Madeleine Férat/Chapitre IX

A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 179-204).

IX

Il faisait un froid vif. Le vent de l’autre nuit avait emporté les nuages, et il gelait de nouveau à pierre fendre. La lune, dans son plein, éclairait tout le ciel d’un reflet bleuâtre d’acier poli. Les terrains, sous cette clarté, limpide comme une eau froide de source, s’étendaient jusqu’à l’horizon avec une singulière netteté de détails. Surpris au milieu du dégel, ils paraissaient s’être roidis pendant les secousses suprêmes de l’ouragan ; ils avaient des arêtes aiguës, des flots de boue figée, des rigidités de cadavre glacé par la mort dans les dernières convulsions de l’agonie. Les moindres branches noires, les plus petites pierres blanches des murailles, se détachaient avec une grande vigueur, comme des découpages de couleur appliqués sur la vaste teinte grise uniforme.

Le cabriolet choisi par Guillaume était une voiture à deux places, couverte d’une capote de cuir qui se baissait à volonté. Il l’avait achetée autrefois pour courir la campagne avec Madeleine ; dans ces excursions, il lui déplaisait d’emmener un cocher, il préférait conduire lui-même. Il n’y avait, sur l’étroite banquette, d’espace que pour lui et sa maîtresse, et pendant qu’il excitait le cheval de légers coups de langue, il sentait les jambes tièdes de la jeune femme se mêler aux siennes. Que de promenades joyeuses ils avaient faites dans ce cabriolet dont les cahots les amusaient fort en les jetant l’un contre l’autre ! Cette nuit-là, la voiture roulait sur la route avec des chocs monotones ; dans le grand silence des champs glacés, les époux n’entendaient que le trot régulier du cheval frappant de ses sabots la terre durcie, avec des bruits métalliques. Sur le sol, blanc d’une poussière de gelée, les lanternes allongeaient deux rayons jaunes qui couraient en avant avec des sauts brusques, le long des fossés, et ces rayons, traversant la campagne claire, pâlissaient sous la lune comme des lueurs de bougies allumées dans le crépuscule.

Guillaume et Madeleine avaient tiré sur leurs genoux une grosse couverture de laine grise. Lui, conduisait sans parler, jetant seulement de temps à autre une petite exclamation qui faisait dresser les oreilles au cheval. Elle, paraissait dormir dans son coin. Enveloppée de fourrures, les pieds tenus chauds par la couverture de laine, les mains cachées, elle n’avait froid qu’au visage ; d’ailleurs, l’air vif qui lui piquait les yeux et les lèvres, ne lui déplaisait pas ; il la tenait éveillée et rafraîchissait son front brûlant. Elle regardait machinalement les clartés des lanternes courant rapidement sur la route. Son esprit s’égarait dans une rêverie qui avait les sauts brusques de ces clartés. Elle s’étonnait profondément des scènes qui venaient de se passer. Comment avait-elle pu s’affoler ainsi ? Elle vivait d’ordinaire avec des volontés droites et fortes, son imagination restait froide, ses sens la laissaient paisible. Une minute de raison aurait peut-être suffi pour tout arranger, et elle était devenue folle tout d’un coup, elle si raisonnable. Certes, Jacques devait être la cause de son effarement soudain ; mais elle n’aimait plus Jacques ; elle ne pouvait comprendre pourquoi elle le retrouvait si vivant dans sa chair, pourquoi sa résurrection l’avait détraquée à ce point. Elle cherchait des explications, allant d’un fait à un autre, se perdant dans les apparentes contradictions de sa nature. Au fond de son être, vaguement, elle sentait s’agiter la vérité ; mais elle reculait devant le caractère étrange des sensations qu’elle éprouvait.

Lorsque Madeleine s’était oubliée dans les bras de Jacques, sa chair vierge avait pris l’empreinte ineffaçable du jeune homme. Il y eut alors mariage intime, indestructible. Elle se trouvait en pleine sève, à cet âge où l’organisme de la femme mûrit et se féconde au contact de l’homme ; son corps puissant, son tempérament mesuré se laissa pénétrer d’autant plus profondément qu’il était riche de sang et sain d’humeurs ; elle s’abandonna avec tout son calme, toute sa franchise, à cette transmission charnelle établie entre son amant et elle, si bien que sa nature froide devint ainsi une cause nouvelle qui rendit plus complète et plus durable la possession de son être entier. On eût dit que Jacques, en la serrant contre sa poitrine, la moulait à son image, lui donnait de ses muscles et de ses os, la faisait sienne pour la vie. Un hasard l’avait jetée à cet homme, un hasard la retenait dans son étreinte, et, pendant qu’elle était là, par aventure, toujours sur le point de devenir veuve, des fatalités physiologiques la liaient étroitement à lui, l’emplissaient de lui. Lorsque, après une année de ce travail secret du sang et des nerfs, le chirurgien s’éloigna, il laissa la jeune femme éternellement frappée à la marque de ses baisers, possédée à ce point qu’elle n’était plus seule maîtresse de son corps ; elle avait en elle un autre être, des éléments virils qui la complétaient et l’asseyaient dans sa force. C’était là un phénomène purement physique.

