoirs civils et religieux.
En quelque endroit que l’on allât, on n’osait plus lever les yeux à cause du sentiment pénible qu’il y a à rencontrer dans un ami de la veille un adversaire armé jusqu’aux dents. Il n’était plus question que de la Basilique ou du Chalet républicain.
Mlle Cloque comptait déjà plus de dix familles qui ne la voyaient plus. Du côté des fournisseurs, elle avait elle-même brisé non seulement avec le grand magasin de blanc du franc-maçon Rocher, mais avec son charcutier et son marchand de comestibles qui avaient commis l’imprudence d’avouer leur sympathie au projet de l’église moyenne. Par contre, la petite épicerie Duvignaud située fort loin et affichant les principes les plus ultramontains, était en train de s’attirer la clientèle de tous les partisans de la Basilique.
Mlle Cloque avait retourné son fauteuil pour ne pas voir Loupaing. Elle s’agitait, réfléchissait, implorait Dieu. Ses lunettes étaient relevées sur son front ; ses deux mains étaient jointes, les doigts croisés, sauf les deux index tout droit tendus, appliqués en forme de compas, et dont elle se fourrageait les lèvres en gardant des yeux fixes.
— Eh bien ! criait Mariette dans l’escalier, faudra donc que je vous appelle aujourd’hui pour déjeuner ?
— J’y vais, ma fille, j’y vais. Est-ce que vos pauvres sont venus ?
— Il n’y a que la Pelet qui est encore en retard, je lui ai pourtant dit, la dernière fois. « Mademoiselle Pelet, si vous ne venez pas en même temps que les autres il n’y aura plus rien pour vous… »
Mlle Cloque n’était pas à table depuis cinq minutes, que la cuisine retentissait des gémissements ordinaires à la Pelet. Si on n’eût été au courant de ses manières, on eût juré que la malheureuse venait de se faire écraser.
— Mariette ! dit mademoiselle Cloque, après avoir frappé sur son verre pour bien montrer qu’elle était à table, donnez-lui tout de suite, et qu’elle s’en aille ; a-t-on idée de crier comme cela ! Et puis, je ne veux pas qu’elle entre sans sonner. Avez vous remarqué que depuis qu’elle ne vient plus avec les autres, elle arrive par la rue de l’Arsenal ? Elle sait pourtant bien que je n’aime pas qu’on passe par chez Loupaing…
— Mademoiselle, c’est qu’elle dit qu’elle ne peut plus manger, rapport à ses entrailles…
— Ses entrailles ?… Eh bien ! donnez-lui de quoi acheter quelque chose pour se soigner.
— Ah ! pardi, Mademoiselle, si vous voulez vous en débarrasser, vous ferez aussi bien de venir vous-même, parce que, telle qu’elle est aujourd’hui, moi, je n’en viendrai pas à bout…
— Allons ! qu’est-ce que c’est encore que cela ?
Mlle Cloque se leva et entre-bâilla la porte de la cuisine ; elle tendit une pièce de monnaie :
— Tenez mademoiselle Pelet, prenez donc cela, et laissez-nous, parce que nous n’avons pas le temps de causer aujourd’hui.
La pauvresse était installée sur une chaise ; elle se leva en poussant des plaintes déchirantes :
— Eh ! là, là, mon Dieu ! là, là, mon Dieu ! que la bonne Sainte Vierge vous protège ! Faut-il ! faut-il ! mon bon Jésus, endurer tant de mal sur la terre !
— Où est-ce donc que ça vous fait mal ?
— Eh ! là, là ! pardi, je n’en sais quasiment rien : on est si malheureux !
— Vous ne pouvez donc pas venir avec les autres ? Je vous préviens que c’est la dernière fois que je vous reçois à part…
— Heu ! heu ! faut-il ! faut-il ! J’ai encore eu bien du mal à arriver, rapport à mon garçon que j’ai été voir là-bas, là-bas, à Saint-Avertin, où ils l’ont mis, le pauvre chérubin…
— « Où ils l’ont mis ?… le pauvre chérubin ? » Mais, est-ce qu’il n’est pas content de la place qu’on lui a obtenue dans les tramways ? Vous devriez pourtant vous estimer heureuse, mademoiselle Pelet ; vous savez combien j’ai eu à batailler avec ces dames de l’Ouvroir qui ne s’occupent pas ordinairement des filles-mères, et qui n’aiment pas beaucoup solliciter quelque chose des autorités ?
