Madeleine Férat/Chapitre VI

A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 107-126).

VI

Les quatre années qui suivirent furent calmes et heureuses. Les époux les passèrent à la Noiraude. Ils eurent, la première année, des projets de voyages ; ils voulaient aller promener leurs amours en Italie ou sur les bords du Rhin, comme il est d’usage. Mais toujours, au moment du départ, ils reculèrent, ils trouvèrent inutile de chercher si loin un bonheur qu’ils avaient sous la main. Ils ne se rendirent même pas une seule fois à Paris. Les souvenirs qu’ils avaient laissés dans leur petit hôtel de la rue de Boulogne les inquiétaient. Enfermés au fond de leur chère solitude, ils se croyaient protégés contre les misères de ce monde, ils défiaient la souffrance.

Guillaume était en pleine félicité. Le mariage réalisait le rêve de son adolescence. Il vivait une vie unie, sans secousse, toute de paix et de tendresse. Depuis que Madeleine habitait la Noiraude, il espérait, il songeait à l’avenir sans frisson. L’avenir serait ce qu’était le présent, un long sommeil d’affection, une suite de jours pareils et également heureux. Il fallait à son esprit inquiet cette assurance de tranquillité continue ; son souhait le plus cher était d’arriver ainsi à la mort, après une existence morte, exempte d’événements, faite d’un sentiment unique. Il se reposait et il comptait ne jamais sortir de son repos.

Madeleine, elle aussi, se reposait. Elle se reposait délicieusement des troubles de sa vie d’autrefois dans le calme de sa vie présente. Rien ne la blessait plus. Elle pouvait s’estimer, oublier la honte de son passé. Maintenant, elle partageait la fortune de son mari sans scrupule, elle régnait en femme légitime. La solitude de la Noiraude, de ce grand bâtiment noir et délabré, lui plaisait. Elle ne voulut pas que Guillaume fît accommoder le vieux logis à la façon moderne. Elle laissa simplement réparer un appartement au premier étage, ainsi que la salle à manger et le salon du rez-de-chaussée. Les autres pièces restèrent closes. En quatre ans, les époux ne montèrent pas une fois l’escalier jusqu’aux greniers. La jeune femme aimait à sentir tout ce vide autour d’elle ; cela semblait l’isoler davantage, la protéger contre les blessures du dehors. Elle s’oubliait volontiers dans la vaste salle du bas ; il lui tombait du haut du plafond un silence qui la calmait ; les coins pleins d’ombre de cette pièce la faisaient rêver à des immensités de ténèbres paisibles. Le soir, quand la lampe était allumée, elle éprouvait un apaisement profond à se trouver toute petite au milieu de cet infini. Pas un bruit ne venait de la campagne ; un recueillement de cloître, ce recueillement de la province endormie, s’emparait de la Noiraude. Alors Madeleine songeait parfois à une des soirées bruyantes qu’elle avait jadis passées chez Jacques, rue Soufflot ; elle entendait le bruit étourdissant des voitures sur le pavé de Paris, elle voyait les clartés crues des becs de gaz ; elle vivait de nouveau, pendant une seconde, dans la petite chambre d’hôtel pleine de fumée de tabac, de chocs de verres, d’éclats de rire et de baisers. Ce n’était qu’un éclair, comme une bouffée d’air chaud et nauséabond qui la frappait à la face. Elle regardait autour d’elle, épouvantée, étouffant déjà. Et elle respirait en se retrouvant dans la grande salle sombre et déserte ; elle s’éveillait du mauvais rêve, confiante et attendrie, se replongeant, avec une volupté plus grande, au fond de l’ombre et du silence traînant autour d’elle. Que cette vie morte était douce pour sa nature droite et froide, après les secousses de chair dans lesquelles le hasard l’avait jetée ! Elle remerciait le plafond glacial, les murailles muettes, toute cette demeure qui l’enveloppait d’un suaire ; elle tendait ses mains à Guillaume comme pour lui rendre grâce : il l’avait guérie en lui redonnant sa dignité perdue, il était son sauveur bien-aimé.

Les époux passèrent ainsi leurs hivers dans une solitude presque complète. Ils ne quittèrent pas la salle du rez-de-chaussée ; un grand feu, des quartiers d’arbres brûlaient sur les briques de l’immense cheminée, et ils restaient là des journées entières, faisant le jour ce qu’ils avaient fait la veille. Ils menaient une vie d’horloge, tenant à leurs habitudes avec un entêtement de gens parfaitement heureux qui redoutent la moindre secousse. À peine s’occupaient-ils ; ils ne s’ennuyaient jamais, ou du moins le sentiment d’ennui morne qui les berçait leur semblait être leur félicité elle-même. D’ailleurs, pas de caresses passionnées, pas de voluptés pour oublier la marche lente des heures. Deux amants s’enferment parfois, demeurent une saison dans les bras l’un de l’autre, à contenter leurs désirs, changeant les journées en nuits d’amour. Guillaume et Madeleine se souriaient simplement ; leur solitude restait chaste ; s’ils s’emprisonnaient, ce n’était pas qu’ils eussent des baisers à cacher, c’était qu’ils aimaient le grand silence de l’hiver, la paix du froid. Il leur suffisait de vivre seuls, face à face, et de se donner le calme de leur présence.

