Madeleine Férat/Chapitre V

A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 80-106).

V

M. de Viargue était mort. On avait caché la vérité à Guillaume pour adoucir le coup de la triste nouvelle.

Les circonstances qui accompagnèrent cette mort firent longtemps frissonner les domestiques de la Noiraude. La veille, le comte s’était enfermé comme d’habitude dans son laboratoire. En ne le voyant pas descendre le soir, Geneviève avait paru surprise ; mais il lui arrivait parfois de travailler tard, il montait alors des provisions, et la vieille femme ne le dérangeait pas pour le dîner. Ce soir-là, cependant, elle eut le pressentiment de quelque malheur ; la fenêtre du laboratoire qui, d’ordinaire, luisait sur la campagne, rouge comme une bouche de l’enfer, resta noire toute la nuit.

Le lendemain, Geneviève, inquiète, alla écouter à la porte. Elle n’entendait rien, pas un bruit, pas un souffle. Effrayée de ce silence, elle appela, et ne reçut pas de réponse. Elle s’aperçut alors que la porte était simplement poussée ; ce détail acheva de l’épouvanter, car le comte s’enfermait toujours à double tour. Elle entra. Au milieu de la pièce, le cadavre de M. de Viargue se trouvait étendu sur le dos, les jambes raidies, les bras ouverts et tout convulsionnés ; la tête grimaçante, marbrée de plaques livides, était renversée en arrière, découvrant le cou sur lequel couraient également de longues taches jaunâtres. Dans la chute, le crâne avait heurté le parquet ; un mince filet de sang coulait jusque sous le fourneau, où il faisait une petite mare. L’agonie paraissait avoir duré quelques secondes à peine.

Devant ce cadavre, Geneviève recula en poussant un cri. Adossée au mur, elle balbutiait une prière vague. Ce qui la terrifiait surtout, c’était les taches que le corps portait à la face et au cou, et qui ressemblaient à des meurtrissures : le diable avait enfin étranglé son maître, la marque de ses doigts le prouvait du reste. Depuis longtemps, elle s’attendait à ce dénoûment ; quand elle voyait le comte s’enfermer, elle murmurait : « Il va encore invoquer le Maudit ; Satan lui jouera quelque mauvais tour ; une de ces nuits, il le prendra à la gorge pour avoir son âme tout de suite. » Sa prédiction se réalisait, et elle frissonnait en pensant à la terrible lutte qui avait dû amener la mort de l’hérétique. Son imagination ardente lui montrait le diable, noir et velu, sautant à la gorge de sa victime, lui arrachant son âme et disparaissant par le trou de la cheminée.

Le cri qu’elle venait de pousser, attira les domestiques. Ces gens que M. de Viargue avait soigneusement choisis parmi les paysans les plus illettrés de la contrée, furent persuadés comme elle que leur maître était mort en se battant contre le démon. Ils le descendirent et le couchèrent sur un lit, avec des frissons de peur, tremblant de voir sortir quelque animal immonde par la bouche ouverte et noire du cadavre. Il resta acquis à plusieurs lieues à la ronde que le comte était sorcier et que Satan l’avait emporté. Le médecin qui vint constater le décès, l’expliqua d’une autre façon ; il comprit à l’aspect des taches livides marbrant la peau, qu’il y avait eu empoisonnement, et sa curiosité de savant fut même singulièrement piquée par la nature étrange de ces plaques jaunâtres dont l’action d’aucun toxique connu n’avait pu déterminer l’apparition ; il pensa avec raison que le vieux chimiste avait dû s’empoisonner à l’aide d’un agent nouveau découvert par lui dans ses longues recherches. Ce médecin était un homme prudent : il dessina les taches par amour de la science, et garda pour lui le secret de cette mort violente. Il attribua le décès à un cas d’apoplexie foudroyante, voulant éviter le scandale que n’aurait pas manqué de soulever l’aveu du suicide de M. de Viargue. On a toujours intérêt à ménager la mémoire des riches et des puissants.

Guillaume arriva une heure avant l’enterrement. Sa douleur fut grande. Le comte l’avait toujours traité avec froideur ; en le perdant, il ne pouvait sentir se déchirer en lui une affection que rien n’avait nouée fortement ; mais le pauvre garçon était alors dans un état d’esprit si fiévreux qu’il versa des larmes abondantes. Au sortir des jours inquiets et pénibles qu’il venait de passer avec Madeleine, le moindre chagrin devait le pousser aux larmes. Peut-être n’eût-il pas trouvé un sanglot deux mois auparavant.

Au retour de l’enterrement, Geneviève le fit monter dans sa chambre. Là, avec sa cruauté tranquille de fanatique, elle lui dit qu’elle s’était rendue coupable de sacrilège en laissant ensevelir son père en terre sainte. Brutalement, elle lui conta à sa façon l’histoire de cette mort qu’elle attribuait au diable. Elle ne lui aurait peut-être pas donné ces détails sur la tombe à peine fermée du comte, si elle n’avait désiré en tirer une morale ; elle sermonna le jeune homme, lui demanda le serment de ne jamais conclure de pacte avec l’enfer. Guillaume jura tout ce qu’elle voulut. Il l’écoutait d’un air hébété, tout secoué par sa douleur, ne pouvant comprendre pourquoi elle lui parlait de Satan, se sentant devenir fou au récit que sa voix perçante lui faisait de la lutte de son père avec le démon. Il entendit simplement ce qu’elle lui dit des taches que le cadavre portait à la face et au cou. Il devint très-pâle, n’osant encore accepter la pensée qui lui venait.

On le prévint, à ce moment même, qu’une personne désirait lui parler. Guillaume trouva dans le vestibule le médecin qui avait constaté le décès. Alors celui-ci, avec mille ménagements, lui apprit la sinistre vérité ; il ajouta que, s’il s’était permis de cacher le suicide au public, il avait cru devoir tout dire au fils du défunt. Le jeune homme, glacé par une pareille confidence, le remercia de son mensonge. Il ne pleurait plus, il regardait devant lui d’un regard terne et fixe : il lui semblait qu’un abîme s’ouvrait à ses pieds, insondable.

Il se retirait du pas chancelant des hommes ivres, lorsque le médecin le retint. Ce personnage n’était nullement venu, comme il le disait, pour lui faire connaître la vérité. Poussé par une envie irrésistible de pénétrer dans le laboratoire du comte, il avait compris que jamais meilleure occasion ne se présenterait ; le fils allait l’introduire dans ce sanctuaire, dont le père, de son vivant, lui avait toujours fermé la porte.

— Pardonnez-moi, dit-il à Guillaume, si je vous entretiens de ces choses dans un pareil moment. Mais je crains qu’il ne soit plus temps, demain, de nous livrer à certaines recherches. Les taches observées par moi sur M. de Viargue étaient d’une nature si particulière, que j’ignore absolument le poison qui a pu les produire… Je vous prie de vouloir bien m’autoriser à visiter la pièce dans laquelle on a trouvé le cadavre ; cela me permettra sans doute de vous donner des renseignements plus précis.

