Madeleine Férat/Chapitre IV

A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 59-79).

IV

Lorsque Madeleine rencontra Guillaume, elle songeait à quitter l’hôtel et à chercher un petit logement qu’elle meublerait. Dans cette maison ouverte à tout venant, peuplée d’étudiants et de filles, elle n’était point assez chez elle, elle se trouvait exposée à recevoir des déclarations brutales qui lui rappelaient cruellement son abandon. Quand elle aurait déménagé, elle comptait travailler, utiliser son talent de brodeuse. D’ailleurs, ses deux mille francs de rente suffisaient à ses besoins. L’avenir l’inquiétait vaguement ; elle sentait que la solitude à laquelle elle voulait se condamner, serait pleine de périls. Bien qu’elle se fût juré d’être forte, elle passait des journées si vides, si tristes, que, certains soirs, elle surprenait, au fond de son accablement, des pensées indignes de faiblesse.

Le soir de l’arrivée de Guillaume, elle le vit dans l’escalier. Il se rangea contre le mur d’un air si respectueux, qu’elle fut comme confuse et étonnée de son attitude. D’ordinaire, les locataires de l’hôtel lui marchaient presque sur les pieds, en lui jetant des bouffées de tabac au visage. Le jeune homme entra dans une chambre qui touchait la sienne ; une mince cloison séparait les deux pièces. Madeleine s’endormit en écoutant, malgré elle, les pas de l’inconnu qui prenait possession de son domicile.

Guillaume, tout respectueux qu’il était, avait parfaitement remarqué le teint nacré et les admirables cheveux roux de sa voisine. S’il marcha longtemps dans sa chambre, ce soir-là, ce fut que la pensée d’avoir une femme si près de lui, lui causait une sorte de fièvre. Il entendait craquer son lit, quand elle se retournait.

Le lendemain, les jeunes gens se sourirent, naturellement. Leur intimité marcha vite. Madeleine s’abandonna d’autant plus aisément à sa sympathie pour ce garçon tranquille et doux, qu’elle se crut en toute sûreté avec lui. Elle le considéra un peu comme un enfant. Elle pensa que, s’il commettait jamais la folie de lui parler d’amour, elle le sermonnerait et aurait facilement raison de ses désirs. Elle croyait à sa force, elle voulait garder son serment de veuvage. Les jours suivants, elle accepta le bras de Guillaume, elle consentit à faire un bout de promenade en sa compagnie. Au retour, elle alla dans la chambre du jeune homme, et le jeune homme vint dans la sienne. D’ailleurs pas la moindre parole tendre, pas le moindre sourire inquiétant. Ils se traitaient en amis de la veille, avec une réserve pleine d’un charme délicat.

Au fond, leur être était vaguement troublé. Le soir, lorsqu’ils se trouvaient dans leur chambre, ils s’écoutaient marcher, ils rêvaient, sans pouvoir lire nettement les sentiments qui les agitaient. Madeleine se sentait aimée, et elle se laissait aller à cette douceur, tout en se disant qu’elle n’aimait pas. À vrai dire, elle ignorait l’amour ; sa première liaison avait eu quelque chose de brusque qui lui faisait goûter avec une jouissance infinie les attentions de Guillaume ; son cœur allait vers lui, malgré elle, peu à peu, touché par une sympathie qui devenait de la tendresse. S’il lui arrivait encore de songer à ses blessures, elle écartait les souvenirs cruels en rêvant à son nouvel ami ; la passion d’un tempérament sanguin l’avait épouvantée, l’affection caressante d’une nature nerveuse la pénétrait d’une langueur attendrie, amollissait une à une ses volontés. Quant à Guillaume, il vivait dans le rêve ; il adorait la première femme qu’il rencontrait, et cela était fatal. Dans les commencements, il ne se demanda même pas d’où venait cette femme ; elle lui souriait la première, ce sourire suffisait pour qu’il s’agenouillât et lui donnât sa vie. Il s’étonnait joyeusement d’avoir rencontré tout de suite une amante ; il avait hâte d’ouvrir son cœur si longtemps fermé, si plein de passion contenue ; s’il n’embrassait pas Madeleine, c’est qu’il n’osait, mais il croyait déjà la posséder.

Les jeunes gens passèrent ainsi une semaine. Guillaume sortait à peine ; Paris lui faisait peur, et il s’était bien gardé d’aller loger dans un des grands hôtels dont son père lui avait donné les adresses. Il s’applaudissait maintenant de s’être caché derrière le Luxembourg, au fond de ce quartier paisible où l’amour l’attendait. Il aurait voulu emmener Madeleine aux champs, bien loin, non qu’il eût dessein de la faire tomber plus vite entre ses bras, mais parce qu’il aimait les arbres et qu’il désirait se promener avec elle à leur ombre. Elle résistait, par une sorte de pressentiment. Enfin, elle accepta d’aller dîner avec lui dans un cabaret de la banlieue. Là, au restaurant du bois de Verrières, elle se livra.

Le lendemain, quand ils rentrèrent à Paris, les deux amants étaient si étourdis de leur aventure, qu’ils oubliaient parfois de se tutoyer. Ils éprouvaient même une certaine gêne, un malaise qu’ils n’avaient pas ressenti, lorsqu’ils étaient simplement camarades. Par un singulier sentiment de honte, ils ne voulurent pas coucher tous deux dans l’hôtel où la veille encore ils se trouvaient presque étrangers l’un à l’autre. Guillaume comprit que Madeleine souffrirait des sourires des garçons de service, si elle venait habiter sa chambre. Il alla, dès le soir, loger dans un hôtel voisin. D’ailleurs, maintenant qu’elle lui appartenait, il voulait posséder la jeune femme à lui seul, au fond de quelque retraite ignorée.