Puis, dès que venaient les beaux jours, ils ouvraient les fenêtres. Ils descendaient au parc. Au lieu de s’isoler dans la vaste salle, ils se cachaient au fond de quelque taillis. Rien n’était changé. Ils vécurent de la sorte leurs belles saisons, sauvages et retirés, fuyant le bruit. Guillaume préférait l’hiver, l’air tiède et moite du foyer ; mais Madeleine adorait toujours le soleil, le grand soleil qui lui mordait la nuque et qui donnait à son sang des battements tranquilles et forts. Souvent elle entraînait son mari dans la campagne ; ils allaient revoir la Source, ils suivaient l’allée du ruisseau en se rappelant leurs courses d’autrefois ; ou bien ils couraient de nouveau les fermes, s’égarant, s’enfonçant dans les terres, loin des villages. Mais leur pèlerinage le plus cher était d’aller passer l’après-midi à la petite maison que Madeleine avait habitée. Quelques mois après leur mariage, ils avaient acheté cette maison. Ils ne pouvaient s’imaginer qu’elle ne leur appartînt pas, ils éprouvaient un invincible besoin d’y entrer, chaque fois qu’ils passaient devant elle. Quand elle fut à eux, ils se calmèrent, se disant que personne n’irait y chasser les souvenirs de leurs tendresses. Et, lorsque l’air devenait doux, ils s’y rendaient presque chaque jour, pour quelques heures. C’était comme leur maison de campagne, bien qu’elle se trouvât à dix minutes seulement de la Noiraude. Ils y vivaient encore plus solitaires, ayant défendu qu’on vînt jamais les y déranger. Parfois même ils y couchaient. Ces nuits-là, ils oubliaient le monde entier. Souvent Guillaume disait :

— Si quelque malheur nous frappe un jour, nous viendrons oublier ici, nous y serons forts contre la souffrance.

Les mois s’écoulaient ainsi, les saisons succédaient aux saisons. Dès la première année de leur union, ils avaient eu une grande joie. Madeleine était accouchée d’une fille. Guillaume accueillit avec une profonde gratitude cette enfant qu’il aurait pu avoir de sa maîtresse et que lui donnait sa femme légitime. Il vit dans ce retard de la maternité de Madeleine une bonne pensée du ciel. La petite Lucie peupla à elle seule leur solitude. Sa mère, toute forte qu’elle était, ne put la nourrir. Elle lui choisit pour nourrice une jeune femme qui l’avait servie avant son mariage. Cette femme, dont le père dirigeait la ferme voisine de la petite maison, allaita l’enfant aux portes de la Noiraude. Les parents allaient prendre des nouvelles chaque jour. Plus tard, lorsque Lucie eut grandi, ils la laissèrent souvent des semaines entières à la ferme où elle se plaisait et vivait sainement. Ils la voyaient toutes les après-midi, quand ils venaient s’enfermer dans le pavillon. Ils la prenaient avec eux, goûtant une jouissance exquise à mettre cette tête blonde au milieu de leurs souvenirs. La chère fille donnait un parfum d’enfance aux chambres étroites où ils s’étaient aimés, et ils écoutaient, attendris, son babil, dans le recueillement du passé. Lorsqu’ils étaient tous trois réunis au fond de leur retraite, Guillaume prenait sur ses genoux Lucie qui riait de ses lèvres roses et de ses yeux bleus.

— Madeleine, disait-il doucement, voilà le présent, voilà l’avenir.

Et Madeleine avait des sourires calmes. La maternité achevait d’équilibrer son tempérament. Jusque-là, il lui était resté des brusqueries de fille, des gestes fous d’amoureuse ; ses cheveux roux tombaient sur sa nuque avec une libre impudeur ; ses hanches accusaient leurs balancements, et dans ses yeux gris, sur sa bouche rouge, passaient des hardiesses de désir. Maintenant, tout son être s’était apaisé, le mariage avait mis en elle une sorte de maturité précoce ; son corps prenait un léger embonpoint, il avait des mouvements plus doux, plus mesurés ; ses cheveux roux, soigneusement noués, n’étaient plus qu’un admirable signe de force, que de puissants bandeaux encadrant sa face devenue placide. La fille faisait place à la mère, à la femme féconde, assise dans la plénitude de sa beauté. Ce qui donnait surtout à Madeleine sa démarche mesurée, son grand air de paix et de santé, son teint clair et uni comme une eau tranquille, c’était la satisfaction intérieure de son être. Elle se sentait libre, elle vivait fière, satisfaite d’elle-même ; sa nouvelle existence était un milieu favorable dans lequel elle se développait largement. Déjà, pendant les premiers mois qu’elle avait passés à la campagne, elle s’était épanouie en joie et en vigueur ; mais elle avait alors gardé quelque chose de brutal qui maintenant devenait de la sérénité.

