Éditions de la Revue blanche (p. 129-147).


viii

EN VACANCES


Le centre de la vie commerciale de Tours est la rue Royale, que Loupaing s’était promis de faire débaptiser aussitôt assis au conseil. C’est une grande et belle voie qui traverse toute la ville en se prolongeant en ligne droite, sur une étendue de plusieurs kilomètres, par l’avenue de Grammont d’un côté, et de l’autre, par le pont de pierre jeté sur la Loire, et la Rampe de la Tranchée. C’est rue Royale que sont situés tous les grands cafés, les cercles, les coiffeurs, les modistes, les libraires, les marchands de musique ainsi que les dentistes et les pâtissiers, renommée de la ville. Des tramways la parcourent d’un bout à l’autre ; on y voit à certaines heures des équipages assez brillants, des charrettes élégantes conduites par un officier voire même des mails poudreux venus des châteaux des environs. Du temps de Mlle Cloque, il y avait à Tours beaucoup d’Anglais venus — cela est obligatoire à dire — « tant pour jouir de l’heureux climat du Jardin de la France, que pour y prendre le langage le plus pur », et l’on rencontrait fréquemment sur les trottoirs de la rue Royale, de blonds jeunes gens au visage rasé, au teint généreux, au pas démesurément long, et tenant à la main les accessoires du tennis. De quatre à cinq, avant le départ des trains, l’animation atteignait son comble, surtout le samedi, et notamment autour de chez Roche le célèbre confiseur.

L’hôtel du Faisan, un des plus importants, était situé rue Royale, et précisément dans le voisinage de Roche et du dentiste Mönick dont la gloire était alors presque européenne.

Mlle Cloque en s’acheminant vers le Faisan, ne manqua pas de jeter un petit coup d’œil aux pâtisseries destinées à être enlevées en un tour de main par les pensionnaires de Marmoutier. Elle rencontra à travers les glaces, le regard à la fois amical et hautain, réservé et serviable, prometteur et sucré de Mlle Zélie, préposée depuis trente ans au maintien de la qualité traditionnelle des babas. Elle lui répondit d’un signe de tête : « À tout à l’heure ! »

Pendant les vacances de Geneviève, on venait là souvent, l’après-midi, et l’on était toujours sûre d’y rencontrer quelques figures amies.

Mlle Cloque arriva en même temps que deux grands omnibus remplis de jeunes têtes tournant et virant de droite et de gauche, comme des oiseaux échappés. Elle avait reconnu Geneviève. Les familles se pressèrent autour du marchepied, avides d’embrasser leurs enfants, avant même de se reconnaître entre elles.

Il y eut un instant de brouhaha indescriptible, de baisers, d’interrogations sur la santé, sur les prix, sur mille détails particuliers : « Mère chérie !… Et grand’maman ?… Bonjour Tatave… Tu as encore oublié tes peignes ?… Madame de Montgomery… Mon étui à musique… Non, figure-toi, on s’est gorgé de crème !… C’est mon scapulaire… Sept fois nommée… Oh superbe ! Monseigneur y était… Je monterai à cheval, dis papa ?… Les élections sont si mauvaises… »

Et, dès que sont prononcées ainsi les phrases essentielles qui établissent le premier contact avec le monde, ce sont encore des doigts sur la bouche, comme lors de la dernière visite de Mlle Cloque au salon du couvent, et l’on entend dans chaque groupe : « Oh ! cette Léopoldine !… Non, cette fois, c’est vraiment trop fort !… Si tu avais vu la tête de la malheureuse sœur converse !… Il faut que cette Léopoldine ait le diable au corps !… Oui, oui, il paraît qu’elle est possédée !… Et pas moyen de l’arrêter !… La sœur en fera une maladie… Nous avons ri de tout notre cœur !… »

— Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? interrogent les parents.

Et l’on se tourne vers Léopoldine qui, dès le premier abord avait attiré tous les regards par un corsage et un chapeau d’une recherche qui contrastait outrageusement avec le costume d’uniforme de toutes ces demoiselles. Mlles Jouffroy et leur jeune parente étaient allées se réfugier dans un coin de la cour de l’hôtel, entre des lauriers en caisse, les deux vieilles filles complètement hébétées de la note discordante de cette toilette et des clignements d’yeux et des commentaires qu’elle provoquait.