Il agit comme s’il était sur le point de se marier. Le banquier chez lequel son père lui avait ouvert un crédit illimité, lui indiqua sur sa demande un pavillon solitaire, qui était à vendre, rue de Boulogne. Guillaume courut visiter l’immeuble et l’acheta séance tenante. Il y mit sur-le-champ les tapissiers, le meubla en quelques jours. Tout cela fut l’affaire d’une semaine au plus. Un soir, il prit les mains de Madeleine, en lui demandant si elle voulait être sa femme.

Depuis la nuit passée au restaurant du bois de Verrières, il venait la voir chaque après-midi, comme un fiancé qui fait sa cour ; puis il se retirait discrètement. Sa demande toucha la jeune femme qui lui répondit en se jetant à son cou. Ils entrèrent dans le pavillon de la rue de Boulogne, ainsi que deux nouveaux mariés, au soir des noces. Ce fut réellement là qu’eut lieu leur nuit de mariage. Ils paraissaient avoir oublié le hasard qui les avait, un soir, jetés brusquement dans les bras l’un de l’autre ; ils semblaient croire qu’il leur était permis d’échanger des baisers pour la première fois. Nuit douce et heureuse où les amants purent s’imaginer que le passé était mort à jamais et que leur union avait la pureté et la force d’un lien éternel.

Ils vécurent là pendant six mois, séparés du monde, sortant à peine. Ce fut un véritable rêve de bonheur. Endormis dans leur tendresse, ils ne se souvenaient plus des faits qui avaient précédé leurs amours, ils ne s’inquiétaient pas des événements que pouvait garder l’avenir. Ils étaient plus loin et plus haut, dans un contentement complet de cœur, dans une paix de félicité que rien ne troublait. Le pavillon, avec ses chambres étroites garnies de tapis et tendues d’étoffes claires, leur offrait une adorable retraite, close, silencieuse, souriante. Et il y avait encore le jardin, un carré de terre grand comme la main, où ils s’oubliaient, malgré le froid, à causer pendant les belles après-midi d’hiver.

Madeleine croyait être née de la veille. Elle ne savait pas si elle aimait Guillaume ; elle savait seulement qu’il lui venait une grande douceur de cet homme, et qu’il était bon de sommeiller dans cette douceur. Toutes ses blessures s’étaient fermées ; elle n’éprouvait plus ces secousses ni ces brûlures ardentes qui lui avaient déchiré la poitrine ; elle avait chaud, d’une chaleur tiède et égale qui reposait son cœur. Jamais elle ne s’interrogeait. Comme un malade qui sort brisé d’une fièvre aiguë, elle s’abandonnait à la langueur voluptueuse de sa convalescence, en remerciant du fond de l’âme celui qui venait de la tirer de ses angoisses. Ce qui la touchait le plus, ce n’étaient pas les étreintes folles du jeune homme ; ses sens se taisaient d’ordinaire, il y avait dans ses baisers plus de maternité que de passion. C’était l’estime profonde qu’il lui témoignait, la dignité avec laquelle il la traitait, en femme légitime. Cela la relevait à ses propres yeux, elle pouvait croire qu’elle avait passé des bras de sa mère aux bras d’un époux. Ce rêve que sa honte faisait, flattait son orgueil, la caressait dans toutes les pudeurs de son être. Il lui était ainsi permis d’être fière, et elle puisait surtout ses nouvelles tendresses, son calme et ses espoirs souriants, dans l’oubli complet des plaies qui ne saignaient plus en elle.

Guillaume vivait au ciel. Enfin, sa chère rêverie d’enfant et d’adolescent se réalisait. Quand il était au collége, meurtri de coups par ses camarades, il avait rêvé une solitude heureuse, un coin perdu et caché au fond duquel il passerait de longues journées oisives, sans jamais être battu, caressé au contraire par quelque bonne et douce fée qui resterait toujours près de lui ; et plus tard, à dix-huit ans, lorsque des désirs vagues commençaient à battre dans ses veines, il avait repris ce songe sous les arbres du parc, aux bords des eaux claires, remplaçant la fée par une amoureuse, courant les taillis, avec l’espoir de rencontrer sa chère tendresse à chaque détour des sentiers. Aujourd’hui, Madeleine était la bonne et douce fée, l’amoureuse qu’il cherchait. Il la possédait dans la solitude rêvée, loin du bruit, au fond d’une retraite où pas un être ne pouvait venir troubler son extase. C’était là, pour lui, la félicité suprême : se savoir hors du monde, ne plus craindre d’être blessé par personne, se livrer à toute la paix attendrie de son cœur, n’avoir auprès de lui qu’une créature, et vivre de la beauté et de l’amour de cette créature. Une pareille existence le consolait de sa jeunesse douloureuse ; pas d’affection jusqu’à cette heure, un père hautain et ironique, une vieille fanatique dont les caresses l’effrayaient, un ami qui ne suffisait pas à calmer ses fièvres d’adoration. Et des persécutions écrasantes, une enfance de martyr et une adolescence d’exilé, une longue suite d’angoisses qui lui avaient fait désirer ardemment l’ombre et le silence complets, l’anéantissement de son être endolori dans une douceur sans fin. Aussi se reposait-il, se cachait-il entre les bras de Madeleine, en homme las et peureux. Toutes ses jouissances étaient faites de calme. Jamais une telle paix ne lui semblait devoir finir. Il s’imaginait que l’éternité s’étendait devant lui, l’éternité que l’on dort sous la terre et qu’il dormait dans les bras de la jeune femme.