Guillaume demanda la clef du laboratoire et monta avec le médecin. S’il l’en avait prié, il l’aurait conduit n’importe où, aux écuries ou dans les caves, sans témoigner la moindre surprise, sans savoir seulement ce qu’il faisait.

Mais quand il entra dans le laboratoire, l’aspect de cette pièce l’étonna tellement, qu’il fut tiré de sa stupeur par une sorte de secousse. La vaste salle était singulièrement changée, il la reconnaissait à peine. Lorsqu’il était venu, il y avait environ trois ans, le jour où son père lui avait défendu tout travail, toute science, elle se trouvait dans un état parfait d’ordre et de propreté : les carreaux du fourneau luisaient ; le cuivre et la verrerie des appareils reflétaient la grande fenêtre claire ; autour des murs s’allongeaient des planches couvertes de bocaux, de fioles, de récipients de toutes sortes ; sur la table, au milieu, s’étalaient d’énormes livres ouverts, des paquets de feuilles manuscrites. Il se souvenait encore de l’impression de surprise respectueuse produite sur lui par la vue de cet atelier d’étude, encombré, méthodiquement, pour ainsi dire, de tout un monde d’objets. Là dormaient les fruits d’une longue vie de labeur, les secrets précieux d’un savant qui avait interrogé la nature pendant plus d’un demi-siècle, sans vouloir confier à personne les résultats de son ardente curiosité. Guillaume, en pénétrant dans le laboratoire, s’attendait à retrouver à leur place les appareils et les planches, les livres et les manuscrits. Il entra dans une véritable ruine. Un vent d’orage semblait avoir traversé la pièce, souillant et brisant tout : le fourneau, noir de fumée, paraissait éteint depuis de longs mois, et l’amas de cendre froide qui l’emplissait avait coulé en partie sur le parquet ; le cuivre des appareils était tordu, la verrerie, brisée ; les fioles et les bocaux des planches, cassés en mille éclats, s’empilaient dans un coin, pareils à ces tessons de bouteilles que l’on voit au fond de certaines ruelles ; les planches elles-mêmes pendaient, comme arrachées de leurs tasseaux par une main furieuse ; quant aux livres et aux manuscrits, déchirés, à demi brûlés, ils faisaient un tas dans un autre coin. Et ces ruines ne dataient pas de la veille, depuis longtemps le laboratoire devait être ravagé : de grandes toiles d’araignées tombaient du plafond, une couche épaisse de poussière couvrait les débris qui traînaient partout.

Guillaume, à la vue d’un pareil délabrement, sentit son cœur se serrer. Il croyait comprendre. Son père lui avait jadis parlé de la science avec une jalousie sourde, une ironie amère. Il devait la considérer comme une maîtresse lubrique et cruelle qui le brisait de ses voluptés ; il ne voulait pas, par tendresse pour elle et par mépris pour la foule, qu’on la possédât après lui. Et le jeune homme s’imaginait douloureusement cette journée où le vieux savant, pris de rage, avait dévasté son laboratoire. Il le voyait jetant à coups de pied les appareils contre les murs, brisant les fioles sur le parquet, arrachant les planches, déchirant et brûlant ses manuscrits. Une heure, quelques minutes peut-être, avaient suffit pour anéantir les recherches âpres d’une existence entière. Puis, quand pas une de ses découvertes, pas une de ses observations n’avait subsisté ; quand il s’était trouvé seul debout au milieu de son laboratoire en ruine, il avait dû s’asseoir et s’essuyer le front avec un étrange et terrible sourire.

Ce qui glaçait surtout Guillaume, c’était l’idée des atroces journées que cet homme avait passées ensuite au fond de cette pièce, de cette tombe où dormaient sa vie, ses travaux, ses amours. Pendant des mois, il s’y était enfermé comme jadis ne touchant plus à rien, marchant de long en large, perdu dans le néant qu’il avait cru trouver. Il écrasait sous ses pieds les morceaux de ses chers instruments, il repoussait dédaigneusement les fragments de ses manuscrits, les tessons des fioles contenant encore quelques parcelles des corps analysés ou découverts par lui ; ou bien il achevait l’œuvre de destruction, renversait un pot resté plein, donnait un dernier coup de talon sur un appareil. Quelles pensées de suprême dédain, quelles railleries âcres, quel amour de la mort étaient montés à sa tête puissante, pendant les longues heures qu’il avait vécu oisif et songeur sur les ruines volontaires de son œuvre !

Rien ne restait. Guillaume, en faisant le tour de la pièce, finit cependant par apercevoir un objet que la main de son père avait respecté : c’était une sorte d’étagère accrochée au mur, une petite bibliothèque vitrée contenant des flacons pleins de liquides de couleurs diverses. Le comte, qui s’occupait beaucoup de toxicologie avait enfermé là des poisons violents encore inconnus et trouvés par lui. La petite bibliothèque provenait d’un salon du rez-de-chaussée où Guillaume se souvenait de l’avoir vue dans son enfance ; elle était en bois des îles, garnie aux angles d’ornements de cuivre et marquetée très délicatement sur les côtés. Ce meuble précieux, d’une exécution riche et merveilleuse, n’aurait pas déparé le boudoir d’une jolie femme. Le comte, de son doigt trempé dans l’encre, avait écrit le mot : Poisons, sur chaque glace, en grosses lettres noires.

Le jeune homme fut navré de l’ironie atroce que son père avait mise dans la conservation parfaite de cette armoire et de son contenu. Toute la vie, toute la science du comte aboutissaient là : à quelques flacons de poisons nouveaux. Il avait détruit ses autres découvertes, celles qui auraient pu être utiles, et ne léguait à l’humanité, de ses vastes recherches, des travaux de son puissant esprit, que des agents de souffrance et de mort. Ce soufflet donné au savoir, cette moquerie sinistre, ce mépris des hommes, cet aveu suprême de douleur, disait clairement quelle avait dû être l’agonie de cet homme qui, après cinquante ans d’études, semblait n’avoir trouvé, au fond de ses cornues, que les quelques gouttes de la drogue dont il s’était empoisonné.

Guillaume recula jusqu’à la porte. L’épouvante et le dégoût le poussaient dehors. Cette pièce sale, pleine de débris sans nom, avec ses toiles d’araignée et sa poussière épaisse, exhalait une odeur fétide qui le prenait à la gorge. Les tas immondes de tessons et de vieux papiers traînant dans les coins lui semblaient les ordures de cette science dont le comte l’avait écarté, et qu’il paraissait avoir dédaigneusement balayées avant de mourir, comme on jette à la porte une vile créature que l’on aime, avec un mépris plein encore de cuisants désirs. Et il croyait entendre, lorsqu’il regardait l’armoire aux poisons, l’éclat de rire douloureux du vieux chimiste rêvant pendant des mois à son suicide. Puis là, au milieu du laboratoire, il apercevait en frissonnant le mince filet de sang qui s’était échappé du crâne de son père et qui avait coulé jusque sous le fourneau. Ce sang commençait à se cailler.