— Eh ! là, sans doute que ce n’est pas une mauvaise place ; mais tout n’est pas rose, non, tout n’est pas rose, surtout quand on a femme et enfant.
— Oui, enfin, je vois que ça ne va pas si mal. Pour ce qui est du petit, est-ce qu’on n’a pas fait remettre pour lui tout un paquet avec des effets ?
— Si bien, mademoiselle, tout un trousseau quasiment : des affaires si belles, pardi, qu’on n’ose seulement point les mettre… Heu là, là ! Mon bon Dieu de misère, est-il possible aussi d’être si vieille quand on n’a que ses bras et ses jambes ?… Car pour le reste, autant ne point en parler. Voyez-vous, mademoiselle, c’est les entrailles qui ont toujours été chétives… Le pain, c’est comme si je le jetais dans le ruisseau et que j’irais le voir passer à l’autre bout de la rue ; mademoiselle, sauf votre respect, c’est l’image exacte.
— Mariette, avez-vous encore un peu de bouillon ? Faites-le lui donc chauffer.
La vieille poussa des gémissements inarticulés en hochant la tête.
— Eh bien quoi ? Ça ne vous va pas, le bouillon ?
— Heu ! heu ! Si fait, mademoiselle, si fait : c’est ces messieurs qui racontent aujour-d’aujourd’hui, que le bouillon c’est comme qui dirait de l’eau à la rivière. Ce qu’il me faudrait, c’est du chocolat, je le sais bien ; mais il y a Mame Loupaing, la mère, qui m’a arrêtée par le bras tout à l’heure histoire de me dire que tout ce que j’aurais à lui demander, fallait pas me gêner, parce que son fils va être dans les honneurs. C’est joli à son âge, et vu qu’il n’est qu’un simple travailleur. Elle m’en a donné deux petites tablettes ; je ne mourrai toujours pas de faim d’ici après-demain ; car pour ce que j’en mange, c’est pas une souris qui s’en contenterait… Il y a encore du bon monde…
— Ah ! vous allez chez Loupaing, à présent ? Est-ce que vous lui parlez aussi du bon Dieu et de la Sainte Vierge ?
— Eh ! là ! ma pauvre demoiselle, on va chez l’un comme chez l’autre. C’est-il pas le plus généreux que le bon Dieu bénit, sans se préoccuper s’il pense noir ou bien blanc ? Voilà qu’ils disent à cette heure qu’on ne peut pas avoir la puissance en même temps qu’on est dans la dévotion ; eh bien ! faut-il pas qu’il y en ait qui soient au pouvoir ? Eh ! là, pardi, que ça soit ceux-ci, que ça soit ceux-là…
— Dites-donc ! mademoiselle Pelet, est-ce que c’est pour venir me parler ce langage-là qu’on vous a donné du chocolat chez Loupaing ? Je vous préviens une fois pour toutes que cela ne me plaît pas et que si cela se renouvelle, je vous prierai de passer devant ma porte sans vous arrêter.
— Heu ! heu ! je vous aurais-t-il fâchée, mademoiselle, qui êtes bonne comme le bon Dieu en personne ? Eh ! là, là, j’ai-t-il du malheur ! On dit, on dit comme ça sans penser à mal ; nous autres on n’est pas bien habiles ; et puis il y en a qui prennent de travers ce qu’on a dit !… Si ça vous chagrine que j’aille chez Mame Loupaing, ma chère demoiselle, je n’irai plus ; je n’irai plus, j’en lève la main ! Plutôt que de vous chagriner, je le dis bien, j’aimerais mieux me laisser mourir sur mes deux malheureuses tablettes de chocolat sans seulement y toucher de la dent. Je me remettrai au pain, faudra bien : je m’y remettrai !… Tenez ! il y a plus fort encore, j’aimerais mieux que mon fils perde sa place sous prétexte que je me fais entretenir par les bigotes, comme ils disent, ou bien que je m’entends avec vous pour construire la Basilique !