Tous deux, ils se donnaient moins d’amour que d’apaisement. On eût dit qu’un hasard les avait poussés l’un vers l’autre pour qu’ils pussent essuyer le sang de leurs blessures. Ils éprouvaient un égal besoin de repos, et leurs tendresses étaient comme les remercîments qu’ils s’adressaient des heures tranquilles et heureuses qu’ils goûtaient ensemble. Ils jouissaient des jours présents avec un égoïsme d’affamés. Il leur semblait qu’ils existaient seulement depuis leur rencontre ; jamais un souvenir ne leur venait dans leurs longues causeries d’amoureux ; Guillaume ne s’inquiétait plus des années que Madeleine avait vécues avant de le connaître, et la jeune femme ne songeait pas à le questionner, comme font les amantes, sur sa vie d’autrefois. Il leur suffisait d’être côte à côte, de rire, d’être heureux comme des enfants qui n’ont ni le regret de la veille ni le souci du lendemain.

Madeleine apprit un jour la mort de Lobrichon. Elle se contenta de dire :

— C’était un vilain homme.

Elle garda son indifférence, et Guillaume ne parut prendre aucun intérêt à cette nouvelle. Quand il recevait des lettres de Véteuil, il les jetait dans un tiroir après les avoir lues ; jamais sa maîtresse ne lui demandait ce que contenaient ces lettres. Au bout de six mois d’une pareille vie, ils étaient aussi étrangers l’un à l’autre que le premier jour : ils s’étaient aimés sans chercher à se connaître.

Ce rêve s’acheva brusquement.

Un matin, comme Guillaume était allé chez son banquier, Madeleine ne sachant que faire se mit à feuilleter un album de photographies qui traînait sur un meuble, et qu’elle n’avait pas encore aperçu. Son amant avait retrouvé la veille cet album, au fond d’une malle. Il ne contenait que trois portraits, ceux de son père, de Geneviève et de son ami Jacques.

Quand la jeune femme aperçut ce dernier portrait, elle poussa un cri sourd. Les mains appuyées sur les feuillets ouverts de l’album, toute droite, frémissante, elle contemplait le visage souriant de Jacques d’un air épouvanté, comme si un fantôme venait se dresser devant elle. C’était lui, l’amant d’une nuit devenu l’amant d’une année, l’homme dont le souvenir endormi dans sa poitrine s’éveillait et la déchirait cruellement, à cette brusque apparition.

Ce fut un coup de foudre dans son ciel tranquille. Elle avait oublié ce garçon, elle était l’épouse fidèle de Guillaume. Pourquoi Jacques se levait-il entre eux ? Pourquoi était-il là, dans cette pièce où tout à l’heure encore son amant la tenait entre ses bras ? Qui l’avait amené jusqu’à elle pour troubler à jamais sa paix ? Ces questions faisaient monter la folie à sa tête éperdue.

Jacques la regardait de son air légèrement railleur. Il semblait la plaisanter sur ses amours attendries ; il lui disait : « Bon Dieu ! ma pauvre fille, comme tu dois t’ennuyer ici ! Allons, viens à Chatou, viens à Robinson, viens vite où il y a du monde et du bruit… » Elle croyait entendre le son de sa voix et son éclat de rire ; elle s’imaginait qu’il allait lui tendre les bras, par un geste qui lui était familier. Dans un éclair, elle revit le passé, la chambre de la rue Soufflot, toute cette vie qu’elle croyait si loin, et dont quelques mois la séparaient. Elle avait donc rêvé ; le bonheur d’hier ne lui était pas dû, elle mentait et elle volait. Toute la boue dans laquelle elle avait marché, lui montait au cœur et l’étouffait.

La photographie représentait Jacques dans le laisser-aller de sa vie d’étudiant. Il était assis à califourchon sur une chaise retournée, en manches de chemise, le cou et les bras nus, fumant une pipe de terre blanche. Madeleine distinguait un signe qu’il avait sur le bras gauche, et se rappelait avoir bien souvent baisé ce signe. Ses souvenirs lui causaient une sensation de brûlure vive ; elle retrouvait dans sa souffrance, comme un reste amer des voluptés que cet homme lui avait fait connaître. Il paraissait chez lui, il était demi-nu, et peut-être allait-il la prendre sur sa poitrine. Alors il lui sembla sentir, autour de sa taille, l’étreinte si connue de son premier amant. Défaillante, elle se renversa dans un fauteuil, croyant qu’elle se prostituait, regardant autour d’elle avec le frisson d’effroi d’une femme adultère. Le petit salon gardait son silence discret, son ombre adoucie ; il était plein de cette paix voluptueuse que mettent six mois d’amour dans une chambre close ; sur un panneau, au-dessus du canapé, se trouvait le portrait de Guillaume qui souriait tendrement à Madeleine. Et Madeleine pâlissait sous ce regard d’amour, au milieu de l’air calme, en sentant Jacques la posséder et lui déchirer les entrailles.