Cependant le médecin furetait. Dès le seuil, il avait tout compris, il était entré dans une véritable colère.

— Quel homme ! quel homme ! murmurait-il. Il a tout détruit, tout saccagé… Ah ! si j’avais été là, je l’aurais attaché comme un fou furieux.

Et se tournant vers Guillaume :

— Votre père était une grande intelligence. Il devait avoir fait d’admirables découvertes. Et voyez ce qu’il en a laissé ! C’est de la folie, de la pure folie… Comprenez-vous cela ? Un savant qui aurait pu être de l’Institut et qui a préféré garder pour lui le résultat de ses travaux !… Encore si je dénichais un de ses manuscrits, je le publierais, et cela nous ferait honneur, à lui et à moi.

Il alla fouiller le tas de papiers, sans songer à la poussière. Il se lamentait.

« Rien, pas une page entière. Jamais je n’ai vu un fou pareil. »

Quand il eut visité le tas de papiers, il passa au tas de tessons et là continua à se plaindre et à s’exclamer. Il approchait de son nez les culs brisés des fioles, flairant, tâchant de surprendre les secrets du chimiste. Il se décida enfin à revenir au milieu de la pièce, furieux de n’avoir rien pu apprendre. C’est alors qu’il aperçut l’armoire aux poisons. Il y courut en jetant un cri de joie. Mais la clef n’était pas sur la serrure, il dut se contenter d’examiner les flacons au travers des glaces.

— Monsieur, dit-il gravement, en s’adressant à Guillaume, je vous prie en grâce de vouloir me laisser analyser ces matières… Je vous adresse cette demande au nom de la science, au nom de la mémoire de M. de Viargue.

Le jeune homme secoua la tête, et, montrant les débris qui couvraient le parquet :

— Vous le voyez, répondit-il, mon père a désiré ne laisser aucune trace de ses travaux. Ces flacons resteront là.

Le médecin insista, mais il ne put ébranler sa résolution. Il se remit à tourner dans le laboratoire, plus exaspéré que jamais. Arrivé devant le filet de sang, il s’arrêta et demanda si ce sang avait appartenu à M. de Viargue. Sur la réponse affirmative de Guillaume, son visage parut s’éclairer. Il s’agenouilla devant la mare qui s’était formée sous le fourneau ; là, délicatement, du bout des ongles, il essaya de détacher un caillot déjà presque sec. Il espérait, en soumettant ce sang à une minutieuse analyse, découvrir quel agent toxique avait employé le comte.

Lorsque Guillaume eut compris le but du travail auquel il se livrait, il s’avança vers lui, les lèvres tremblantes, et, le prenant par le bras :

— Venez, monsieur, lui dit-il d’une voix brève. Vous voyez bien que j’étouffe ici… Il ne faut pas troubler la paix des morts. Laissez ce sang, je vous l’ordonne.

Le médecin laissa le caillot de très-mauvaise grâce. Poussé par le jeune homme, il sortit en protestant. Guillaume, qui l’attendait depuis un instant avec une impatience fiévreuse, respira enfin, quand il fut dans le corridor. Il ferma la porte du laboratoire, tout disposé à tenir le serment qu’il avait fait à son père de ne jamais y mettre les pieds.

Lorsqu’il fut descendu, il trouva dans le salon du rez-de-chaussée un juge de paix de Véteuil. Ce personnage lui expliqua, d’un ton courtois d’ailleurs, qu’il venait poser les scellés sur les papiers du mort, au cas où l’on ne pourrait lui présenter un testament en règle. Il eut même la délicatesse de faire entendre au jeune homme qu’il connaissait son lien de parenté avec le défunt, son titre de fils adoptif, et qu’il ne doutait pas de l’existence d’un testament entièrement en sa faveur. Il termina son petit discours par un gracieux sourire : ce testament se trouverait certainement au fond de quelque tiroir, mais la loi était la loi, il pouvait y avoir des legs d’une nature particulière, et il fallait attendre. Guillaume ferma la bouche à cet homme en lui montrant un testament qui l’instituait légataire universel. Le comte avait dû attendre la majorité de son fils pour pouvoir l’adopter et lui transmettre son nom ; l’adoption entraînant la nécessité de léguer, il lui avait été permis de traiter l’enfant naturel en enfant légitime. Le juge de paix se confondit en excuses ; il répéta que la loi était la loi, et se retira, en donnant, avec force saluts, le nom de M. de Viargue à celui qu’il nommait légèrement M. Guillaume quelques minutes auparavant, bien qu’il ne pût ignorer le droit qu’il avait de porter le titre de son père adoptif.

Les jours qui suivirent, Guillaume fut accablé d’occupations. On ne lui laissa pas une heure pour songer à sa position nouvelle. De tous côtés, on le tracassa de condoléances, de requêtes, d’offres de service. Il finit par s’enfermer dans sa chambre, après avoir prié Geneviève de répondre à la foule qui l’importunait. Il se déchargea entièrement sur elle du soin de ses affaires. Le comte, dans son testament, avait laissé à la vieille femme une rente qui lui eût permis d’achever paisiblement sa vie. Mais elle s’était presque fâchée, refusant l’argent, disant qu’elle mourrait debout et qu’elle entendait ne pas abandonner sa besogne. Au fond, le jeune homme fut très satisfait de trouver quelqu’un qui lui évitât les soucis matériels de la vie. Son esprit lent et faible détestait l’activité ; les plus petites misères de l’existence devenaient pour lui des obstacles gros de colère et de dégoût.

Quand il put enfin rentrer dans sa solitude, il fut pris d’une grande tristesse. La fièvre ne le soutenait plus, il se sentit écrasé par un morne accablement. Il avait pu oublier pendant quelques jours le suicide de son père ; il y songea de nouveau ; il revit, dans ses pensées de chaque heure, le laboratoire dévasté, taché de sang, et le souvenir implacable de cette pièce sinistre amena avec lui, un à un, les souvenirs cruels de sa vie. Ce drame récent lui paraissait se rattacher fatalement à la longue série de maux qui l’avaient déjà torturé. Il se rappelait avec angoisse le hasard de sa naissance, sa jeunesse fiévreuse et terrifiée, son enfance de martyr, son existence entière vouée à la douleur. Et il fallait encore que son père lui jetât l’horreur de sa mort violente et l’ironie de ses négations ! Tous ces faits lamentables tombant dans la douceur de cette nature nerveuse, en écrasaient les délicatesses, en épouvantaient les besoins d’affection et de paix. Guillaume étouffait au milieu de cet air lourd de malheur qu’il respirait depuis le berceau ; il se repliait sur lui-même, il devenait plus frissonnant, plus faible à mesure que les événements s’acharnaient à le frapper. Il finissait par se considérer comme une victime du sort, et il aurait acheté les tranquillités mornes de l’oubli au prix de n’importe quel abandon. Lorsqu’il se vit maître d’une fortune, lorsqu’il dut commencer à jouer son rôle d’homme, ses hésitations et ses craintes s’accrurent encore ; il ignorait le monde, il tremblait devant l’avenir en se demandant quelles nouvelles blessures l’attendaient. Pendant ses heures de rêveries, il sentait vaguement que ses façons d’être, les circonstances et le milieu dans lesquels il avait grandi, allaient forcément le pousser au fond de quelque trou, dès les premiers pas qu’il hasarderait.