Guillaume trouvait un grand repos dans la force souriante de Madeleine. Lorsqu’elle le prenait contre sa poitrine, elle lui donnait de sa puissance. Il aimait à poser la tête sur son sein, à écouter les battements réguliers de son cœur. C’étaient ces battements qui réglaient sa vie. Une femme ardente et nerveuse l’eût jeté dans des angoisses cruelles, lui dont le corps et l’esprit frissonnaient au moindre heurt. Le souffle mesuré de Madeleine le fortifiait au contraire. Il devenait homme. Sa faiblesse n’était plus que de la douceur. La jeune femme l’avait absorbé ; elle le portait en elle maintenant. Ainsi qu’il arrive dans toute union, l’être fort avait pris fatalement possession de l’être faible, et désormais Guillaume appartenait à celle qui le dominait. Il lui appartenait d’une façon étrange et profonde. Il en recevait une influence continuelle, ayant ses tristesses et ses joies, la suivant dans chaque changement de sa nature. Lui, il disparaissait, il ne s’imposait jamais. Il aurait voulu se révolter qu’il se serait trouvé comme emporté dans la volonté de Madeleine. À l’avenir, sa tranquillité dépendait de cette femme dont l’existence devait forcément devenir la sienne. Si elle gardait sa paix, il vivrait paisiblement de son côté ; si elle s’affolait, il se sentirait fou comme elle. C’était une pénétration complète de chair et de cœur.

D’ailleurs, la vie s’ouvrait large et tranquille, les époux regardaient sans crainte devant eux. Quatre années de félicité les rassuraient contre toute secousse. Guillaume était heureux de s’abandonner, de se sentir respirer et grandir dans les volontés de sa femme ; il lui disait parfois avec un sourire : « C’est toi qui es l’homme, Madeleine. » Elle l’embrassait alors, confuse de ce pouvoir qu’elle prenait malgré elle, par la force de son tempérament. À les voir descendre au parc, ayant au milieu d’eux la petite Lucie dont ils tenaient chacun une main, on eût deviné les joies sereines de leur union. L’enfant était comme un lien qui les attachait. Quand la fillette ne les accompagnait pas, Guillaume paraissait frêle à côté de Madeleine ; mais il y avait tant d’affection dans leur démarche lente, que la pensée d’un heurt entre ces deux êtres souriants ne serait venue à personne.

Pendant ces premières années, ils ne reçurent que de rares visiteurs. Ils connaissaient peu de monde et se liaient difficilement, n’aimant point les visages nouveaux. Leurs hôtes les plus assidus furent des voisins de campagne, M. de Rieu et sa femme, qui habitaient Paris l’hiver et venaient passer la belle saison à Véteuil. M. de Rieu avait jadis été l’ami le plus intime du père de Guillaume. C’était un grand vieillard, d’allure aristocratique, roide et ironique ; ses lèvres pâles s’éclairaient par instants de fins sourires, aigus comme des lames d’acier. Frappé d’une surdité presque complète, il avait reporté dans son regard toute l’acuité du sens qui lui manquait. Il voyait les plus minces choses, même celles qui se passaient derrière lui. D’ailleurs, il semblait ne rien voir, il gardait sa hauteur ; à peine un pli de ses lèvres témoignait-il qu’il avait vu, qu’il avait entendu. Quand il entrait quelque part, il s’asseyait dans un fauteuil, et là restait des heures entières, comme perdu au fond de son éternel silence. Il renversait la tête sur le dossier, gardait une parfaite rigidité de traits, fermait les yeux à demi, paraissait dormir ; la vérité était qu’il suivait la conversation, qu’il étudiait les moindres jeux de physionomie des causeurs. Cela l’amusait singulièrement ; il prenait à cette distraction une joie féroce, notant les sales et méchantes pensées qu’il croyait surprendre sur le front de ces gens qui le considéraient comme une borne devant laquelle on pouvait sans crainte se confier les plus graves secrets. Pour lui, il n’y avait pas de sourires, pas d’expressions délicates et jolies ; il n’y avait que des grimaces. N’entendant pas les sons, il trouvait grotesques les contractions brusques, les airs fous des figures. Lorsque deux personnes parlaient en sa présence, il les examinait curieusement, ainsi que deux bêtes qui se seraient montré les dents. « Laquelle des deux mangera l’autre ? » pensait-il. Cette étude continuelle, cette observation et cette science de ce qu’il nommait les grimaces des visages, lui avait donné un mépris souverain pour les hommes. Aigri par sa surdité, ce dont il ne voulait pas convenir, il se disait parfois qu’il était heureux d’être sourd et de pouvoir s’isoler dans un coin. Son orgueil de race se tournait en raillerie impitoyable ; il avait l’air de croire qu’il vivait au milieu d’un peuple de misérables pantins, pataugeant dans la boue comme des chiens errants, rampant lâchement devant le fouet et se dévorant pour un os trouvé parmi des ordures. Sa face morte et hautaine protestait contre la turbulence des autres faces, ses rires pointus étaient les ricanements d’un homme que l’infamie amuse et qui dédaigne de se fâcher contre des brutes privées de raison.

Il éprouvait cependant quelque amitié pour le jeune ménage ; mais cela n’allait pas jusqu’à désarmer sa curiosité moqueuse. Quand il venait à la Noiraude, il regardait son jeune ami Guillaume avec quelque pitié ; il s’apercevait parfaitement de ses airs d’adoration devant Madeleine, et ce spectacle d’un homme aux genoux d’une femme lui avait toujours paru monstrueux. D’ailleurs, les époux qui causaient peu et dont les visages gardaient une placidité relative, lui semblaient être les créatures les plus raisonnables qu’il eût encore rencontrées. Il les visitait avec plaisir. Sa victime, son sujet éternel d’observation et de moquerie amères, était sa propre femme.