Mademoiselle Cloque l’arrêta :
— Qu’est-ce que vous dites là ? qu’est-ce que vous dites là ? Que votre fils perde sa place ? les bigotes, la Basilique ? Ah ! ça, est-ce que j’entends bien ? Dieu me pardonne, c’est à ne pas en croire ses oreilles ! Qui est-ce qui lui a procuré sa place à votre fils, après l’avoir tiré de la misère avec sa femme et son enfant, après l’avoir nourri trois mois, habillé, logé ? Est-ce que ce ne sont pas ces dames de l’Ouvroir ? C’est à elles, entendez-vous bien, à ces bigotes, comme vous les appelez, que la compagnie des tramways a accordé la faveur de prendre votre fils…
— Je le sais bien, ma chère demoiselle ; je le sais bien, mais voilà qu’ils disent à cette heure que c’est la Ville qui va reprendre les tramways, enfin des affaires où je ne comprends goutte, vous pensez bien !… et dame, la Ville, ça ne plaisante pas, et tous ceux qui ne sont pas de leur bord, à ce qu’il paraît, va-t-en voir s’ils viennent !
Mlle Cloque joignit les mains et leva les yeux au ciel. Elle était abasourdie par l’explication de la conduite que tenait depuis quelque temps la Pelet.
— Je comprends, dit-elle, je comprends pourquoi vous vous cachez pour venir chez moi, pourquoi vous avez dit sans doute aux pauvres qui venaient avec vous que vous ne receviez plus la charité dans ma maison ! Vous vous fournissez à la maison d’en face ! Vous passez par chez Loupaing qui tâche de vous accaparer pour faire de vous sa créature. Il vous gâte ; il vous sucre votre pain ; il vous nourrit au chocolat pour que vous alliez chanter ses louanges ! Bon, bon, à votre aise ma fille ! Vous avez l’âge de vous conduire n’est-ce pas ? Eh bien ! que je ne vous gêne pas plus longtemps ! Puisque vous me trouvez compromettante, épargnez-vous donc désormais de respirer l’air de chez moi ! Je lui souhaite beaucoup d’avancement à votre fils ; s’il manœuvre aussi habilement que vous, il ira loin. Faites lui flatter les autorités ! Grand bien lui fasse ! Quant à moi, mademoiselle Pelet, retenez bien ceci : je n’aime ni les hypocrites, ni les ennemis de la religion, quels qu’ils soient. Puisque vous avez pris le parti de ménager la chèvre et le chou, allez avec ceux qui n’ont pas d’autres principes de conduite, ils sont nombreux aujourd’hui. Allez ! allez ! vous pouvez dire à la mère Loupaing que vous n’avez plus affaire avec la bigote du fond de la cour : je vous y autorise.
Et Mlle Cloque ferma la porte au nez de la Pelet terrifiée de cette décision à laquelle elle était loin de s’attendre, car elle n’avait pensé qu’exciter la générosité de la vieille fille en lui soulevant une concurrence. La nouvelle cliente de Loupaing reprit promptement ses gémissements interrompus par la surprise, et quitta la cuisine à pas lents :
— Et dites lui bien que ça ne lui portera pas bonheur à votre maîtresse, fit-elle en s’adressant à Mariette avec un geste de menace, non, ça ne lui portera pas bonheur, ni à elle, ni à sa nièce… On dit qu’elle ne se mariera pas déjà si facilement qu’elle voudrait… la demoiselle… Paraît qu’on y met des bâtons dans les roues ; il est question de ça, par ci, par là. Oh ! oh ! quand on a raté son premier pas, il y en a qui disent qu’après ça c’est la guigne… ajouta-t-elle d’un œil malin et en élevant la voix pour épouvanter Mlle Cloque.
Mariette la poussa dehors, et revint trouver sa maîtresse. Elle souleva le rideau de vitrage toujours baissé par où l’on voyait jusqu’à l’entrée de la rue de l’Arsenal, sous le porche du plombier.
— Tenez ! dit-elle, regardez-la moi cette engeance ! Voilà tous les Loupaing édifiés à l’heure qu’il est sur ce qui s’est passé ici, arrangé à la couleur de son esprit, bien entendu… J’aurais-t-il grand honte ! Aussi je vous l’ai toujours dit, Mademoiselle : votre Pelet c’est une filouse, méfiez-vous-en ! Oh ! la vieille sainte Nitouche !