— Figure toi, tante, dit Geneviève à Mlle Cloque, nous n’avions pas passé la porte du couvent que la voilà qui se met à ouvrir un grand carton à chapeau qu’elle tenait sur ses genoux, et à tirer de là-dedans un corsage jaune et un chapeau ! Avec elle, il faut toujours s’attendre à des choses extraordinaires ; mais, tu sais, on n’aurait pas tout de même cru ça ! La sœur qui était près de la portière, c’est à-dire à l’autre bout, et qui ne perdait pas Léopoldine des yeux, car il avait même été question de l’envoyer toute seule à part, et c’est pour ne pas trop l’humilier qu’on ne l’a pas fait — on a eu bien tort ; — où est-ce que j’en étais ? ah ! eh bien ! la sœur lui dit : « Mademoiselle, vous regarderez dans votre carton à chapeau quand vous serez arrivée. Jusque-là, tenez-vous comme tout le monde… » Si tu avais vu la figure de Léopoldine ! non, rien que d’y penser j’en tremble encore : « Je fais ce qui me plaît ! » dit-elle. La sœur converse, bien entendu, n’a pas grande autorité, n’est-ce pas ? elle lui dit : « Mademoiselle, je dirai à Mme de Montgomery que vous avez été impolie !… » — « Vous direz à Mme de Montgomery que je me f… d’elle et de sa boîte. » Oui, oui, c’est comme ça qu’elle a parlé, croirais-tu ? « Et puis, dit-elle, vous pouvez encore lui rapporter, puisque c’est là votre joli métier, que je lui ai fait un pied de nez, et que je lui ai tiré la langue ; et à vous aussi, belle dame !… » On a cru qu’elle devenait folle. La pauvre sœur était toute rouge. Elle criait par la portière : « Arrêtez ! arrêtez ! » Mais, figure-toi, nous entrions dans le faubourg de Saint-Symphorien ; je fais observer à la sœur : « Prenez garde, ma chère sœur, de donner lieu à un scandale public, dans la rue ; montée comme elle l’est, Léopoldine ne saura plus se contenir. » Nous continuons à rouler. Mais voilà-t-il pas Léopoldine qui se met à ôter son corsage, en pleine rue ! La sœur crie, pleure, perd complètement la tête. C’était moi l’aînée, dans tout ça, n’est-ce pas ? Je dis à ces demoiselles : « Mesdemoiselles, détournez la tête et baissez tous les stores ! Nous demanderons pardon à Dieu de ce qui s’est fait ici… » Alors, sans se tourmenter, tout comme si elle avait été dans son alcôve, la malheureuse continue de se déshabiller et elle prend dans son carton le corsage jaune que tu lui vois, et le chapeau qu’elle a sur la tête… C’est encore heureux qu’elle n’ait pas pu avoir une robe dans son carton ?… Figure-toi qu’elle avait une glace ! Où la cachait-elle ! C’est défendu, tu penses bien ! Elle se regarde, elle se bichonne, et puis, pan ! elle jette à la figure de la sœur son corsage d’uniforme : « Tenez ! dit-elle, eh ! là-bas, vous, la dame du bout, voilà votre sale casaque ! ça sent la vache ; vous ne pensez pas que je vais entrer dans le monde civilisé avec ça sur le dos !… Vous voulez que je reste comme les autres ? Alors pourquoi est-ce qu’on ne me laisse pas avec les autres ? Pourquoi est-ce qu’on me met à l’écurie, et qu’on intercepte mes lettres, et qu’on m’empêche de crier à mon père que je suis martyrisée dans votre jésuitière… Oui, jésuitière ! Vous n’êtes pas contentes ? Eh bien, tenez : Vive la République ! entendez-vous, Vive la République !… » Il était temps que nous arrivions !

Le même récit se répandait dans chaque groupe, et l’on voyait de tous côtés, entre les omnibus, les voitures, les chevaux que l’on dételait ou attelait, jusqu’au bord des cuisines où des marmitons en bonnet blanc passaient affairés, des mamans, des papas, des sœurs ainées, tous penchés et attentifs à une aventure assez grave pour absorber l’intérêt du moment. Il n’y avait plus guère à cette heure que les deux demoiselles Jouffroy, entre leurs caisses de lauriers, qui ignorassent l’exploit dont l’héroïne au corsage jaune avait bien garde de se vanter.

Mlle Cloque fut saluée par plusieurs familles avec lesquelles elle échangea quelques mots, mais Geneviève s’étonna de voir les parents de ses bonnes amies du couvent et qui connaissaient sa tante de longue date, lui adresser un maigre salut du haut de la tête, tout en prenant des airs pincés.