Hélène de Rieu, qui l’accompagnait le plus souvent à la Noiraude, avait dépassé la quarantaine. C’était une petite personne ronde, d’un blond fade, qui prenait de l’embonpoint, à son grand désespoir. Imaginez une poupée d’enfant qui serait devenue vieille. Maniérée, adorant la puérilité, elle avait tout un arsenal de moues, de coups d’œil, de sourires ; elle jouait de son visage comme d’un instrument exquis dont l’harmonie céleste devait séduire tout le monde ; jamais elle ne laissait sa physionomie tranquille, baissant la tête d’une façon languissante, la relevant au ciel avec des feintes subites de passion et de poésie, la tournant, la dodelinant, selon ses besoins d’attaque ou de défense. Elle luttait âprement contre l’âge qui l’engraissait et la ridait ; frottée d’onguents et d’huiles de toilette, sanglée dans des corsets qui l’étouffaient, elle s’imaginait rajeunir. Ce n’était encore là que des ridicules ; mais la chère dame avait des vices. Elle considérait son mari comme un bonhomme de bois avec lequel elle s’était mariée pour se poser dans le monde. Elle se croyait très excusable de ne l’avoir jamais aimé. « Allez donc parler d’amour à un homme qui ne vous entend pas ! » disait-elle parfois à ses intimes. Et elle prenait alors des airs de femme malheureuse et incomprise. La vérité était qu’elle se consolait largement. Ne voulant pas perdre les phrases amoureuses qu’elle ne pouvait réciter à M. de Rieu, elle les portait à des gens qui avaient de bonnes oreilles. Elle choisissait toujours des amants d’un âge tendre et délicat, dix-huit à vingt ans au plus. Il fallait à ses goûts de petite fille des jouvenceaux aux joues roses, sentant encore le lait de leur nourrice. Si elle eût osé, elle aurait débauché les collégiens qu’elle rencontrait, car il entrait dans sa passion pour les enfants un appétit de voluptés honteuses, un besoin d’enseigner le vice et de goûter d’étranges plaisirs dans les molles étreintes de bras faibles encore. Elle était douillette ; elle aimait les baisers timides qui chatouillent sans appuyer. Aussi la trouvait-on toujours en compagnie de cinq ou six adolescents ; elle en cachait sous son lit, dans ses armoires, partout où elle pouvait en placer. Son bonheur consistait à avoir une demi-douzaine d’amants dociles attachés à ses jupes. Elle les mettait vite sur les dents, en changeait tous les quinze jours, vivait dans un perpétuel renouvellement d’amoureux. On eût dit une maîtresse de pension traînant avec elle ses élèves. Jamais elle ne manquait d’adorateurs, en prenait n’importe où, parmi cette foule de jeunes imbéciles dont le rêve est d’avoir pour maîtresse une femme âgée et mariée. Ses quarante ans, ses airs ridicules de fillette, sa graisse blanche et fade qui faisaient reculer les hommes mûrs, étaient un attrait invincible pour les drôles de seize ans.

Aux yeux de son mari, Hélène était une petite machine singulièrement curieuse. Il l’avait épousée dans un jour d’ennui. Il l’aurait chassée le lendemain de sa maison, s’il avait pensé qu’elle valût sa colère. Le travail laborieux de la physionomie de cette coquette lui causait de vives jouissances ; il cherchait les rouages secrets qui faisaient aller les yeux et les lèvres de la petite machine. Ce visage pâle, enduit de fard, qui ne restait jamais en repos, lui paraissait d’un comique lugubre, avec ses clignements de paupières, ses pincements de bouche, tout son jeu rapide et muet pour lui. C’était en contemplant longuement sa femme, qu’il avait fini par se convaincre que l’humanité se trouvait composée de marionnettes stupides et méchantes. Quand il fouillait les rides de la poupée vieillie, il découvrait, sous ses grimaces, des infamies et des sottises qui la lui faisaient considérer comme une bête qu’il aurait fallu fouailler. Il préférait se distraire à l’étudier et à la mépriser. Il la traitait en animal domestique ; ses vices le laissaient aussi indifférent que les miaulements d’une chatte en rut ; mettant son honneur bien au-dessus des hontes d’une pareille créature, il assistait, avec un dédain superbe et une froide ironie, au spectacle de la procession d’adolescents défilant dans la chambre de sa femme. On eût dit qu’il se plaisait à étaler son mépris des hommes, ses négations de toutes vertus, en tolérant ainsi les saletés qui se passaient sous son propre toit, en paraissant accepter la débauche et l’adultère comme des choses générales et naturelles. Son silence, son sourire cruellement moqueur disaient : « Le monde est un ignoble trou de fange ; j’y suis tombé et je dois y vivre. »