Il s’estima très malheureux, et cela doubla son amour pour Madeleine. Il se remit à songer à elle avec une sorte de dévotion religieuse. Elle seule, pensait-il, savait ce qu’il valait et l’aimait selon ses mérites. S’il s’était mieux interrogé, il eût cependant trouvé en lui une peur secrète de cette liaison avec une femme dont il ignorait le passé ; il se serait dit que c’était encore là une des fatalités de sa vie, une des conséquences des faits qui le menaient. Peut-être même aurait-il reculé en se rappelant l’histoire de sa propre mère. Mais il avait un tel besoin d’être aimé qu’il se jetait en aveugle dans l’amour du seul être qui lui eût encore donné quelques mois de tendresse et de calme. Il écrivait chaque jour à Madeleine de longues lettres, se plaignant de son isolement, lui jurant que leur séparation cesserait bientôt. Un instant, il résolut d’aller de nouveau s’enfermer avec sa maîtresse dans le petit pavillon de la rue de Boulogne ; puis il se souvint des mauvais jours qu’ils y avaient passés, il craignit de n’y plus trouver leur félicité première. Le lendemain, il écrivit à la jeune femme en la priant instamment de venir le rejoindre à Véteuil.

Madeleine fut heureuse de cet arrangement. Elle aussi craignait la solitude du pavillon, toute peuplée du souvenir de Jacques. Depuis quinze jours qu’elle y vivait isolée, elle s’y désespérait. Dès le premier soir, elle avait caché le portrait de l’homme dont le souvenir la possédait toujours ; en le gardant sans cesse sous les yeux, dans sa chambre à coucher, maintenant qu’elle était libre, elle aurait cru chaque nuit se livrer à un fantôme. Il lui arrivait même de s’emporter contre Guillaume qui la laissait ainsi dans une maison habitée par son ancien amant. Elle éprouva une véritable joie en fermant la porte du petit hôtel ; il lui sembla qu’elle y emprisonnait le spectre de Jacques.

Guillaume l’attendait à Mantes. Il la mena à quelques pas de la gare pour lui exposer le plan de leur vie nouvelle. Elle paraîtrait venir en villégiature dans le pays, et il feindrait de lui louer le pavillon situé au bout du parc ; là, il la verrait quand il voudrait. Madeleine hocha la tête ; il lui répugnait d’habiter encore chez son amant, elle cherchait de bonnes raisons pour refuser l’hospitalité qu’il lui offrait. Elle finit par lui dire qu’ils seraient moins libres en vivant tous les deux presque dans le même logis, que cela ferait jaser et qu’il valait mille fois mieux lui laisser habiter quelque petite maison voisine de la Noiraude. Le jeune homme comprit la sagesse de ces réflexions, en songeant au scandale produit jadis dans la contrée par la liaison du comte avec la femme du notaire. Il fut alors décidé entre eux qu’il allait retourner seul dans le cabriolet qui l’avait amené, et qu’elle prendrait la diligence pour arriver à Véteuil en étrangère. Dès qu’elle aurait arrêté une demeure, elle avertirait Guillaume.

Madeleine eut la bonne fortune de trouver sur-le-champ ce qu’elle cherchait. Le maître de l’hôtel dans lequel elle descendit, possédait à un quart de lieue de la Noiraude une sorte de ferme ; il y avait fait construire une habitation bourgeoise, ce dont il éprouvait un vif regret ; il n’habitait presque jamais cette habitation et pleurait l’argent qu’elle lui avait coûté. Lorsque la jeune femme, le soir même de son arrivée, parla de son désir de rester dans le pays, si elle trouvait aux environs de la ville un logis qui lui convint, il offrit aussitôt de lui louer sa maison. Le lendemain matin, il la lui fit visiter. C’était un pavillon élevé d’un étage, contenant quatre pièces ; les pluies du dernier hiver en avaient à peine jauni les murailles blanches, sur lesquelles se rabattaient les persiennes grises des fenêtres ; les tuiles rouges du toit paraissaient toutes gaies au milieu des arbres ; une haie vive entourait les quelques mètres de jardin réservé ; plus loin, à une portée de fusil, se trouvait la ferme, un tas de bâtisses longues et noires d’où sortaient des chants de coq et des bêlements de troupeau. Madeleine fut enchantée de sa trouvaille, d’autant plus qu’on lui louait le pavillon tout meublé, ce qui lui permettait de l’occuper immédiatement. Elle l’arrêta au prix de cinq cents francs pour les six mois de la belle saison, calculant qu’elle aurait encore de quoi payer elle-même ses dépenses journalières. Le soir, elle était installée. Elle fredonnait en vidant ses malles, elle avait des envies de rire et de courir comme un enfant. Depuis qu’elle avait aperçu la petite maison au toit rouge, aux persiennes grises, blanche et souriante au milieu des feuillages verts, elle se disait : « Je sens que je serai heureuse ici, dans ce coin perdu. »

Vers neuf heures, elle reçut la visite de Guillaume auquel elle avait écrit le matin. Elle lui fit les honneurs de sa maison avec une sorte de gaminerie joyeuse, le promenant dans tous les coins, n’oubliant pas une armoire. Elle voulut même qu’il visitât le jardin, bien que la nuit fût très sombre. « Là, disait-elle d’un air d’orgueil, il y a des fraisiers ; là, des violettes ; ici je crois avoir aperçu des radis. » Guillaume ne distinguait rien ; mais, dans l’ombre, il tenait la taille de Madeleine, il baisait ses bras nus, il riait de ses rires. Arrivée au fond du jardin, la jeune femme reprit d’une voix grave : « À cet endroit, j’ai vu un grand trou dans la haie ; c’est par ce trou, monsieur, que vous entrerez chaque jour, pour ne pas me compromettre. » Et il fallut absolument que le jeune homme essayât s’il pouvait passer par le trou. Depuis longtemps les amants n’avaient goûté ensemble des heures aussi douces.