— Tante, dit Geneviève, avant de nous en aller, il faut tout de même dire bonjour à mesdemoiselles Jouffroy et à Léopoldine ?

— Les demoiselles Jouffroy ne me disent plus bonjour, dit tristement Mlle Cloque.

— Ah çà ! tante, mais qu’est-ce qu’il y a donc ?

On tomba, à ce moment, sur M. Houblon et ses filles. Ce fut, entre ces demoiselles, des embrassements et des petits cris et des compliments à perte de souffle. Les quatre filles de M. Houblon avaient été élevées à Marmoutier, et la plus jeune, d’un an seulement en avance sur Geneviève, n’en était sortie que l’année précédente. Prétexte à mille questions, au remuement de nombreux souvenirs que dominait aujourd’hui le récit du scandale de Léopoldine Archambault.

Les cinq jeunes filles, qui marchaient devant, entrèrent sans aucune hésitation chez Roche, et il fallut répondre immédiatement aux politesses de Mlle Zélie.

Mlle Zélie avait pris au contact d’une clientèle choisie les manières d’une femme du monde. Elle avait la large bouche des bonnes personnes et le regard d’une maîtresse de maison accueillante qui, avant la première parole, semble vous dire : « vous voilà ; je vous attendais. » Il ne faudrait cependant pas croire que dans cette grande maison de la rue Royale, régnât la petite intimité toute provinciale, la familiarité de quartier d’un magasin Pigeonneau, par exemple. Il ne fût jamais venu à l’idée de M. Houblon d’élever la voix chez Roche. Lui-même s’y fût jugé ridicule. C’était déjà là une atmosphère de grande ville et le ton de la passion y semblait déplacé.

Mlle Cloque fut grondée. Pourquoi ne la voyait-on plus ? Mme la comtesse de Grenaille venait tous les jours.

La pauvre tante de Geneviève fit ce qu’elle put pour maîtriser un mouvement d’inquiétude et d’impatience au rappel d’une rencontre possible avec les Grenaille qu’elle évitait. Depuis des semaines, elle n’avait plus mis le pied rue Royale, et elle était d’ordinaire si peu accoutumée à redouter de trouver la comtesse, lorsqu’elle venait succomber ici à la gourmandise d’un baba, qu’elle n’y avait pas songé en entrant.

— Je ne sors plus guère, mademoiselle Zélie ; je me fais bien vieille, voyez-vous…

Et l’œil expert de Mlle Zélie voyait en effet qu’elle disait plus vrai peut-être encore qu’elle ne croyait. Les traces des grands soucis de Mlle Cloque s’accentuaient de jour en jour.

— Allons ! allons ! cette belle jeunesse-là va avoir vite fait de nous ragaillardir !… Voyons, mesdemoiselles, faut-il que je vous serve ? Tout l’étalage est à vous… Ah ! mille pardons !…

Mlle Zélie était appelée vers un autre groupe. Les cinq jeunes filles se regardaient avant d’oser choisir dans leurs petits paniers plats grillagés, un des gâteaux innombrables, frais, appétissants.

— Dépêche-toi, Geneviève, dit Mlle Cloque, je n’ai pas l’intention de rester longtemps.

Geneviève étendait la main. Elle s’arrêta pour dire aux demoiselles Houblon :

— La voilà !…

Elle montrait Léopoldine qui passait, semblant se disputer en dessous avec ses deux tantes. Sans doute celles-ci avaient été averties de l’épisode de l’omnibus par la sœur converse, et l’on essayait de vider cet incident en famille, au lieu d’entrer comme tout le monde à la pâtisserie.

Mais Léopoldine, s’avisant qu’on la regardait, fit volte-face, sans consulter ses tantes qui furent obligées de la suivre, et elle apparut, fière comme un paon, dans un des deux salons qui composaient la maison Roche.

Très jolie, d’une beauté provocante, avec son teint mat et ses magnifiques cheveux noirs, le nez bourbonnien un peu trop accentué peut-être, mais une bouche exquise, une taille superbe pour ses dix-huit ans, et une toilette, grâce au scandale de la voiture, qui éclaboussait la modeste petite tenue réglementaire de Geneviève et les accoutrements grotesques des Mlles Houblon. Elle vint, sans gêne aucune, tendre la main à celles-ci qui se mirent assez gauchement à rougir pour elle et à rester embarrassées, louchant sur leur soucoupe et sur leur papa, sans savoir si elles devaient ou non répondre. Ce que voyant, Léopoldine, sans plus se préoccuper, mangea avec un appétit féroce dû aux quinze jours du régime de la sœur vachère.