Elle se souvenait. Avant son départ, le jeune chirurgien lui avait donné son portrait, une carte pareille à celle que le hasard cruel venait de mettre sous ses yeux. Mais, la veille de son entrée au pavillon, elle s’était fait un devoir de brûler cette carte, ne voulant pas introduire l’image de son premier amant dans la demeure de Guillaume. Et cette carte ressuscitait, et Jacques pénétrait malgré elle dans sa retraite ! Elle se leva, reprit l’album. Alors, derrière la photographie, elle lut cette dédicace : À mon vieux camarade, à mon frère Guillaume. Guillaume, le camarade, le frère de Jacques ! Madeleine, pâle comme une morte, ferma l’album et revint s’asseoir. Les yeux fixes, les mains pendantes, elle songea longtemps.

Elle se dit qu’elle devait être coupable de quelque grande faute, pour être punie si cruellement de ses six mois de bonheur. Elle s’était abandonnée entre les bras de deux hommes, et ces deux hommes s’aimaient d’une amitié fraternelle. Elle voyait une sorte d’inceste dans son double amour. Autrefois, au quartier latin, elle avait connu une fille que deux amis partageaient et qui passait tranquillement de la couche de l’un dans la couche de l’autre. Elle songea tout à coup à cette malheureuse, se disant avec dégoût qu’elle était aussi infâme qu’elle. Maintenant, elle le sentait bien, elle serait possédée par le fantôme de Jacques en se livrant à Guillaume ; elle goûterait peut-être un monstrueux plaisir dans les embrassements de ces amants qu’elle confondrait. Son avenir d’angoisse lui apparut si nettement alors, qu’elle eut l’idée de fuir, de disparaître à jamais.

Mais des lâchetés la retinrent. La veille encore, elle était si heureuse dans le milieu tiède et calme que lui faisait l’adoration de Guillaume. Ne pouvait-elle pas s’apaiser sous les caresses du jeune homme, oublier de nouveau, se croire digne et fidèle ? Puis elle se demanda s’il ne vaudrait pas mieux tout dire à son amant, lui confier son passé, s’en faire absoudre. La pensée d’une pareille confidence l’épouvanta. Comment oserait-elle avouer à Guillaume qu’elle était une ancienne maîtresse de son camarade, de son frère ? Il la repousserait, il la chasserait de son lit. Il n’accepterait jamais l’infamie d’un pareil partage. Elle raisonnait comme si Jacques l’eût possédée encore, tant elle le sentait vivant en elle,

Elle ne dirait rien, elle garderait toute la honte pour elle. Mais elle ne put encore s’arrêter à ce parti ; sa nature droite se révoltait à l’idée d’un mensonge éternel, elle comprenait qu’elle n’aurait pas longtemps la force de vivre souriante dans son infamie et dans ses angoisses. Il valait mieux qu’elle se confessât sur-le-champ, ou bien qu’elle prît la fuite. Ces pensées tumultueuses passaient dans sa tête vide avec des bruits et des chocs douloureux. Elle s’interrogeait, sans pouvoir prendre une décision. Brusquement, elle entendit ouvrir la porte de la rue. Un pas rapide monta l’escalier. Guillaume entra.

Il avait le visage bouleversé. Il se jeta sur le canapé et éclata en sanglots. Madeleine, surprise, terrifiée, eut l’idée qu’il savait tout. Elle se leva en frémissant.

Le jeune homme pleurait toujours, le visage entre les mains, secoué par des crises de désespoir. Enfin, il tendit les bras vers sa maîtresse, il lui dit d’une voix étouffée :

— Console-moi, console-moi. Ah ! que je souffre !

Madeleine vint s’asseoir à côté de lui, n’osant comprendre, se demandant si c’était elle qui le faisait pleurer ainsi. Elle oubliait ses propres souffrances devant une pareille douleur.

— Réponds, qu’as-tu ? demanda-t-elle à son amant en lui prenant les mains.

Il la regarda comme affolé.

— Je ne voulais pas sangloter dans la rue, balbutia-t-il au milieu de ses larmes… Je courais, j’étouffais… J’avais hâte d’être ici… Laisse-moi, cela me fait du bien, cela me soulage…

Il essuya ses pleurs, puis il étouffa de nouveau et se remit à pleurer.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne le verrai plus, murmura-t-il.

La jeune femme crut comprendre et fut prise d’une grande pitié. Elle attira Guillaume dans ses bras, elle le baisa au front, étanchant ses larmes, le consolant de son regard navré.

— Tu as perdu ton père ? demanda-t-elle de nouveau.

Il fit signe que non. Puis il joignit les mains, et, de cette voix humble des désespérés :

— Mon pauvre Jacques, dit-il en paraissant s’adresser à une ombre que lui seul aurait vue, mon pauvre Jacques, tu ne m’aimeras plus comme tu savais m’aimer… Je t’oubliais ici, je ne pensais même pas à toi quand tu es mort.

Au nom de Jacques, Madeleine, qui essuyait toujours les larmes de son amant, se leva toute droite, frissonnante. Jacques mort ! Cela tomba dans son être avec un choc sourd. Elle resta hébétée, se demandant si ce n’était pas elle qui, sans le savoir, avait tué ce garçon pour en débarrasser sa vie.