Aujourd’hui, le lien de tendresse était rompu, mais le lien de chair restait tout aussi profondément noué. Si son cœur n’aimait plus Jacques, son corps se souvenait fatalement, lui appartenait toujours. Le sentiment d’affection avait eu beau s’effacer, l’effet charnel de la possession n’en gardait pas moins sa force ; les traces de la liaison qui l’avait rendue femme, survivaient à son amour. Elle demeurait l’épouse de Jacques, bien qu’elle n’éprouvât plus pour lui qu’une sorte de haine sourde. Les caresses de Guillaume, cinq années d’autres embrassements, n’avaient pu chasser de ses membres l’être qui y était entré, à l’heure de sa puberté. Elle se trouvait formée, rendue virile à jamais, et les baisers d’une foule auraient vainement essayé de faire disparaître les premiers baisers qu’elle avait reçus. Son mari ne possédait réellement que son cœur ; quand elle s’offrait à ses lèvres, elle ne pouvait plus se donner, elle se prêtait.

Elle s’était simplement prêtée depuis son mariage. Elle en avait une preuve vivante, irrécusable. La petite Lucie ressemblait à Jacques. Guillaume, même en ayant une fille de Madeleine, ne pouvait l’avoir à son image. Fécondé par lui, le sein de la jeune femme donnait à l’enfant les traits de l’homme dont il gardait l’empreinte. La paternité semblait sauter par-dessus le mari pour remonter à l’amant. À coup sûr le sang de Jacques entrait pour beaucoup dans la fécondation de Madeleine ; il restait le premier père, celui qui avait fait une épouse de la vierge.

La jeune femme sentit bien son servage, le jour où Guillaume lui offrit de l’épouser. Elle n’était pas libre, des répugnances instinctives révoltaient sa chair à la pensée d’un nouveau mariage dans lequel elle ne pouvait plus se livrer entière. Un refus net monta malgré elle à sa gorge. Ses tendresses s’étonnèrent de ce refus. N’aimait-elle pas Guillaume, ne vivait-elle pas avec lui depuis une année ? Elle ne voulut point écouter le cri de son être, la rébellion de son sang qui l’avertissait : s’il lui avait été permis de prendre un second amant, il lui était défendu de se lier pour toujours à un autre homme que Jacques. Et, pour ne pas avoir obéi à ce cri de son corps esclave, elle pleurait à cette heure des larmes de sang.

Il y avait là un phénomène si intime, si profond d’étrangeté et de terreur, que Madeleine écartait encore une pareille explication de ses révoltes. La certitude d’être possédée à jamais par un homme qu’elle n’aimait plus, l’aurait affolée ; elle se serait plutôt jetée tout de suite sous les roues de la voiture, terrifiée à l’idée des atroces souffrances qui l’attendaient : elle traînerait misérablement son corps esclave ; elle sentirait toujours en elle le sang détesté de Jacques ; elle ne pourrait plus s’oublier entre les bras aimés de Guillaume, sans croire se prostituer. D’ailleurs, elle ignorait les fatalités de chair qui lient parfois une vierge à son premier amant, d’une façon si étroite, qu’elle ne saurait ensuite rompre ce mariage de hasard, et qu’il faut accepter pour la vie l’époux d’une heure, sous peine de ne plus commettre qu’un long adultère. Afin de se tranquilliser, elle songeait aux quatre années de tendresse paisible qu’elle venait de vivre. Mais elle comprenait que Jacques n’était jamais sorti d’elle, il dormait simplement au fond de sa poitrine, une seconde avait suffi pour l’y réveiller vivant et fort. Là se trouvait la cause du soudain effarement de Madeleine, de cette créature calme et énergique. Jacques seul pouvait troubler sa raison droite, ses sens qui se taisaient d’ordinaire ; il lui tenait aux entrailles ; le son de sa voix, son simple souvenir la jetaient dans une vive surexcitation. Quand il s’était dressé devant elle, elle avait perdu la tête ; elle devait la perdre de nouveau chaque fois qu’elle le sentirait s’agiter dans sa chair. Cette intuition, que sa paix ne lui appartenait plus, l’effrayait singulièrement ; elle qui se plaisait dans la tranquillité de sa nature froide, songeait avec effroi et dégoût à ses frissons de la veille, et se désespérait en pensant que ces frissons la brûleraient peut-être encore, si jamais elle rencontrait Jacques. Les épileptiques n’éprouvent pas une épouvante plus écœurée à l’idée des crises qui les menacent. Elle était comme eux, morne, glacée, toujours sous le coup de convulsions ignobles.