On voyait la longue et noire Mlle Pelet stationnant devant la porte du candidat au conseil municipal. Celui-ci était sorti, avec sa mère et sa femme, en entendant les hurlements de la pauvresse ; il était en chemise de nuit, de couleur, à ramages, fermée au menton par une cordelière écarlate ; il riait à se tenir les côtes en regardant dans la direction de sa locataire.
— Et puis, dit Mariette, je ne sais pas pourquoi je vous montre ça ; vous devez être morte de faim ! Et votre déjeuner qui est tout froid !… Allez donc faire réchauffer des œufs ! autant ressusciter un mort !
— Ah ! ma pauvre Mariette, mon déjeuner est fait, allez ; je vous assure que je n’ai pas faim ; ces choses-là me mettent à l’envers ! C’est triste de renvoyer une malheureuse ; mais voyez-vous bien, pour les gens qui ne veulent pas aller tout droit leur chemin, je sens que je serai toujours impitoyable. D’un côté il y a le bien, de l’autre il y a le mal ; il faut choisir ; quant à louvoyer de l’un à l’autre, cela ne se peut pas, cela ne se peut pas !
Dans l’après-midi Mlle Cloque faillit se fâcher à propos de la Pelet avec le marquis d’Aubrebie qui était venu faire sa partie comme à l’ordinaire. Le maintien des relations entre les deux vieillards tenait d’ailleurs du miracle. Était-ce à l’opposition extrême de leurs caractères ou à la puissance de l’attrait du jeu qu’ils étaient redevables de demeurer unis au milieu des bourrasques qui renversaient alors les amitiés les plus solides ? En tous cas, leurs chamailleries quotidiennes restaient sans effet sur le lendemain.
Le marquis faisait régulièrement la charité à la Pelet qui lui avait été adressée par sa vieille amie.
— Je trouve, dit-il, que vous avez été avec elle un peu trop sévère… pour une petite rouerie qu’elle vous a confessée d’ailleurs assez maladroitement. Qu’eussé-je dû faire, moi, la première fois qu’elle m’a volé ?
— Qu’elle vous a volé ! fit Mlle Cloque en laissant tomber ses cartes.
— Oui, dit le marquis, du ton tranquille dont il narrait parfois des anecdotes scandaleuses, dès la première fois que Mlle Pelet vint chez moi sur votre recommandation, ma bonne amie, elle déroba à l’office trois écrevisses…
Mlle Cloque bondit :
— Trois écrevisses !… Vous voulez vous moquer de moi, marquis…
— Point du tout ! Elle fut prise sur le fait par la dame de compagnie de la marquise, qui eut la bonne idée de me rapporter l’aventure avant d’en avoir fait reproche à la coupable…
— Et vous ne m’avez pas avertie que la Pelet était une voleuse !
— À quoi bon ? Vous lui eussiez coupé les vivres, et j’eus le pressentiment qu’elle méritait plus d’indulgence.
— Comment ! de l’indulgence ?
— Qu’importait à mon dîner trois écrevisses de moins ? Et ce goût pour une friandise m’intéressa aussitôt à Mlle Pelet. Je donnai l’ordre d’avoir l’air de fermer les yeux la première fois qu’elle viendrait. Quand elle se présenta, on lui offrit un morceau de pain. Elle demanda des tomates. Notez bien ceci, ma chère amie, des tomates ! On les lui refusa.
— Alors ?
— Alors, elle s’appropria clandestinement un petit bocal de pickles… un petit bocal de pickles, mal bouché qui se répandit en partie dans sa poche profonde, avant qu’elle ne fût sortie… On pouvait la suivre à la trace : elle a dû manger son piment sans vinaigre.
— Des pickles ! s’écriait Mlle Cloque au comble de l’indignation.
— Des pickles. Je n’eus plus aucun doute : Mlle Pelet était une ancienne courtisane.
Mlle Cloque qui ne comprenait pas la relation fronça les sourcils, et recula sa chaise.