— Tu ne le connaissais pas, reprit Guillaume, je ne t’avais jamais parlé de lui, je crois. J’étais ingrat, notre bonheur me rendait oublieux… C’était un cœur d’or, une nature dévouée. Je ne possédais pas d’autre ami en ce monde. Avant de te rencontrer, je ne connaissais qu’une affection, la sienne. Vous étiez les seuls êtres qui m’ayez donné leur cœur. Et je le perds…

Un sanglot l’interrompit. Il continua :

— Au collége, on me battait, c’est lui qui est venu me défendre. Il m’a sauvé des larmes, il m’a offert son amitié et sa protection, à moi, qui vivais comme un paria dans le mépris, dans la moquerie de tous. Lorsque j’étais enfant, je l’adorais comme un dieu, je me serais mis à genoux devant lui, s’il m’avait demandé des prières. Je lui devais tant, je m’interrogeais avec une telle ardeur pour savoir comment je pourrais lui payer un jour ma dette de reconnaissance ! Et je l’ai laissé mourir loin de moi. Je ne l’ai pas assez aimé, je le sens bien.

L’émotion l’étouffa de nouveau. Au bout d’un court silence :

— Et plus tard, reprit-il, que de longues journées passées ensemble. Nous courrions les champs, la main dans la main. Je me souviens d’un matin où nous péchions des écrevisses sous les saules ; il me disait : « Guillaume, il n’y a qu’une bonne chose ici-bas, l’amitié. Aimons-nous bien, cela nous consolera plus tard. » Cher et pauvre mort, il n’est plus là, et je suis seul. Mais il vivra toujours en moi… Je n’ai plus que toi, Madeleine. J’ai perdu mon frère.

Il sanglota encore, il tendit de nouveau les bras à la jeune femme, dans un geste de suprême abandon.

Elle souffrait. La douleur, les regrets poignants de Guillaume lui causaient un singulier sentiment de rébellion ; elle ne pouvait entendre dans sa bouche l’éloge passionné de Jacques, sans être tentée de lui crier : « Tais-toi ! cet homme t’a pris ton bonheur, tu ne lui dois rien. » Il lui manquait cette dernière angoisse : être mise face à face avec son passé par celui-là même dont l’amour lui imposait l’oubli. Et elle n’osait lui fermer les lèvres, lui tout confesser, terrifiée par ce qu’elle apprenait, par ce lien puissant d’amitié et de reconnaissance qui avait uni ses deux amants. Elle écoutait le désespoir de Guillaume, comme elle eût écouté le bruit menaçant d’une vague qui aurait monté vers elle pour l’engloutir. Immobile, muette, elle gardait une étrange froideur. Elle ne trouvait en elle que de la colère. La mort de Jacques l’irritait. Elle avait d’abord éprouvé une sorte de déchirement sourd, puis elle s’était révoltée en voyant que cet homme ne pouvait mourir pour elle. De quel droit, puisqu’il était mort, venait-il troubler sa paix ?

Guillaume lui tendait toujours les bras, en répétant :

— Ma pauvre Madeleine, console-moi… Je n’ai plus que toi en ce monde.

Le consoler de la mort de Jacques ! cela lui paraissait ridicule et cruel. Elle fut obligée de le reprendre dans ses bras, d’essuyer encore les larmes qu’il répandait sur son premier amant. Le rôle étrange qu’elle jouait en ce moment, l’eût fait sangloter à son tour, si elle avait pu trouver des sanglots. Elle fut vraiment dure et impitoyable : aucun regret, aucun attendrissement sur celui qu’elle avait aimé, rien qu’une secrète irritation contre la douleur de Guillaume. Elle resta fille de l’ouvrier Férat.

— Il l’aimait plus que moi, pensait-elle ; il me chasserait si j’avouais ce que je pense.

Puis, pour dire quelque chose, poussée aussi par une curiosité âcre :

— Comment est-il mort ? demanda-t-elle d’une voix brève.

Alors Guillaume lui raconta que, forcé d’attendre chez son banquier, il avait pris machinalement un journal. Ses yeux étaient tombés sur un entrefilet qui annonçait le naufrage de la frégate le Prophète, surprise par un coup de vent aux approches du Cap. Le vaisseau s’était brisé sur des récifs, et pas un homme n’avait reparu. Jacques, qui se rendait en Cochinchine sur ce vapeur, ne dormirait même point dans une tombe où l’on pourrait aller prier. La nouvelle était officielle.

Lorsque l’angoisse des amants fut calmée, pendant la nuit qui suivit, Madeleine songea d’une façon plus paisible aux faits brusques de la journée. Sa colère s’en était allée, elle se sentait abattue et triste. Si elle avait appris la mort de Jacques en d’autres circonstances, nul doute que sa gorge ne se fût serrée et qu’elle n’eût trouvé des larmes. Maintenant, seule au fond de l’alcôve, au bruit de la respiration saccadée de Guillaume qui dormait à son côté du sommeil lourd des malheureux, elle pensa au mort, à ce cadavre que les vagues roulaient et battaient contre les rochers. Peut-être, en tombant à la mer, avait-il prononcé son nom. Elle se rappelait qu’un jour il s’était coupé assez profondément, rue Soufflot, et qu’elle avait failli s’évanouir, à la vue du sang qui ruisselait le long de sa main. Elle l’aimait en ce temps-là, elle eût veillé pendant des mois pour le sauver d’une maladie. Et, maintenant, il se noyait, et elle s’emportait contre lui. Il n’avait pu lui devenir à ce point étranger ; elle le retrouvait, au contraire, toujours là, dans sa poitrine, dans chacun de ses membres, possédée à ce point qu’elle croyait sentir son souffle lui courir sur la peau. Alors elle frissonna du frisson qui la brûlait autrefois, quand le jeune homme nouait ses bras autour de son corps. Elle éprouva une secousse indicible, comme si on lui avait arraché un morceau de son être. Elle se mit à pleurer, en se cachant la tête dans l’oreiller, pour que Guillaume ne l’entendît pas. Toute sa faiblesse de femme lui était revenue, il lui semblait qu’elle se trouvait un peu plus seule sur la terre.