Madeleine ne s’était pas trompée : elle devait être heureuse dans ce coin perdu. Il lui sembla qu’un nouvel amour lui montait au cœur, un amour franc et rieur d’écolier. Le portrait de Jacques dormait au fond de l’hôtel de la rue de Boulogne, où elle l’avait enfermé avec tous les pénibles souvenirs des années mortes. Par moments, elle croyait sortir à peine du pensionnat, tant elle se sentait le rire facile et l’esprit insouciant. Ce qui la charmait, c’était d’être enfin chez elle ; elle disait : « Ma maison, ma chambre, » avec une joie enfantine ; elle faisait la ménagère, calculait le prix des plats qu’elle mangeait, s’inquiétait de la hausse des œufs et du beurre. Jamais Guillaume ne la rendait si contente que les jours où il acceptait ses invitations à dîner ; ces jours-là, elle lui défendait d’apporter même des fruits de la Noiraude, elle voulait prendre à sa charge tous les frais, elle était ravie de ne plus recevoir et de donner à son tour. Elle put dès lors aimer son amant d’égal à égale, d’une affection libre : cette idée honteuse, qu’elle était une femme entretenue, ne venait plus révolter les fiertés de sa nature, et son cœur s’épanchait franchement, sans se serrer à la pensée brusque de sa situation. Quand Guillaume entrait, elle se jetait à son cou ; son sourire, ses regards, tout son abandon disait : « Je me livre, je ne me vends pas. »

Là était l’explication des tendresses nouvelles des amoureux. Guillaume fut surpris et charmé de découvrir ainsi dans Madeleine une femme qu’il ne connaissait point. Jusqu’à ce jour, elle avait été sa maîtresse ; elle devint son amante. C’est-à-dire que, jusqu’à ce jour, il l’avait aimée chez lui, et que, dès lors, il alla l’aimer chez elle. Cette différence décida de leur bonheur. À son insu, il était moins libre dans la petite maison de Véteuil que dans le pavillon de la rue de Boulogne ; il ne se sentait pas maître du logis, il se montrait plus reconnaissant des baisers que Madeleine lui laissait prendre. Leur liaison avait moins de brutalité, il éprouvait une sorte de gêne délicieuse qui doublait ses plaisirs, en leur donnant un charme nouveau et délicat. Son esprit, porté aux affections respectueuses, goûtait d’une façon exquise les nuances de leur nouvelle situation. Il lui plaisait de pénétrer chez une femme en amant librement choisi ; il trouvait dans cette maison un parfum inconnu d’élégance et de grâce, un air tiède qu’il ne respirait pas à la Noiraude. Puis il lui fallait y pénétrer en se cachant, par crainte des méchantes langues ; il venait à travers champs, marchant en pleines terres labourées, se mouillant les pieds dans la rosée des prés, heureux comme un écolier qui fait l’école buissonnière ; quand il se croyait regardé, il feignait d’herboriser, cueillant des fleurs et des herbes ; il reprenait sa course, inquiet, haletant, heureux déjà de ses joies prochaines ; et, lorsqu’il arrivait, lorsqu’il s’était glissé comme un maraudeur par le trou de la haie d’aubépines, il jetait son bouquet dénoué dans la jupe de Madeleine, qui le guettait et qui l’entraînait vite au fond de la maison, où elle lui offrait enfin ses lèvres et ses joues loin des curieux. Cette escapade, cette course et ce baiser de bienvenue le charmaient chaque jour davantage. S’il eût été plus libre, il se serait peut-être lassé plus vite.

Et, lorsqu’ils s’étaient enfermés, Guillaume prenait une volupté singulière à se dire que son bonheur était ignoré de tous. Il regardait chaque visite comme une aventure charmante, comme un rendez-vous qu’une jeune fille sage lui aurait donné. Il oubliait parfaitement les mois passés rue de Boulogne. D’ailleurs, Madeleine était une autre femme : elle ne rêvait plus, elle vivait éveillée, et elle l’aimait cependant ; elle l’aimait en cachette, ainsi qu’une dame qui a des considérations à garder ; elle le recevait avec des rougeurs subites dans sa chambre à coucher, dans cette chambre où il ne faisait que passer maintenant, et dont l’odeur particulière lui causait à chaque visite une émotion profonde. Il n’avait rien à lui dans cette pièce, pas même des pantoufles.

Cette douce vie dura toute la belle saison. Les jours s’écoulèrent au milieu d’une paix heureuse. Les amants se remerciaient l’un l’autre par leur amour de la félicité qu’ils se donnaient, comme autrefois ils avaient failli se quereller en sentant qu’ils se rendaient malheureux mutuellement.

Madeleine avait loué la petite maison vers le milieu d’avril. Elle ne connaissait de la campagne que quelques coins de la banlieue de Paris. Vivre en pleins champs, toute une saison, fut pour elle une joie forte et saine. Elle vit fleurir les arbres et mûrir les fruits, assistant avec une surprise souriante au travail de la terre. Quand elle arriva, les feuilles étaient tendres, d’un vert clair, la plaine s’éveillait sous les premiers rayons, humide encore des pluies d’hiver, ayant la grâce puérile d’une enfant ; il lui vint au cœur, du fond des horizons pâles, comme un souffle frais et virginal. Puis, le ciel eut des caresses plus brûlantes, les feuillages noircirent, la terre devint femme, femme amoureuse et fécondée dont les entrailles tressaillaient d’une puissante volupté dans le labeur de l’enfantement. Madeleine, rafraîchie et apaisée par les tiédeurs du printemps, sentit les ardeurs de l’été la pénétrer d’énergie et donner au sang de ses veines un battement calme et fort. Elle trouva ainsi, au grand soleil, la paix et la vigueur ; elle fut pareille à un de ces arbustes que l’hiver a frappés et qui renaissent, qui redeviennent enfants pour croître de nouveau et s’épanouir dans la puissance de leurs feuillages.

Elle avait un besoin de grand air, un amour du ciel libre qui lui faisaient adorer les longues promenades. Presque chaque jour, elle sortait, marchait des lieues entières, sans jamais se plaindre de la fatigue. D’habitude, elle donnait rendez-vous à Guillaume dans un petit bois que traversait le ruisseau où son amant jadis pêchait des écrevisses. Dès qu’ils se trouvaient réunis, ils s’en allaient doucement sur l’herbe molle, cachés par les arbres des deux rives, remontant cette sorte de vallée couverte de feuilles et toute frissonnante de fraîcheur. À leurs pieds coulait le ruisseau, un filet d’argent qui fuyait silencieusement sur le sable ; il y avait, de loin en loin, de petites chutes dont les bruits de cristal semblaient sortir d’une flûte champêtre. Et, des deux côtés, les grands troncs s’élevaient, pareils à des fûts de colonnes bizarres, mangés d’une lèpre de mousse et de lierre ; des ronces avaient poussé entre ces troncs, jetant de l’un à l’autre leurs longs bras épineux, bâtissant là des murailles vertes qui fermaient l’allée et en faisaient une rue interminable de feuillage. Au-dessus, la voûte était peuplée de roitelets, semblables à de grosses mouches bourdonnantes ; par endroits, les branches s’écartaient et laissaient voir, au fond de toute cette verdure, un coin de ciel bleu. Guillaume et Madeleine aimaient ce désert étroit, ce berceau naturel dont ils ne trouvaient jamais le bout ; pendant des heures ils s’oubliaient à en suivre les détours ; le froid de l’eau, le silence des arbres les pénétraient d’une volupté exquise. Les bras à la taille, ils se serraient davantage dans les coins où l’ombre était plus épaisse. Parfois ils jouaient comme des enfants ; ils se poursuivaient, s’accrochant aux ronces, glissant sur l’herbe. Brusquement la jeune femme disparaissait ; elle s’était cachée derrière quelque buisson ; son amant, qui voyait parfaitement un coin de sa jupe claire, feignait de la chercher d’un air très inquiet ; puis, d’un saut, il venait la saisir et la tenait là, renversée à terre, toute secouée de rires, dans ses bras.