Mlles Jouffroy, blêmes de dépit, entre leur nièce dont elles étaient peu fières, et les deux principaux basiliciens vis-à-vis desquels elles avaient eu l’humiliation d’avouer l’existence du « fonctionnaire de la République », se drapaient dans une dignité artificielle, et pinçaient les lèvres, croyant voir partout des provocations et jusque même dans les amabilités de Mlle Zélie.

Les jeunes filles s’écartèrent peu à peu de Léopoldine qui, demeurée seule, continua de manger face à la rue où des jeunes gens tournaient longuement la tête, attirés par cette jolie fille à la bouche goulue et éblouissante.

Tout à coup, Mlle Cloque, restée debout pour ne pas prolonger cette station, demanda à M. Houblon une chaise et un verre d’eau.

— Qu’avez-vous ? fit M. Houblon.

— Rien du tout, dit-elle ; mais je me fatigue vite et il fait si chaud !…

Elle avait vu entrer, dans le salon d’à-côté, M.  et Mme  de Grenaille-Montcontour accompapagnés de Marie-Joseph et de leur jeune belle-fille, la juive.

Et il fallait n’avoir pas l’air ému surtout devant Geneviève ; et il allait falloir affronter le contact et même les gracieusetés de ceux qu’elle considérait comme les pires ennemis de toutes ses conceptions morales, de la raison d’être de toute sa vie, de sa foi ; et assister à la rencontre des deux jeunes gens que sa conscience refusait d’unir, mais qu’elle ne pouvait séparer brusquement en ce moment-ci sous peine d’exposer la tendre et sensible Geneviève à donner lieu, malgré soi, à un scandale plus grave aux yeux du monde que celui de Léopoldine : à s’évanouir peut-être d’émotion, en face du sous-lieutenant.

Mlle Cloque pria Dieu de l’assister, et elle trouva la force de se lever et de garder toute sa présence d’esprit lorsque la famille de Grenaille pénétra dans la pièce. Elle les regarda s’approcher, les uns derrière les autres, par la porte, entre les étagères de verre garnies de bocaux de pralinés ou de boîtes de sucre d’orge en piles. C’était la jeune juive qui venait d’abord, en toi­lette noire, un transparent sur les bras nus, d’une beauté à faire retourner toutes les têtes sur son passage. Le sous-lieutenant la suivait ; puis venaient le comte et sa femme aussi grande que lui.

Ce qui soutint Mlle Cloque dans l’attitude de réserve qu’elle s’imposait, ce fut une indignation aussitôt éprouvée par elle à se rendre compte de ce qu’elle appelait l’extraordinaire inconscience de cette famille. Comment ! C’étaient ces gens-là qui menaient toute l’histoire de la Basilique ; ils savaient que cette aventure passionnait et révolutionnait la ville ; ils étaient attaqués et traînés dans la boue tous les jours par le parti adverse qui s’agitait sans cesse davantage ; ils se trouvaient en présence d’une sainte fille reconnue comme la tête même de l’opposition, en face de M. Houblon, auteur de la protestation d’hier, — et ils venaient, la main tendue, la figure souriante, poussant devant eux leur fils qui ne demandait qu’à épouser, comme dans les contes, « la fille de l’ennemi ». Seulement, ici, c’était en pleine guerre qu’on allait à la noce. C’était donc qu’ils n’attachaient aucune importance à la guerre. Ne disait-on pas que, pour eux, la Basilique, c’était une affaire qu’ils traitaient ? Hors des heures de négociations, ils n’y pensaient plus.

On entendait le petit bruit des cuillers contre les soucoupes, et le babillage des jeunes filles. Subitement, tout s’interrompit. Marie-Joseph s’inclinait profondément devant Mlle Cloque et se retournait aussitôt vers Geneviève, en lui adressant de la tête et de toute la souplesse de son corps le plus gentil des saluts. La jeune fille rougit en lui donnant la main. Les quatre demoiselles Houblon se reculaient, tandis que Léopoldine ouvrait des yeux émerveillés sur le joli sous-lieutenant.

Le comte et la comtesse vinrent complimenter Geneviève de ses succès. On se mêla et l’on dit des choses banales. On mit la réserve de Mlle Cloque sur le compte de sa faiblesse, car elle était visiblement troublée et ne parvenait point à dissimuler son malaise. Les conseils lui furent prodigués ; il n’était question que d’hygiène. Les Grenaille excellaient dans les soins corporels. La comtesse nomma une méthode de gymnastique suédoise. Dès le matin, au saut du lit, elle la pratiquait ; puis elle marchait un certain nombre d’heures ; elle avait maigri de huit livres. Elle mettait une telle ardeur à parler que sa voix couvrit heureusement une phrase fâcheuse qu’adressait une des demoiselles Houblon à la juive, en lui demandant si elle avait été élevée au Sacré-Cœur.