— Oui, mon amie, je dis bien : mon flair éveillé par les écrevisses ne m’avait pas trompé. Cette fille-là a vécu, m’étais-je dit. Ce n’est pas une voleuse de profession, car elle est maladroite ; c’est une gourmande qui suit son impulsion. Additionnez écrevisses, tomates, condiments et… le nouvel employé des tramways : j’avais en mains toutes les marques d’un estomac et d’une conduite déréglés… Ne vient-elle pas de vous demander du chocolat ?
— Oui, oui, dit Mlle Cloque ahurie, elle a demandé du chocolat.
— Brillat-Savarin le recommande comme le meilleur élément réparateur de la débauche…
— Et ces choses-là vous amusent ! s’écria Mlle Cloque indignée.
— Pourquoi pas ? dirait M. Houblon.
— Marquis, je vous ai prié une fois pour toutes de ménager vos allusions et vos sarcasmes !
— Pardon, ma belle… Je reviens à notre Pelet. Après la perte de mes pickles, je fus aux renseignements. Toutes mes prévisions furent confirmées. Mlle Pelet, sous le nom d’Irma Bonheur, plus vulgairement appelée la Chandelle Romaine, sur les champs de bataille, mena la vie d’une gourgandine…
— Assez ! assez ! s’écria Mlle Cloque en se bouchant les oreilles. Il est inutile de remuer toute cette fange. Et quand je pense que c’est M. le curé de Notre-Dame-la-Riche, lui-même, qui me l’a recommandée comme une de ses plus pieuses paroissiennes !…
— Ma bonne amie, permettez-moi de vous dire que vous vous laisserez toujours tromper par l’étalage d’un sentiment qui, selon vous, doit abriter toutes les vertus. Les fourbes sont informés de votre faiblesse et ne manquent pas de l’exploiter. Pour vous, un chrétien est honnête, un militaire est courageux et fier, un noble réunit les qualités d’un militaire et d’un chrétien ; un juif mérite d’être pendu. Ne serait-il pas plus équitable de juger les hommes un à un et abstraction faite de toute idée de communauté ?
— Oh ! je sais que vous avez toujours des idées à part. Vous n’avez pas la prétention de changer les miennes, n’est-ce pas ? Eh bien ! qu’allez-vous faire de votre Pelet, à présent que vous connaissez toute cette turpitude ?
— Je ferai d’elle ce qu’on fait des petits chats qui ont commis quelque incongruité : on leur met le nez dedans. Je lui raconterai ses larcins avec détails circonstanciés ; elle aura peur, je la tiendrai dans la main, et je lui ferai, en retour, me dire ses aventures qui m’amuseront probablement. Cela lui vaudra un dîner qu’elle n’aura pas volé, celui-là, du moins, la pauvre vieille… J’y mettrai des épices…
Mlle Cloque fut sur le point de jeter les cartes à la figure du marquis. Elle fut ramenée à la pitié par le rappel des tristesses de ménage de ce fâcheux esprit :
— Tenez, dit-elle, regardez donc !
On vit, de loin, la tête blanche de la marquise. La pauvre folle agitait désespérément son mouchoir.
— Je me sauve, ma bonne amie, dit M. d’Aubrebie, à demain !
— À demain.
Mlle Cloque achevait de se préparer, et elle allait descendre pour aller à la bénédiction du Saint-Sacrement, quand on sonna à la porte de la rue de la Bourde. Elle avait entendu une voiture s’arrêter ; la curiosité la prit ; elle pencha la tête avec précaution et regarda à travers les jours de la persienne.
Elle eut une secousse en reconnaissant le landau des Grenaille-Montcontour. Les chevaux piaffaient ; un cocher magnifique se tenait droit sur son siège. Le petit groom était descendu et avait la main sur le bouton de la sonnette. Elle reconnut la comtesse. C’était la première fois qu’on lui faisait une visite en si grand appareil. Les gens de la rue de la Bourde sortaient aux portes voir l’équipage. Le savetier lui-même s’était interrompu, et les deux mains appuyées contre l’étal des chaussures, il penchait la tête au dehors.
Mariette criait du milieu de l’escalier :
— Mademoiselle, qu’est-ce qu’il faut dire ?
Mlle Cloque réfléchit une seconde et répondit résolument :
— Je n’y suis pas !