D’autres fois, Madeleine déclarait qu’elle était glacée et qu’elle voulait marcher au soleil ; l’ombre finissait toujours par peser à cette nature puissante. Ils allaient au soleil, au grand soleil de juillet. Ils écartaient la muraille de ronces et se trouvaient au bord d’immenses champs de blé dont les vagues blondes ondulaient jusqu’à l’horizon, endormies de chaleur sous le ciel de midi. L’air brûlait. Madeleine marchait à l’aise dans cette fournaise ardente ; elle laissait voluptueusement le soleil mordre son cou et ses bras nus ; un peu pâle, le front couvert de petites gouttes de sueur, elle s’abandonnait aux caresses de l’astre. Cela, disait-elle, lui donnait de nouvelles forces quand elle était lasse ; elle se sentait mieux vivre sous le poids écrasant du ciel en flammes, que ses fortes épaules portaient légèrement. Mais Guillaume souffrait beaucoup de la chaleur ; lorsqu’elle le voyait haleter, elle l’entraînait de nouveau dans l’allée ombreuse, au bord du ruisseau clair et froid.

Et ils reprenaient alors leur promenade attendrie, goûtant un nouveau charme dans ce silence et cette fraîcheur qu’ils avaient un moment quittés. Ils arrivaient ainsi à une sorte de rotonde où ils s’arrêtaient et se reposaient d’habitude. L’allée s’élargissait, le ruisseau formait un petit lac à la surface nette comme de l’acier, la ligne des arbres s’arrondissait mollement, découvrant une large nappe de ciel. On eût dit une salle de verdure. Au bord de la flaque d’eau poussaient de grands joncs flexibles ; puis un tapis d’herbe courte s’étalait, montant de l’eau au pied des arbres, et là se perdait dans de hautes broussailles qui entouraient la clairière d’un mur impénétrable. Mais la joie de cette retraite sauvage et douce était une source qui s’échappait d’un rocher ; le bloc énorme, couvert au sommet de ronces pendantes, surplombait un peu, se creusait dans une ombre bleuâtre ; le mince filet sortait, avec des souplesses de couleuvre, du fond de cette grotte pleine de plantes grimpantes, et dont les parois suintaient d’humidité. Guillaume et Madeleine s’asseyaient là, écoutant le bruit régulier des gouttes qui tombaient une à une de la voûte ; il y avait dans ce bruit un bercement sans fin, une sensation vague de sommeil et d’éternité qui plaisaient à leurs amours heureuses. Peu à peu, ils cessaient de parler, gagnés par la monotonie de la chanson continue des gouttes d’eau, croyant entendre les battements de leur cœur, rêvant et souriant, la main dans la main.

La jeune femme apportait toujours quelques fruits. Elle sortait de son rêve, et mangeait ses provisions à belles dents, faisant mordre son amant dans ses pêches et ses poires. Guillaume s’émerveillait à la voir devant lui ; chaque jour, elle lui semblait d’une beauté plus éclatante ; il suivait, avec des surprises d’admiration, l’épanouissement de santé et de force que l’air libre amenait en elle. La campagne en faisait véritablement une autre femme. Elle paraissait avoir grandi encore. Saine, vigoureuse, les membres solides, elle était devenue une puissante fille, à la poitrine large, au rire clair. Sa peau, légèrement brunie, avait gardé sa transparence. Ses cheveux roux, à peine noués, tombaient sur sa nuque en un seul flot épais et ardent. Tout son être prenait des attitudes d’une vigueur superbe.

Guillaume ne pouvait se lasser de regarder cette créature bien portante dont les baisers, calmes et forts, apaisaient ses propres fièvres. Il sentait qu’une sérénité suprême se faisait en elle ; elle avait retrouvé ses volontés, elle vivait sans secousse, obéissant à la simplicité native de son être ; ce milieu de solitude et de grand soleil lui convenait, elle s’y épanouissait dans sa grâce et dans sa puissance, se montrait telle que la satisfaction de ses besoins d’estime et de paix l’aurait toujours faite. Pendant les longues heures qu’ils passaient à la Source, nom dont ils avaient baptisé leur retraite, le jeune homme contemplait Madeleine, allongée sur l’herbe, la nuque rougie par le reflet de ses cheveux ; il suivait, sous la robe légère, les lignes fermes de ses membres, et, par moments, il se soulevait pour la prendre dans une étreinte, à bras-le-corps, avec un soudain orgueil de possession. Rien de sale d’ailleurs ; c’étaient de saines et paisibles amours.

Les jours où les amants ne se rendaient pas à la Source, ils allaient en cabriolet à quelques kilomètres, puis laissaient leur voiture dans une auberge et battaient la campagne au hasard des routes. Ils choisissaient simplement les chemins les plus étroits, ceux qui devaient les conduire à l’inconnu. Lorsqu’ils avaient marché pendant des heures, entre deux haies de pommiers, sans rencontrer âme qui vive, ils étaient heureux comme des maraudeurs qui auraient échappé à l’œil du garde champêtre. Ces larges plaines normandes, grasses et monotones, leur semblaient être l’image de leurs tendresses tranquilles ; jamais ils ne se fatiguaient des mêmes horizons de prairies et de cultures. Souvent ils s’égaraient dans les terres, ils couraient les fermes. Madeleine adorait les animaux domestiques ; une couvée de poussins qui picoraient autour de leur mère gloussant et gonflant ses ailes, la faisait rire des après-midi entiers ; elle entrait dans les étables pour caresser les vaches ; les jeunes chevreaux bondissants la ravissaient ; tout le petit monde d’une basse-cour la retenait, lui donnait des envies folles d’avoir chez elle des poules, des canards, des pigeons, des oies, et si le sourire de Guillaume ne l’avait retenue, elle ne serait jamais rentrée à Véteuil sans rapporter quelque bête dans ses jupes. Elle avait encore une passion, celle des enfants : dès qu’elle en apercevait un se roulant dans la cour d’une ferme, sur le fumier, au milieu des volailles, elle le regardait en silence, un peu pensive, avec un sourire attendri ; puis, comme attirée, elle s’approchait et prenait le marmot entre ses bras, sans se soucier de son visage barbouillé de terre et de confitures. Elle demandait du lait, gardant l’enfant jusqu’à ce qu’on l’eût servie, le faisant sauter, appelant son amant pour qu’il admirât les grands yeux de la chère créature. Quand elle avait bu, elle se retirait à regret, elle se retournait, regardait une dernière fois.