Cet entretien tout physiologique sauvait la situation. On n’en était pas redevable au seul hasard. Il répondait aux préoccupations dominantes et aux habitudes familières des Grenaille-Montcontour. « Très bien, très bien, mais la santé avant tout, » tel était le mot favori de la comtesse.

Mlle Cloque était retombée sur sa chaise, et elle avalait de temps en temps une gorgée d’eau. Son chapeau, orné de dentelles noires, était noué, sous le menton, par des brides de soie, au nœud bien fait. Sous ses bandeaux de cheveux gris encore épais, ses yeux emplis d’anxiété cherchaient un refuge illusoire au milieu d’une conversation qui lui était étrangère. Elle n’avait jamais fait de gymnastique ni suédoise ni autre, et la tournure toute morale de son esprit se refusait à reconnaître l’importance de cette cure exclusivement matérielle. Elle pensait qu’elle se porterait très bien si la religion était triomphante et si sa nièce était heureuse.

— Est-ce que Mademoiselle a pris des leçons d’équitation ? demanda la comtesse.

C’était une chose à laquelle la vieille tante n’avait point songé.

— Comment ! fit Mme de Grenaille, mais c’est indispensable !

— Pas pour faire une honnête femme, dit Mlle Cloque.

On trouva que Geneviève, qui tout à l’heure avait rougi assez vivement, était pâlotte. Tout le monde la regarda, ce qui lui ramena le sang à la figure.

— Elle est délicieuse, dit le comte. Quel est donc, ajouta-t-il, cette jeune personne, au corsage jaune, qui goûte d’un si bon appétit ?

Mlles Jouffroy qui étaient restées tapies au fond de la pièce, en entendant ces mots s’agitèrent. La comtesse les reconnut et alla vers elles, étonnée qu’elles ne fussent point mêlées au groupe de Mlle Cloque et des Houblon. Ces demoiselles lui présentèrent avec empressement Léopoldine. On appela le comte et le sous-lieutenant qui s’inclinèrent, le papa extasié devant une si belle santé, le fils flatté dans sa vanité de joli garçon, de l’attention que n’avait cessé de lui accorder l’élégante jeune fille.

— Eh bien ! s’écria la comtesse, du ton qu’elle avait pour commander de seller son cheval, on voit que Mademoiselle ne sort pas de pension !

— Elle en sort, firent timidement les demoiselles Jouffroy.

Et leur conversation se perdit dans le bruit général. À cause de la beauté de Léopoldine et de la juive, des messieurs étaient entrés et la pâtisserie s’emplissait. Mlle Cloque profita de la circonstance pour se lever et entraîner sa nièce. M. Houblon l’imita. Dans la mêlée, les Grenaille ne les virent pas sortir.

Geneviève ne comprenait pas ; elle crut que l’on passait seulement de l’autre côté pour saluer quelqu’un. Sa tante la poussa dans la porte, tout en jetant à Mlle Zélie le chiffre des gâteaux que l’on avait pris. Ce ne fut qu’une fois dans la rue, que la jeune fille osa retourner la tête, et elle vit, à travers les places, entre un Anglais tout blond et un grand élève des Jésuites en redingote mal taillée, le sous-lieutenant qui causait avec Léopoldine.

Alors, sans comprendre pourquoi elle avait lieu de s’attrister, elle se sentit tout à coup le cœur gros, comme cela ne lui était jamais arrivé. Elle fut sur le point d’interroger naïvement sa tante ; mais quelque chose encore d’inconnu lui fit avorter la question sur les lèvres. Elle marchait avec les grandes demoiselles Houblon sur le large trottoir de la rue Royale. Il lui sembla qu’elle ne voyait et n’entendait plus rien. Elles étaient toutes, d’ailleurs, un peu timides et gauches dans la rue et ne parlaient guère. Pour couper les silences, tantôt l’une, tantôt l’autre de ses amies se retournait vers Geneviève et lui disait :

— Quelle chance, n’est-ce pas, d’être en vacances !

— Oui, répondait Geneviève.