Cette crise dura longtemps. Madeleine la prolongea involontairement en se rappelant les jours de tendresse de Jacques ; à chaque détail touchant qui lui revenait du passé, elle était plus désespérée, elle se reprochait comme un crime son indifférence irritée de la journée. Guillaume lui-même, s’il eût connu son histoire, lui aurait dit de se mettre à genoux, de pleurer avec lui. Elle joignait les mains, demandait pardon au mort qu’elle évoquait, et dont elle croyait entendre les cris d’agonie mêlés aux clameurs de la mer.

Un désir violent la prit tout d’un coup. Elle n’essaya pas de lutter contre cette envie irrésistible.

Elle se leva doucement, avec des précautions infinies, pour ne pas réveiller Guillaume. Lorsqu’elle eut posé les pieds sur le tapis, elle l’examina avec inquiétude, redoutant qu’il ne lui demandât où elle allait. Mais il dormait, les yeux encore pleins de larmes. Alors, elle alla chercher la veilleuse et passa dans le salon, prise d’anxiété quand le parquet criait sous ses pieds nus.

Elle marcha droit à l’album, l’ouvrit sur un guéridon, et s’assit devant le portrait de Jacques. C’était Jacques qu’elle venait chercher. Les épaules couvertes de ses cheveux roux dénoués, se serrant avec des frissons dans sa longue chemise, elle regarda longtemps le portrait à la lueur jaune et vacillante de la veilleuse. Un grand silence tombait autour d’elle, et, quand elle prêtait l’oreille, secouée par des terreurs soudaines et sans cause, elle n’entendait que la respiration fiévreuse de Guillaume, au fond de la pièce voisine.

Jacques ne lui parut pas avoir son air railleur du matin. Son cou et ses bras nus, sa chemise ouverte n’irritèrent plus ses souvenirs. Cet homme était mort ; son image avait pris une indéfinissable expression d’amitié attendrie. Madeleine éprouva une grande douceur à le contempler. Il lui souriait de son sourire cordial d’autrefois, et il n’y avait pas jusqu’à son attitude libre qui ne la touchât profondément. Le jeune homme, assis à califourchon sur sa chaise, fumant sa pipe de terre blanche, semblait lui pardonner avec bonhomie. Il était tel qu’elle l’avait connu, bon enfant dans la mort ; il lui apparaissait comme si elle eût poussé la porte de leur chambre de la rue Soufflot, gai et sans gêne, se faisant pardonner ses amours légères par sa belle humeur.

Elle pleura des larmes plus douces, elle s’oublia dans la contemplation de celui qui n’était plus. Ce portrait devenait une relique désormais, et elle pensait qu’elle n’avait rien à en redouter. Alors, elle se rappela ses luttes de la matinée, son indécision, son anxiété à prendre un parti. Le pauvre Jacques, au moment où elle se désespérait de le voir se lever entre elle et son amant, avait semblé lui envoyer la nouvelle de sa mort pour lui dire de vivre tranquille. Il ne viendrait plus la troubler dans ses nouvelles amours ; il paraissait l’autoriser à enfouir au fond de son cœur le secret de leur liaison. À quoi bon faire souffrir Guillaume, et pourquoi ne pas tenter encore le bonheur ? Elle devait se taire par pitié, par tendresse. Le portrait de Jacques murmurait : « Va, tâche d’être heureuse, mon enfant. Je ne suis plus là, jamais je n’apparaîtrai devant vous comme ta honte vivante. Ton amoureux est un enfant, je l’ai secouru, je te prie de le secourir à ton tour. Si tu es bonne, pense seulement quelquefois à moi. »

Madeleine fut convaincue. Elle garderait le silence, elle ne serait pas plus cruelle que le sort, qui avait voulu cacher à Guillaume le nom de son premier amant. D’ailleurs, ne l’avait-il pas dit lui-même ? la mémoire de Jacques vivait en lui, et il fallait qu’elle y vécût haute et sereine. Une confession souillerait à jamais cette mémoire. Ce serait une mauvaise action que de parler. Lorsque la jeune femme se fut juré de rester muette, il lui sembla que le portrait la remerciait de ce serment.

Elle baisa l’image.

Le jour se levait lorsqu’elle vint se remettre au lit. Guillaume, accablé, dormait toujours. Elle finit par s’assoupir, apaisée, bercée par un lointain espoir. Ils oublieraient cette journée d’angoisse, ils retrouveraient leur chère paix, leurs chères amours.

Mais leur rêve était fini. Jamais le calme des premières heures ne devait plus les assoupir dans leur retraite de la rue de Boulogne. Pendant les jours qui suivirent, le fantôme lamentable du naufragé habita le pavillon, mettant autour d’eux une tristesse lourde. Ils oubliaient leurs baisers, ils restaient des matinées entières côte à côte, sans presque parler, tout à leurs tristes souvenirs. La mort de Jacques avait passé dans leur tiède solitude comme un souffle glacial ; maintenant ils frissonnaient, il leur semblait que les pièces étroites où ils vivaient la veille sur les genoux l’un de l’autre, étaient grandes, délabrées, ouvertes à tous les vents. Le silence, l’ombre qu’ils avaient ardemment cherchés, leur causaient un vague sentiment de terreur. Ils se trouvaient trop seuls. Un jour, Guillaume ne put retenir une parole cruelle.