Hélène ne se gênait guère avec son mari. Elle tutoyait ses amants devant lui, persuadée qu’il ne l’entendait pas. M. de Rieu lisait le tutoiement sur ses lèvres, et il montrait alors une exquise politesse pour les jeunes gens, s’amusant de leur trouble, les forçant à lui crier dans les oreilles des choses gracieuses. Jamais il ne témoignait le moindre étonnement de voir son salon s’emplir chaque mois de visages nouveaux ; il accueillait les pensionnaires d’Hélène avec une bonhomie paternelle qui cachait de terribles sarcasmes. Il leur demandait leur âge, s’informait de leurs études. « Nous aimons les enfants, » disait-il souvent d’un ton d’amitié goguenarde. Quand le salon se vidait, il se plaignait de l’abandon où la jeunesse laisse les vieillards. Un jour même, la cour de sa femme se trouvant peu nombreuse, il lui amena un garçon de dix-sept ans ; mais il était bossu, et Hélène s’empressa de le congédier. Parfois, M. de Rieu se montrait plus cruel ; il pénétrait brusquement un matin chez Hélène, il la tenait haletante pendant une heure à lui parler du beau temps et de la pluie, tandis que quelque innocent étouffait sous les couvertures vivement tirées à l’entrée imprévue du mari. On lui prêtait à Véteuil un mot de mari trompé qui court toutes les petites villes ; surprenant sa femme en flagrant délit avec un échappé de collège, il se serait contenté de dire à l’amant, de sa voix froide et polie : « Ah ! monsieur, si jeune, et sans y être forcé ! il faut avoir bien du courage. » Mais M. de Rieu n’était pas homme à mettre le nez dans un flagrant délit ; il tenait à paraître aussi aveugle qu’il était sourd ; cela lui permettait de garder sa hauteur, son attitude terriblement calme. Ce qui rendait ses jouissances plus délicates, c’était la sottise de sa femme qui le supposait assez niais pour ne se douter de rien. Il faisait le bonhomme, l’égratignait au sang avec une exquise politesse, goûtait en gourmet l’amertume des paroles à double sens qu’il lui adressait et dont lui seul comprenait la fine cruauté. Il jouait à toute heure de cette femme, et se serait véritablement ennuyé si elle s’était repentie. Au fond, M. de Rieu voulait savoir jusqu’où le mépris peut aller.

Il y avait eu entre cette nature ironique et l’esprit détraqué de M. de Viargue, une sorte de sympathie qui expliquait l’ancienne amitié des vieillards. Tous deux étaient arrivés au même degré de dédain et de négation : le savant, en croyant toucher le néant du doigt ; le sourd, en s’imaginant découvrir sous le masque humain la gueule d’une bête lubrique. Lorsque le comte vivait, M. de Rieu était la seule personne qui pénétrait dans son laboratoire. Ils y passaient des journées entières. Le suicide du chimiste ne parut pas surprendre son vieil ami. Il revint la saison suivante à la Noiraude, sans plus d’émotion ; seulement, il se permit d’y conduire sa femme, accompagnée de ses jeunes gens.

Il y avait quelques mois alors que Madeleine et Guillaume étaient mariés. Hélène leur amena sa dernière conquête, un garçon de Véteuil qu’elle avait pris en pension pour charmer les loisirs de sa villégiature. Ce garçon se nommait Tiburce Rouillard ; il était un peu honteux de son nom et très fier de son prénom. Fils d’un ancien marchand de bestiaux qui devait lui laisser une fortune assez ronde, le sieur Tiburce avait une ambition démesurée ; il végétait à Véteuil, et comptait aller faire son chemin à Paris. Plat, rusé, capable de toutes les lâchetés utiles, il sentait sa force. C’était un de ces coquins qui se disent : « Je serai dix fois millionnaire, » et qui finissent toujours par gagner leurs dix millions. Madame de Rieu, en le prenant en sevrage, avait cru, comme d’habitude, avoir affaire à un enfant. La vérité était que l’enfant se trouvait déjà pourri de vices ; s’il jouait l’ignorance et la timidité, c’était qu’il avait intérêt à se montrer ignorant et timide. Hélène venait enfin de se donner un maître. Tiburce, qui avait semblé se jeter étourdiment sur son passage, calculait son étourderie depuis longtemps. Il se disait qu’une liaison avec une pareille femme, habilement exploitée, le conduirait à Paris, où elle lui ouvrirait toutes les portes ; il se rendrait indispensable aux appétits débauchés de sa maîtresse ; de gré ou de force, il en ferait l’instrument de sa fortune, le jour où il la tiendrait sous sa main en esclave soumise. Si ce calcul ne l’eût pas poussé, il aurait éclaté de rire au nez d’Hélène dès leur premier rendez-vous. Cette vieille femme, de goûts très-orduriers et parlant d’idéal, lui paraissait grotesque ; il sortait de ses bras écœuré, mais c’était un garçon de courage qui se serait vautré dans un ruisseau pour y ramasser une pièce de vingt francs.