L’automne vint. Des nuées sombres couraient dans le ciel mort, poussées par des vents glacés ; la campagne s’endormait. Les amants voulurent aller une dernière fois à la Source. Ils trouvèrent leur solitude bien désolée. Une pluie de feuilles jaunes jonchait l’herbe ; les murailles de verdure tombaient ; la rotonde, ouverte à tous les yeux, n’était plus formée que par les troncs maigres des arbres dont les branches hautes détachaient leur lamentable nudité sur le ciel gris. Le petit lac, la source elle-même se ternissaient, salis par les derniers orages. Guillaume comprit que l’hiver approchait, et qu’il leur fallait cesser leurs promenades. Il rêvait tristement à cette mort de l’été en regardant Madeleine. La jeune femme, assise en face de lui, songeuse, cassait les bouts de bois mort dont le gazon était semé.

Depuis la veille, Guillaume voulait offrir à sa maîtresse de l’épouser. Cette idée de mariage immédiat lui était venue dans une ferme, en voyant Madeleine caresser un de ces bambins qu’elle adorait. Il avait songé que si jamais elle devenait enceinte, il aurait un bâtard pour fils. Ses souvenirs d’enfance l’épouvantaient toujours à ce mot de bâtard.

D’ailleurs, tout le poussait fatalement au mariage. Comme il le disait autrefois à Jacques, il devait aimer une seule femme, la première qu’il rencontrerait ; il devait l’aimer de son être entier, et s’en tenir à cet amour, par haine du changement, par terreur de l’inconnu. Il s’était endormi dans la tendresse de Madeleine ; maintenant qu’il avait chaud, qu’il se trouvait bien dans cette tendresse, il comptait y rester à jamais. Son esprit lent, sa douceur se plaisaient à penser : « J’ai un gîte où je me suis réfugié pour la vie. » Le mariage légitimerait simplement une union qu’il regardait déjà comme éternelle.

L’idée qu’il pouvait avoir un fils, lui fit seulement désirer de hâter un dénouement prévu. Puis, l’hiver venait, il aurait froid, seul au fond de son grand château désert, il ne vivrait plus ses journées dans l’haleine chaude de son amante. Pendant ces longs mois glacés, il lui faudrait courir sous la pluie pour aller frapper à la porte de Madeleine. Quelle joie tiède, au contraire, s’ils habitaient le même logis ! Ils passeraient les mauvais jours au coin du foyer ; ils auraient une lune de miel frileuse dans une alcôve bien close, d’où ils ne sortiraient, au printemps suivant, que pour retourner au soleil. Et il y avait encore, dans sa résolution, l’envie d’aimer Madeleine au grand jour, de lui donner une marque d’estime qui la toucherait. Il croyait deviner qu’ils ne souffriraient pas de leur intimité, qu’ils ne se blesseraient plus, lorsqu’ils se seraient engagés l’un envers l’autre.

Cependant, au fond du projet que caressait Guillaume, dormait un vague sentiment de crainte qui le tenait inquiet et hésitant. Pendant les mois d’oubli qu’il venait de passer, il ne s’était jamais abandonné aux terreurs de l’avenir que le suicide de son père avait éveillées en lui ; les faits ne l’écrasaient plus ; son amour, après tant de secousses, lui semblait un repos souverain, un apaisement de ses souffrances et de ses appréhensions. C’est qu’il vivait alors du présent, des heures qui s’écoulaient, apportant chacune leur joie. Mais depuis qu’il pensait au lendemain, l’inconnu de ce lendemain lui donnait une fièvre sourde. Peut-être, à son insu, tremblait-il devant un engagement éternel avec une femme dont il ignorait encore l’histoire. En tout cas, il n’y avait que du trouble en lui, ses hésitations ne se formulaient pas, son cœur le poussait.

Il était venu à la Source, bien décidé à parler. Mais les arbres étaient si nus, le ciel si triste, qu’il se taisait, frissonnant sous les premiers souffles de l’hiver. Madeleine elle aussi avait froid ; un foulard au cou, les pieds ramenés sous les jupes, elle continuait à casser les bouts de bois mort du gazon, sans savoir ce qu’elle faisait, regardant avec mélancolie les nuages chargés de pluie qui couraient silencieusement. Enfin, à l’heure du retour, Guillaume lui dit son projet ; sa voix tremblait un peu, il semblait solliciter une grâce.

La jeune femme l’écouta d’un air surpris, presque effrayée. Quand il eut fini :

— Pourquoi ne pas rester comme nous sommes, dit-elle. Je ne me plains pas, je suis heureuse… Nous ne nous aimerions pas davantage si nous étions mariés… Peut-être même dérangerions-nous notre bonheur.

Et, comme il ouvrait la bouche pour insister, elle ajouta d’une voix brève :

— Non, vraiment. Cela me fait peur.

Elle se prit à rire, afin d’atténuer la dureté et l’étrangeté de ses paroles. Elle-même restait étonnée de les avoir prononcées et d’y avoir mis un tel accent. La vérité était que la proposition de Guillaume lui causait une singulière révolte ; il lui semblait qu’il sollicitait quelque chose d’impossible, comme si elle ne se fût pas appartenue et qu’elle se fût déjà trouvée en la possession d’un autre homme. Elle avait eu la voix et le geste d’une femme mariée auquel un amant demanderait de vivre maritalement avec lui.

Le jeune homme, presque blessé, aurait peut-être retiré son offre, s’il ne s’était cru maintenant obligé de plaider la cause de leurs amours. Il s’échauffa en parlant, il oublia peu à peu le serrement de cœur qu’il avait éprouvé au refus net de sa maîtresse, il se répandit en paroles douces et caressantes, faisant le tableau de la belle vie calme qu’ils mèneraient, quand ils seraient mariés. Pendant longtemps, il laissa ainsi couler son cœur de ses lèvres, demi-courbé, dans une attitude de prière et d’adoration.

— Je suis orphelin, disait-il, je n’ai au monde que toi. Ne me refuse pas d’engager ta vie à la mienne, sinon je croirai que le ciel continue à me poursuivre de sa colère, je me dirai que tu ne m’aimes pas assez pour vouloir assurer ma félicité. Si tu savais combien j’ai besoin de ton affection ! Toi seule m’as calmé, toi seule m’as ouvert un refuge dans tes bras. Et aujourd’hui je ne sais comment te remercier, je t’offre tout ce que j’ai, rien en comparaison des bonnes heures que tu m’as données et que tu me donneras encore. Va, je le sens bien, je resterai toujours ton obligé, Madeleine. Nous nous aimons, le mariage ne saurait accroître notre amour ; mais il nous permettra de nous adorer ouvertement. Et quelle existence sera la nôtre ! Une existence de paix et d’orgueil, une confiance sans bornes pour l’avenir, une affection de tous les instants… Je t’en prie, Madeleine.