— Ce pavillon a vraiment l’air d’une tombe, s’écria-t-il ; on y étouffe.

Il se repentit aussitôt, et, prenant la main de Madeleine :

— Pardonne-moi, ajouta-t-il, j’oublierai, je te reviendrai.

Il était de bonne foi, il ne savait pas que l’on fait rarement deux fois le même songe. Quand ils sortirent de leur accablement, ils avaient perdu leur confiance aveugle des premiers jours. Madeleine surtout s’éveilla toute changée. Elle venait d’évoquer le passé, elle ne pouvait plus s’abandonner en ignorante dans les bras de Guillaume. La vie l’avait blessée, elle la blesserait encore, et il lui fallait, pensait-elle, se mettre en garde contre les blessures qui la menaçaient. Auparavant, elle ne songeait guère à la honte de son titre de maîtresse, il lui semblait naturel d’être aimée, elle aimait elle-même, souriante, oubliant le monde. À présent son orgueil souffrait, elle retrouvait ses angoisses de la rue Soufflot, elle considérait son amant comme un ennemi qui lui volait sa propre estime. Un rien lui faisait sentir qu’elle n’était pas chez elle rue de Boulogne. Cette pensée : « Je suis une femme entretenue, » se présenta un jour nettement à elle et la brûla comme un fer rouge ; elle s’enfuit, s’enferma dans une chambre, y pleura amèrement, écœurée d’elle-même.

Souvent Guillaume lui faisait des cadeaux. Il aimait à donner. Dans les commencements, elle avait reçu ces cadeaux avec la joie d’un enfant auquel on apporte des jouets. La valeur des objets importait peu. Elle était heureuse d’être la pensée constante de son amant. Elle acceptait les bijoux comme de simples souvenirs. Après la secousse qui l’éveilla de son rêve, elle fut singulièrement troublée en se voyant vêtue de robes de soie et parée de diamants qu’elle n’avait pas payés elle-même. Elle vécut dès lors dans une continuelle amertume, blessée par ce luxe qui ne lui appartenait pas. Elle souffrit des dentelles et de la mollesse de son lit, de l’ameublement riche du pavillon. Elle regarda tout ce qui l’entourait comme le prix de sa honte.

— Je me vends, pensait-elle parfois avec un horrible serrement de cœur.

Guillaume, dans leurs jours de tristesse, lui apporta un bracelet. Elle pâlit en apercevant le bijou, et resta silencieuse. Le jeune homme, étonné de ne pas la voir sauter à son cou comme par le passé, lui demanda doucement :

— Ce bracelet ne te plaît pas peut-être ?

Elle garda encore le silence ; puis, d’une voix tremblante :

— Mon ami, dit-elle, tu dépenses beaucoup d’argent pour moi. Tu as tort. Je n’ai pas besoin de tous ces cadeaux. Je t’aimerais autant si tu ne me donnais rien.

Elle retint un sanglot. Guillaume l’attira vivement à lui, surpris et fâché, n’osant comprendre la cause de sa pâleur.

— Qu’as-tu ? reprit-il. Ah ! Madeleine, voilà de bien vilaines pensées… N’es-tu pas ma femme ?

Elle le regarda en face, et son regard droit, presque dur, disait clairement : « Non, je ne suis pas ta femme. » Si elle eût osé, elle aurait proposé alors à son amant de payer sa nourriture et sa toilette sur ses petites rentes. Depuis sa faute, son orgueil était devenu intraitable ; elle sentait que tout la blessait, et cela l’irritait encore davantage.

Quelques jours après, Guillaume lui ayant apporté une robe, elle lui dit avec un rire nerveux :

— Je te remercie, mais, à l’avenir, laisse-moi acheter ces choses-là. Tu n’y entends rien, et l’on te vole.

Dès lors, elle fit elle-même ses emplettes. Quand son amant voulut lui rembourser l’argent qu’elle dépensait, elle joua toute une comédie qui lui permit de le refuser. Elle resta ainsi toujours sur ses gardes, livrant de véritables batailles pour sauvegarder ses fiertés qu’un rien faisait souffrir. La vérité était que la vie commençait à lui devenir insupportable, rue de Boulogne. Elle aimait Guillaume, mais elle parvenait à se rendre si malheureuse elle-même par ses révoltes de chaque jour, que souvent elle croyait ne plus l’aimer, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver une grande épouvante quand il lui venait à la pensée qu’il pouvait l’abandonner à l’exemple de Jacques. Elle pleurait alors pendant des heures, en se demandant à quelle honte nouvelle elle tomberait.

Guillaume s’apercevait parfaitement qu’elle avait parfois les yeux rougis de larmes. Il devinait en partie les blessures qu’elle se faisait. Il aurait voulu être doux, la consoler en se montrant plus tendre, et, malgré lui, il devenait plus inquiet, plus fiévreux chaque jour. Pourquoi pleurait-elle ainsi ? Se trouvait-elle malheureuse avec lui ? Regrettait-elle un amant ? Cette dernière supposition le rendait très-malheureux. Lui aussi perdait la foi, l’aveuglement de bonheur des premiers jours. Il songeait à ce passé de Madeleine qu’il ne connaissait pas, qu’il ne voulait pas connaître, et auquel cependant il ne pouvait s’empêcher de penser sans cesse. Les doutes cuisants qu’il avait eus le soir de leur promenade à Verrières, le reprenaient et le torturaient. Il s’inquiétait des années mortes, il épiait la jeune femme pour lire un aveu dans ses gestes, dans ses regards ; puis, lorsqu’il croyait surprendre en elle une pensée qui lui était étrangère, il se désolait de ne pas lui suffire. Maintenant qu’elle lui appartenait, elle devait être toute à lui. Il se disait qu’il l’aimait assez pour qu’elle se contentât de son amour. Il n’admettait pas ses rêveries, se sentait cruellement blessé par ses indifférences passagères. Souvent, quand il était auprès d’elle, elle ne l’écoutait plus, elle le laissait parler seul, regardant vaguement devant elle, perdue dans de secrètes pensées ; alors il se taisait, il se croyait méconnu, et des fiertés subites changeaient presque son amour en mépris. « Mon cœur s’est trompé, songeait-il ; cette femme n’est pas digne de moi ; elle a déjà trop vécu pour savoir me récompenser de mon affection. »