Madame de Rieu se montrait enchantée de son jeune ami. Il la nourrissait encore de ses plus délicates flatteries, il était d’une docilité rare. Jamais elle n’avait trouvé une candeur plus épicée de vices naissants. Elle adorait le drôle au point que son mari devait prendre mille précautions pour ne pas les surprendre à tout instant au cou l’un de l’autre. Elle promenait Tiburce ainsi qu’un jeune chien, l’appelant, le cajolant du regard et de la voix. Lorsqu’elle l’introduisit à la Noiraude, il regarda cela comme un premier service qu’elle lui rendait. Il avait jadis été au collège en même temps que Guillaume, et il s’était montré un de ses bourreaux les plus acharnés ; moins âgé que lui de deux ou trois ans, il profitait de ses épouvantes de paria pour goûter la joie méchante de battre un enfant plus grand que lui. Aujourd’hui, il se repentait de cette erreur de jeunesse ; il avait pris pour précepte qu’on doit seulement assommer les pauvres, ceux dont on ne saurait avoir besoin plus tard. Avant de connaître Hélène, il s’était vainement ingénié à pénétrer à la Noiraude. Guillaume lui rendait à peine ses saluts. Quand sa maîtresse l’eut fait entrer dans les plis de sa jupe, il se mit à plat ventre devant son ancienne victime ; il l’appela « de Viargue » tout court, en appuyant sur la particule nobiliaire, comme jadis il appuyait sur le surnom de Bâtard qu’il lui jetait si volontiers à la face. Son plan était de se poser dans Véteuil, en vivant familièrement avec les riches et les nobles de la contrée. Il ne lui eût pas déplu d’ailleurs d’employer Guillaume et Madeleine à sa fortune future. Il essaya même de courtiser la jeune femme ; il connaissait vaguement l’histoire de ses secrètes amours, ce qui la lui faisait juger de vertu facile. S’il avait pu la séduire, il aurait eu deux femmes au lieu d’une à son service. Il rêvait déjà de jouer habilement de leur rivalité pour stimuler leur zèle et mettre son amour à l’enchère. Mais Madeleine reçut ses déclarations avec un tel mépris qu’il dut abandonner son projet.

Le jeune ménage voyait avec répugnance Tiburce Rouillard s’installer à la Noiraude. Il y avait encore, au fond de cette nature rusée, une sottise provinciale, un orgueil bête qui s’étalait et que Guillaume supportait difficilement. Quand le fat l’appelait son ami, avec une sorte de contentement personnel, il lui prenait des envies de le jeter à la porte. Il aurait certainement fini par là, s’il n’avait redouté d’amener un scandale dont les éclats auraient atteint M. de Rieu. Madeleine et lui supportaient donc l’intrus le plus patiemment possible. Ils étaient d’ailleurs perdus tous deux dans la paix de leur tendresse, s’occupant fort peu des visiteurs qu’ils oubliaient dès que la porte se refermait sur eux.

Une fois par semaine, le dimanche, ils étaient certains de voir arriver le ménage à trois qui venait passer la soirée à la Noiraude. Hélène, au bras de Tiburce, entrait la première ; M. de Rieu suivait, d’un air grave et désintéressé. Toute la société descendait au parc, et il fallait voir alors, sous le berceau de verdure où l’on s’asseyait, les mines languissantes de la dame et les empressements respectueux du jeune homme. Le mari, placé en face d’eux, les examinait les yeux demi-clos. À certains sourires bas et cruels qui plissaient les lèvres imberbes de Tiburce, il avait deviné le caractère vil, les volontés mauvaises de ce garçon. Sa science d’observateur lui disait que sa femme était tombée entre les mains d’un maître qui la battrait un jour. Le drame promettait d’être curieux, et il jouissait à l’avance du heurt futur de ces deux pantins, il croyait voir des griffes aux doigts encore caressants de l’amant ; il attendait l’heure où Hélène pousserait un cri d’angoisse en sentant ces griffes entrer dans son cou. Elle serait châtiée par le vice ; elle tremblerait et s’humilierait aux pieds d’un enfant, elle qui avait tant mangé de jeune chair. M. de Rieu, silencieux et railleur, rêvait à cette vengeance que le hasard lui envoyait. Par moments, le visage glacé et grimaçant la tendresse du fils de l’ancien marchand de bestiaux, l’épouvantait presque lui-même. Il le traitait avec une grande cordialité, et paraissait le soigner comme un dogue qu’il aurait dressé à mordre les gens.

Madeleine, qui connaissait les amours de madame de Rieu, la regardait toujours avec une sorte d’étonnement. Comment cette femme pouvait-elle vivre paisible dans ses débauches ? Quand elle se posait cette question, elle croyait véritablement avoir affaire à un monstre, à une créature malade et exceptionnelle. C’est que Madeleine était un de ces tempéraments sains et froids qui ne sauraient accepter que les situations nettes. Si elle avait un instant mis les pieds dans la boue, c’était par hasard, et longtemps elle avait souffert de sa chute. Son orgueil n’aurait pu s’accommoder des secousses, des blessures de l’adultère ; il lui fallait un milieu d’estime et de paix, un air où elle marchât le front haut. Tandis qu’elle contemplait Hélène, elle songeait aux peurs qui devaient l’agiter, lorsqu’elle cachait un amant dans son lit. N’étant point passionnée, elle ne s’expliquait pas les charmes cuisants de la passion ; elle n’en voyait que les souffrances : l’effroi et la honte devant le mari, les baisers souvent cruels de l’amant, la vie troublée à chaque heure par les tendresses et les colères de ces deux hommes. Jamais sa nature franche n’aurait accepté une pareille existence de lâcheté et de mensonge ; elle se serait révoltée à la première angoisse. Les caractères mous, les corps faibles plient seuls sous les coups et finissent par se creuser dans l’anxiété elle-même un trou voluptueux où ils s’endorment volontiers. En regardant la face grasse et luisante d’Hélène, Madeleine pensait. « Si jamais je me livre à un autre homme que Guillaume, je me tuerai. »