M. Houblon reprenait près de sa vieille amie la question des suites retentissantes qu’il prévoyait au manifeste anti-gouvernemental. On s’en était ému dans les diocèses voisins, Dieu merci encore vierges du poison républicain. À Poitiers, notamment, où l’évêque avait été l’ami et le confident du comte de Chambord ; à Angers, que gouvernait Mgr Freppel, un mouvement se dessinait en faveur des catholiques tourangeaux et du grand saint Martin. La pieuse agitation gagnerait Paris qui caressait alors, lui aussi, le projet grandiose du Sacré-Cœur de Montmartre. S’il le fallait on irait à Rome. Il était tout prêt à partir : il lançait un pied et tout le corps en avant comme s’il exécutait déjà le premier pas de cette noble mission.

— Hélas ! soupirait Mlle Cloque, nos ennemis sont déjà bien avancés. On ne rachètera pas les terrains vendus.

— Sauvons l’honneur ! s’écriait M. Houblon en brandissant sa canne. Je compte, dit-il, confidentiellement, frapper un grand coup à l’occasion de la fête de Saint-Martin, au mois de novembre. Il nous faut 15,000 pèlerins autour du tombeau et une seule voix imposante s’échappant de toutes ces poitrines pour flétrir les profanateurs !

— Dieu peut faire un miracle. Vous avez raison, mon ami, ne désespérons jamais.

Ils avaient obliqué à droite par la rue de l’Ancienne Intendance qui aboutissait à la rue Saint-Martin. On aperçut Mme Pigeonneau-Exelcis, dans l’ombre de son magasin, qui adressait de discrets signes de la main pour fêter le retour de Geneviève. Il fallut entrer. La librairie semblait un peu désertée. Les ralliés au Chalet républicain l’abandonnaient. D’un coin sombre se leva le marquis d’Aubrebie occupé à palper des petites statuettes de saint Louis de Gonzague. Il avait l’œil pétillant comme lorsqu’il venait de dire une méchanceté ou de lâcher quelque égrillardise enrubannée à la mode d’antan.

— Fi ! le vilain coureur ! dit Mlle Cloque.

— Hélas ! ma bonne amie, je suis passé chez vous sans vous rencontrer ; vouliez-vous que je fisse ma partie avec Mlle Pelet ?

— Vous l’avez donc vue ?

— Je l’ai fait déjeuner.

— J’espère, au moins, que vous lui avez servi son paquet ?

— Non, dit-il, je vins la voir, au dessert : elle était ivre.

— Comment ! vous avez fait boire cette malheureuse ! mais c’est ignoble !

— Ce qui est ignoble, c’est qu’elle ait perdu l’habitude de boire et de manger. La seule vue de la table l’a grisée. Elle est si gourmande ! Je n’oserai jamais lui faire de chagrin.

— Oui, on sait qu’il suffit d’un défaut pour vous attendrir… Enfin ! Dieu vous pardonnera peut-être parce qu’il y a un peu de bonté en vous.

Mme Pigeonneau, montée sur un escabeau, venait d’atteindre des objets soigneusement enveloppés et faisait de mystérieux gestes à Mlle Cloque : « Venez donc voir ! venez donc voir !… » Le marquis, tout en causant, ne perdait pas une ligne de la taille de la jeune femme qu’il était agréable de voir se tendre avec les bras levés, ou se courber soudain sur la table, portant sur un seul coude, un petit doigt taquinant la bouche.

Elle mouvait une demi-douzaine d’écrins tout frais déshabillés de leur fine chemise de papier de soie. Le maroquin était vert sombre, noir, chamois ou vieux rose.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Mlle  Cloque.

D’un mouvement du pouce, Mme  Pigeonneau pesa sur les boutons de cuivre, et de magnifiques missels de mariage apparurent dans leur lit capitonné.

— Ah ! très bien ! fit la pauvre tante de Geneviève ; c’est très joli, en effet, très joli… Nous avons bien peu de temps pour regarder vos merveilles, madame Pigeonneau, nous avons seulement voulu vous dire bonjour… Allons ! fillettes…

Sur le pas de la porte, on se sépara de la famille Houblon. Le marquis accompagna Mlle  Cloque et sa nièce jusqu’à la rue de la Bourde.

Le savetier cognait à tour de bras sur le cuir. La folle agitait son mouchoir blanc à la fenêtre de l’hôtel d’Aubrebie. Dans le temps d’un clin d’œil, Geneviève pensa au grand tumulte ordonné de la vie du couvent, à la petite existence enclose derrière cette porte de la rue de la Bourde, et à l’espoir chéri de l’avenir.