Ils n’en arrivèrent jamais à de véritables querelles. Ils restèrent dans un état de guerre tacite. Mais les quelques mots amers qu’ils échangeaient parfois, ne les en laissaient pas moins abattus et désespérés.

— Tu as les yeux rouges, disait souvent Guillaume à Madeleine, pourquoi pleures-tu en cachette ?

— Je ne pleure pas, tu te trompes, lui répondait la jeune femme en essayant de sourire.

— Non, non, je ne me trompe pas, reprenait-il, je t’entends bien quelquefois la nuit. Te trouves-tu malheureuse avec moi ?

Elle faisait signe que non de la tête, elle gardait son rire forcé, son attitude de femme persécutée. Alors le jeune homme lui prenait les mains, tâchait de les réchauffer dans les siennes, et comme ces mains restaient froides et inertes, il les laissait retomber en s’écriant :

— Je suis un pauvre amoureux, n’est-ce pas ? Je ne sais point me faire aimer… Il y a des gens qu’on n’oublie pas.

Une pareille allusion atteignait douloureusement Madeleine.

— Tu es cruel, répondait-elle avec amertume. Je n’ignore pas ce que je suis, et c’est pour cela que je pleure. Que t’imagines-tu donc, Guillaume ?

Il baissait la tête, et elle ajoutait avec force :

— Il vaudrait peut-être mieux que tu connusses mon passé. Tu saurais au moins à quoi t’en tenir, tu ne rêverais pas plus de honte qu’il n’y en a… Veux-tu que je te dise tout ?

Il refusait violemment, il prenait sa maîtresse sur sa poitrine, la suppliant de lui pardonner. Cette scène, qui se renouvela fréquemment, n’alla jamais plus loin ; mais, une heure après, ils retombaient, lui, dans un désespoir égoïste de ne pas la posséder entièrement, elle, dans les regrets de son orgueil et dans la crainte d’être blessée.

D’autres fois, Madeleine se jetait au cou de Guillaume et y pleurait franchement. Ces crises de larmes, que rien n’expliquait, étaient encore plus pénibles pour le jeune homme. Il n’osait questionner sa maîtresse, il la consolait d’un air impatienté qui arrêtait ses pleurs et lui faisait prendre une attitude dure et implacable. Alors elle refusait de répondre, il fallait que son amant s’attendrît lui-même jusqu’à sangloter pour qu’ils se prissent dans les bras l’un de l’autre, se désespérant et se consolant mutuellement. Et ils n’auraient pu dire ce qui les rendait misérables ; ils étaient tristes à mourir sans savoir pourquoi ; il leur semblait qu’ils respiraient le malheur, qu’un accablement lent et continu les écrasait.

Une telle situation était sans issue. Il eût fallu une explication franche. Madeleine reculait, et Guillaume était trop faible. Pendant un mois, ils menèrent cette vie lourde.

Guillaume avait fait richement encadrer le portrait de Jacques. Ce portrait, placé dans la chambre des amants, troublait Madeleine. Quand elle se couchait, il lui semblait que les yeux du mort la regardaient monter sur le lit. La nuit, elle le sentait dans la chambre, elle étouffait ses baisers afin qu’il ne les entendît pas. Lorsqu’elle s’habillait, le matin, elle se hâtait pour ne pas rester nue au grand jour en face de la photographie. D’ailleurs, elle aimait cette image, le trouble qu’elle lui causait n’avait rien de douloureux. Ses souvenirs s’étaient attendris, elle ne songeait plus à Jacques en amante, mais en amie honteuse du passé. Elle était plus pudique pour lui que pour Guillaume, souffrant réellement de le voir assister à ses nouvelles amours. Parfois, elle croyait devoir lui demander pardon, elle s’oubliait devant le portrait, sans éprouver autre chose qu’un grand soulagement. Les jours où elle avait pleuré, où elle venait d’échanger quelques mots amers avec son amant, elle regardait Jacques d’un air plus doux encore. Elle le regrettait vaguement, oublieuse de ses anciennes souffrances.

Peut-être Madeleine aurait-elle fini par pleurer devant l’image comme une veuve inconsolable, si un événement n’était venu les tirer, elle et Guillaume, de la triste existence qu’ils menaient. Encore un mois, et ils se seraient querellés sans doute, ils auraient maudit le jour de leur rencontre. Ils furent sauvés par les faits.

Guillaume reçut une lettre de Véteuil qui l’appelait en toute hâte. Son père était mourant. Madeleine, émue de sa douleur, le serra dans une étreinte chaude d’affection, et, pour une heure, ils se retrouvèrent la main dans la main. Il partit, bouleversé, en disant à la jeune femme qu’il lui écrirait et qu’elle l’attendît.