Pendant quatre saisons, les visiteurs vinrent à la Noiraude. Le père de Tiburce retenait brutalement son fils à Véteuil, où il l’avait placé chez un avocat, et le jeune homme se rongeait les poings de ne pouvoir suivre sa maîtresse à Paris. Hélène fut si touchée de sa douleur, qu’elle passa à deux reprises plusieurs mois d’hiver à la campagne ; d’ailleurs, chaque printemps, elle le reprenait avec un empressement plus vif ; elle s’acoquinait, elle ne trouvait plus d’autre amant qui la contentât. Tiburce commentait à la détester singulièrement. Quand elle arriva, en plein mois de décembre, il eut envie de faire la sourde oreille ; il se souciait bien de ses baisers écœurants ; il se désespérait parce qu’il ne pouvait l’utiliser. Quatre saisons d’amour inutile avec cette femme qui aurait pu être sa mère, l’avaient irrité au point qu’il se serait soulagé, un jour, en la quittant, après l’avoir injuriée et battue, si l’ancien marchand de bestiaux n’avait eu la bonne pensée de mourir d’un coup de sang. Quinze jours plus tard, le jeune Rouillard allait à Paris dans le même wagon qu’Hélène, plus respectueux, plus tendre que jamais. M. de Rieu couvait le couple de son regard demi-clos.

Quand les de Rieu étaient absents, surtout pendant les longues soirées d’hiver, Guillaume et Madeleine se trouvaient seuls en face de Geneviève. Elle vivait avec eux sur un pied d’égalité, s’asseyant à la même table, habitant les mêmes pièces. Elle avait alors quatre-vingt-dix ans ; toujours droite, plus sèche et plus anguleuse, elle gardait toute l’ardeur sombre de son esprit ; son nez aminci, ses lèvres rentrées, les rides qui lui couturaient la face, donnaient à son visage les raideurs et les ombres profondes d’un masque sinistre. Le soir, lorsque la besogne du jour était achevée, elle venait s’asseoir dans la salle où se trouvaient les jeunes époux ; elle apportait sa Bible garnie de fer, l’ouvrait toute grande, et, sous les clartés jaunes de la lampe, psalmodiait à voix basse les versets. Elle lisait ainsi des heures entières, avec un murmure sourd et continu, coupé par le bruit sec des feuillets qu’elle tournait. Dans le silence sa voix bourdonnante semblait réciter l’office des morts ; elle se traînait en lamentations sourdes, pareille à la plainte monotone d’un flot. La vaste pièce était toute frissonnante de ce murmure qui paraissait sortir de bouches invisibles, cachées au fond des ténèbres du plafond.

Certains soirs, Madeleine éprouvait de secrètes épouvantes, en saisissant au passage quelques lambeaux des lectures de Geneviève. Celle-ci choisissait de préférence les pages les plus sombres de l’Ancien Testament, des récits de sang et d’horreur qui l’exaltaient et donnaient à ses accents une sorte de fureur contenue. Elle parlait avec une implacable joie de la colère et de la jalousie du Dieu terrible, de ce Dieu des Prophètes, le seul qu’elle connût ; elle le montrait écrasant la terre de ses volontés, châtiant de son bras cruel les êtres et les choses. Quand elle arrivait à des versets de meurtre et d’incendie, elle ralentissait la voix, pour mieux goûter les terreurs de l’enfer, les éclats de la justice impitoyable du Ciel. Sa grande bible lui montrait toujours Israël prosterné et frissonnant aux pieds de son juge, et elle sentait courir dans sa chair le frémissement sacré qui secouait les Juifs, elle s’oubliait à pousser des sanglots étouffés, croyant recevoir sur les épaules des gouttes ardentes de la pluie de Sodome. Parfois, elle résumait ses lectures dans une parole sinistre ; elle condamnait ainsi que Jehova ; son fanatisme sans miséricorde jetait voluptueusement les pécheurs à l’abîme. Frapper les coupables, les tuer, les brûler, lui semblait une besogne sainte, car elle regardait Dieu comme un bourreau qui s’était donné la mission de fouailler le monde impie.

Cet esprit dur accablait Madeleine. Elle devenait toute pâle, elle qui avait une année de son existence à se faire pardonner. Le pardon était venu, elle se croyait absoute par l’amour et l’estime de Guillaume, et voilà qu’elle entendait au milieu de sa paix des paroles inexorables de châtiment. Dieu n’oubliait-il donc jamais les fautes ? devait-elle rester écrasée jusqu’à la mort sous le péché de sa jeunesse ? Aurait-elle à payer un jour sa dette de repentir ? Ces pensées tombant dans sa vie calme, lui faisait songer à l’avenir avec des inquiétudes sourdes ; elle s’épouvantait alors de ses tranquillités présentes, de cette eau dormante qui la berçait ; des abîmes se creusaient peut-être sous la nappe claire et unie, un souffle suffirait pour la jeter en plein ouragan, pour l’étouffer dans les flots amers. Le ciel que Geneviève lui ouvrait, ce tribunal sombre d’inquisiteurs, cette sorte de chambre de torture où il y avait des cris d’agonie et des odeurs de chair brûlée, lui apparaissait comme une vision sanglante. Jadis, au pensionnat, lors de sa première communion, on lui avait enseigné que le paradis était une délicieuse boutique de confiserie, pleine de gourmandises distribuées aux élus par des anges blonds et roses ; elle avait souri plus tard de sa foi de petite fille, et elle n’était plus jamais entrée dans une église. Aujourd’hui, elle voyait la boutique de confiserie se changer en cour d’assises ; elle ne pouvait pas plus croire aux éternels bonbons qu’aux éternels fers rouges des chérubins ; mais les lamentables tableaux qu’évoquait l’esprit détraqué de la fanatique, s’ils ne lui donnaient pas la peur de Dieu, la troublaient étrangement en lui faisant songer à sa vie d’autrefois. Elle comprenait que le jour où Geneviève connaîtrait son péché, elle la condamnerait à un de ces supplices dont elle parlait avec tant de volupté ; forte et orgueilleuse de sa vie pure, elle se montrerait implacable. Parfois, Madeleine s’imaginait que la vieille femme la regardait d’une façon rude ; alors elle baissait la tête, elle rougissait presque, elle tremblait comme une coupable qui n’a pas de pardon à espérer. Tout en ne pouvant croire à Dieu, elle croyait à des puissances, à des nécessités fatales. Geneviève se dressait sèche et roide, impitoyable et cruelle, pour lui crier : « Tu portes en toi l’angoisse de ton existence passée ; un jour cette angoisse te remontera à la gorge et t’étranglera. » Il lui semblait que la fatalité habitait la Noiraude et marchait autour d’elle, en récitant de lugubres versets de pénitence.