La jeune femme écoutait, comme prise de malaise, avec une impatience contenue qui mettait sur ses lèvres un singulier sourire. Quand son amant ne trouva plus de paroles et s’arrêta, la gorge serrée par l’émotion qui le gagnait, elle garda un moment le silence. Puis, de sa voix mauvaise :

— Tu ne peux cependant pas, s’écria-t-elle, épouser une femme dont tu ignores l’histoire… Il faut que je te dise qui je suis, d’où je viens, ce que j’ai fait avant de te connaître.

Guillaume s’était levé et lui avait déjà mis la main sur la bouche.

— Tais-toi ! reprit-il avec une sorte de terreur. Je t’aime, je ne veux pas en savoir davantage… Va, je te connais bien. Tu es peut-être meilleure que moi ; tu as, à coup sûr, plus de volonté et plus de force. Tu ne saurais avoir fait le mal. Le passé est mort ; je te parle d’avenir.

Madeleine se débattait dans son étreinte de suprême tendresse et de foi absolue. Quand elle put parler :

— Écoute, dit-elle, tu es un enfant, il faut que je raisonne pour toi… Tu es riche, tu es jeune, un jour tu me reprocherais d’avoir accepté trop vite ton offre… Moi, je n’ai rien, je suis une pauvre fille ; mais je tiens à garder mon orgueil, je ne voudrais pas que tu vinsses m’accuser plus tard d’être entrée chez toi en intrigante… Tu vois, je suis franche… Je puis être pour toi une adorable maîtresse ; si je devenais ta femme, le lendemain tu te dirais que tu aurais dû épouser une fille mieux dotée et plus digne que moi.

Si Madeleine avait voulu pousser le jeune homme, elle n’aurait pu trouver de meilleure façon. Les suppositions qu’elle faisait, le mirent presque en larmes. Maintenant il avait une colère d’enfant, il se jurait de vaincre quand même les résistances de sa maîtresse.

— Tu ne me connais pas, cria-t-il, tu me fais beaucoup de mal Madeleine… Pourquoi me parles-tu ainsi ? Ignores-tu ce que je pense, ce que je rêve, depuis un an que nous vivons ensemble ? Je voudrais m’endormir sur ton sein et ne m’éveiller jamais. Tu sais bien que c’est là le désir de tout mon être ; tu as tort de me prêter les idées des autres hommes… Je suis un enfant, dis-tu ; eh bien, tant mieux ! tu ne peux avoir peur d’un enfant qui se confie à toi.

Il continua d’un ton plus doux, il reprit sa prière attendrie. Il parla tant que son cœur fut plein. Madeleine faiblissait. Elle était touchée par cette voix tremblante qui lui offrait si humblement le pardon, l’estime du monde. Cependant il y avait toujours, au fond d’elle, une vague révolte. Quand son amant termina en disant : « Tu es libre, pourquoi me refuses-tu le bonheur ? » elle fit un brusque mouvement.

— Libre ! répondit-elle d’une voix étrange, oui, je suis libre…

— Eh bien ! ajouta Guillaume, ne parle donc plus du passé. S’il y a eu un autre amour dans ta vie, cet amour est mort, j’épouse une veuve.

Ce mot de veuve frappa la jeune femme. Elle pâlit légèrement. Son front dur, ses yeux gris exprimaient une anxiété douloureuse.

— Rentrons, dit-elle, la nuit vient… Je te répondrai demain.

Ils rentrèrent. Le ciel était devenu noir, le vent soufflait lugubrement dans les arbres de l’allée. Lorsque Guillaume quitta la jeune femme, il la serra sur sa poitrine, en silence, ne trouvant plus rien à lui dire, et voulant déjà prendre possession de son être par cette dernière étreinte.

Madeleine passa une nuit d’insomnie. Quand elle fut seule, elle réfléchit à la proposition de son amant. L’idée d’un mariage la flattait, tout en lui causant une sorte de surprise effrayée. Jamais cette idée ne lui était venue. Elle n’aurait osé faire un pareil rêve. Alors, en songeant à la vie calme et digne que lui offrait Guillaume, elle s’étonna beaucoup de s’être révoltée. Au souvenir des paroles caressantes du jeune homme, elle eut honte d’avoir montré tant de dureté, elle se demanda quel sentiment secret l’avait poussée à refuser une union qu’elle aurait dû accepter avec humilité et reconnaissance. Pourquoi ses craintes, ses hésitations ? N’était-elle pas libre, comme Guillaume l’avait dit ? Quelle nécessité lui faisait dédaigner le bonheur inespéré qui venait à elle ? Elle se perdit dans ces questions, elle ne découvrit dans sa chair qu’un malaise vague. Elle se serait bien fait une réponse, qui lui semblait sotte, ridicule, et qu’elle évitait. La vérité était qu’elle songeait à Jacques. Elle avait senti le souvenir de cet homme s’éveiller confusément dans son être, tandis que son amant lui parlait. Mais ce ne pouvait être ce souvenir qui la troublait. Jacques était mort, elle ne lui devait rien, pas même un regret. De quel droit serait-il ressuscité en elle pour lui rappeler qu’elle lui appartenait ? Les doutes qui, à cette heure, lui venaient sur sa liberté, l’irritaient profondément. Maintenant que le fantôme de son premier amour s’était dressé, elle luttait corps à corps avec lui, elle voulait le vaincre pour se prouver qu’il ne la possédait pas. Et elle avait conscience, en dépit de ses rires de dédain, que Jacques seul avait pu la rendre dure pour Guillaume. Cela était monstrueux, inexplicable. Quand ces idées lui apparurent nettement, dans les cauchemars de son insomnie, elle décida, avec toute la violence de sa nature, qu’elle ferait taire le mort en épousant le vivant. Elle s’endormit au petit jour. Elle rêva que le naufragé sortait des vagues livides de la mer et venait l’arracher des bras de son mari.

Lorsque Guillaume arriva le matin, tremblant et inquiet, il trouva Madeleine encore endormie. Il la prit doucement dans ses bras. La jeune femme s’éveilla en sursaut et se jeta sur sa poitrine, comme pour s’y réfugier et lui dire : « Je suis à toi. » Ce furent de longs baisers, des étreintes passionnées. Ils semblaient tous deux avoir besoin de se livrer, de se posséder, pour croire à la force de leur union.

Dès l’après-midi, Guillaume s’occupa des formalités du mariage. Lorsque, le soir, il annonça à Geneviève qu’il allait épouser une jeune dame des environs, la protestante le regarda de ses yeux méchants.

— Cela vaudra mieux, lui dit-elle.

Il comprit qu’elle savait tout. On l’avait sans doute aperçu avec Madeleine, et les bavardages devaient aller bon train dans le pays. Le mot de Geneviève lui fit encore presser le jour des noces. Quelques semaines suffirent. Les amants se marièrent au commencement de l’hiver, presque secrètement. Cinq ou six curieux de Véteuil les regardèrent seuls monter en voiture à la sortie de la mairie et de l’église. Lorsqu’ils furent rentrés à la Noiraude, ils s’enfermèrent après avoir remercié leurs témoins. Ils étaient chez eux, liés à jamais.