Lorsqu’elle se trouvait seule avec Guillaume, dans leur chambre à coucher, elle songeait à ses frissons secrets de la soirée, elle parlait malgré elle du vague effroi que lui causait la protestante.

— Je suis une enfant, disait-elle à son mari avec un sourire contraint, Geneviève m’a effrayée aujourd’hui… Elle murmurait à côté de nous des choses horribles… Ne pourrais-tu pas lui dire d’aller lire sa Bible autre part ?

— Bah ! répondait Guillaume en riant franchement, cela l’irriterait peut-être. Elle croit faire notre salut en nous mettant de moitié dans ses lectures. D’ailleurs, je la prierai demain de lire à voix plus basse.

Madeleine, assise sur le bord du lit, le regard perdu, paraissait revoir les visions évoquées par la fanatique. De légers mouvements agitaient ses lèvres.

— Elle parlait de sang et de colère, reprenait-elle d’une voix lente… Elle n’a pas la bonté indulgente de la vieillesse, elle serait inexorable… Comment peut-elle être si rude en vivant avec nous, dans notre bonheur, dans notre calme ?… Vraiment, Guillaume, il y a des moments où cette femme me fait peur.

Le jeune homme continuait à rire.

— Ma pauvre Madeleine, disait-il en prenant sa femme entre ses bras, tu es nerveuse ce soir. Allons, couche-toi, et ne fais pas de mauvais rêves… Geneviève est une vieille folle, tu as grand tort de t’arrêter à ses litanies funèbres. C’est une habitude à prendre : autrefois, je ne pouvais lui voir ouvrir sa Bible sans être terrifié ; aujourd’hui, il me manquerait quelque chose si elle ne me berçait pas de son murmure monotone… Ne goûtes-tu pas une grande douceur, le soir, à nous aimer dans ce silence frissonnant de plaintes ?

— Si, parfois, répondait la jeune femme, lorsque je ne distingue pas les mots et que la voix se traîne comme un souffle de vent… Mais quels récits d’horreur ! que de crimes et que de châtiments !

— Geneviève, poursuivait Guillaume, est une nature dévouée ; elle nous évite bien des ennuis en dirigeant tout au château ; elle m’a vu naître, elle a vu naître mon père… Sais-tu qu’elle doit avoir plus de quatre-vingt-dix ans, et qu’elle est encore ferme et droite ? elle travaillera à cent ans passés… Il faut l’aimer, Madeleine ; c’est une vieille servante de la famille.

Madeleine ne l’écoutait pas. Elle était plongée dans une rêverie inquiète. Puis, avec une anxiété soudaine :

— Crois-tu, demandait-elle, que le Ciel ne pardonne jamais ? »

Son mari, surpris et attristé, l’embrassait alors en lui demandant d’une voix émue pourquoi elle doutait du pardon. Elle ne répondait pas directement, elle murmurait :

— Geneviève dit qu’il faut au Ciel son compte de sanglots… Il n’y a pas de pardon.

Cette scène se renouvela plusieurs fois. C’était d’ailleurs la seule secousse qui tirât par moments les jeunes époux de leur sérénité. Ils passèrent ainsi les quatre premières années de leur mariage, dans une solitude à peine troublée par les visites des de Rieu, dans un bonheur que les lamentations de Geneviève ne pouvaient ébranler sérieusement. Il leur fallait un coup plus rude pour les jeter de nouveau à la douleur.

Ce fut au commencement de la cinquième année, vers les premiers jours de novembre, que Tiburce accompagna Hélène à Paris. Guillaume et Madeleine, certains de n’être plus dérangés, s’apprêtèrent à passer leur hiver dans la grande salle paisible où ils avaient vécu si tranquillement déjà quatre mauvaises saisons. Un instant, ils parlèrent d’aller habiter à Paris leur petite maison de la rue de Boulogne, mais ils remirent ce voyage à l’année suivante, comme ils faisaient chaque année ; ils ne voyaient plus la nécessité de quitter Véteuil. Pendant deux mois, jusqu’en janvier, ils menèrent leur existence close, égayée par le babil de leur fille qui grandissait. Une paix souveraine les endormait, et ils comptaient bien ne s’éveiller jamais.