Madeleine, affaissée dans le coin du cabriolet, regardant courir sur la route blanche les lueurs jaunes des lanternes, ne se disait pas ces pensées crûment. Elle évitait au contraire de se faire une certitude. Son esprit s’égarait dans des questions qu’elle ne voulait pas résoudre. Elle était lasse ; elle remettait à plus tard son examen de conscience ; alors elle prendrait des mesures énergiques, elle lutterait. Elle songeait uniquement à ces choses parce qu’elle ne pouvait s’empêcher d’y songer. C’était une rêverie vague, brusque, que berçaient rudement les cahots de la voiture. La jeune femme avait chaud aux pieds et aux mains ; elle s’enfonçait, à son insu, dans les tiédeurs de la couverture de laine grise et dans la mollesse des coussins du cabriolet. Elle se serait heureusement endormie, sans l’air vif qui lui piquait les lèvres et les yeux. Et quand elle regardait devant elle, au-dessus des oreilles du cheval, elle apercevait la campagne rigide et glacée qui s’allongeait avec des sécheresses de cadavre sous le suaire blanc de la lune. Ces roideurs des horizons morts lui faisaient rêver alors les alors les douceurs d’une immobilité éternelle.

Guillaume croyait que Madeleine dormait. Il conduisait machinalement, écoutant le silence de la nuit, heureux de se trouver sur cette route déserte, dans ce froid sec qui calmait sa fièvre. Depuis Véteuil, il songeait à la phrase de Jacques : « On ne doit jamais épouser sa maîtresse. » Cette phrase s’était éveillée au fond de sa mémoire, sans qu’il sût pourquoi, et elle s’imposait à lui avec une singulière ténacité. Il la discutait, la retournait, s’en trouvait secrètement effrayé, tout en refusant de la considérer comme une règle nécessaire de conduite.

Jamais il n’avait eu l’idée sotte de travailler à la rédemption d’une pécheresse. En épousant Madeleine, il ne rêvait nullement de la réhabiliter, de lui refaire, comme on dit, une virginité à l’aide de son estime et de son amour. Il l’épousait parce qu’il l’aimait, simplement. Il était d’une nature trop nerveuse, il obéissait à ses affections avec trop de jouissance exquise, pour s’égarer dans des considérations ridicules de moraliste. Son cœur le poussait, sa raison ne lui créait pas une tâche que ses abandons complets de chair et d’esprit lui auraient d’ailleurs empêché d’accomplir. Certes, il regrettait le passé de son amante, il désirait qu’elle l’oubliât, mais cela par une pensée d’égoïsme, par une rébellion de tempérament qui lui rendait intolérable l’idée de ne pas la posséder à lui seul. Ce sont uniquement les jeunes niais ou les vieillards blasés qui forment parfois le projet de racheter une âme. Guillaume implorait la vie, et ne se perdait cependant dans aucun ciel d’idéal menteur. Il n’avait cru en aucun temps que Madeleine eût besoin d’être sauvée, il cherchait seulement à se faire aimer, voyant en ce monde la seule nécessité d’une tendresse absolue, éternelle. Si même le rêve d’une réhabilitation se fût présenté à lui, il ne s’y serait pas arrêté, il aurait pensé que l’amour lavait de lui-même toute souillure.

Aussi n’entendait-il pas bien ces mots : « On ne doit jamais épouser sa maîtresse. » Pourquoi ? Il lui semblait au contraire qu’il était sain de s’endormir entre les bras d’une femme connue et adorée. Ses cauchemars de l’autre nuit n’avaient même pu lui ôter cette croyance. S’il avait souffert, c’était par une cruauté du hasard. Il sentait que Madeleine l’aimait toujours, il ne regrettait pas de l’avoir épousée. Un seul désir le tenait, celui de se montrer meilleur pour elle, plus tendre et plus délicat, maintenant qu’elle pleurait. Il ne la jugeait pas plus coupable qu’il ne se jugeait imprudent. Le malheur les frappait, ils devaient s’unir davantage, se consoler dans les bras l’un de l’autre. Leur tendresse les sauverait.

Peu à peu, son être roidi de souffrance se détendait ainsi dans de nouveaux espoirs. L’extrême douleur amenait une réaction qui le rejetait sur le sein de Madeleine, avec des désirs de s’y cacher, d’y demander un abri contre les blessures du dehors. Il ne trouvait encore, à son côté, que cette femme dont les étreintes pussent lui faire oublier les maux de la vie. Oubliant qu’elle était la cause de ses dernières angoisses, il rêvait de chercher en elle des joies suprêmes, assez poignantes pour l’absorber tout entier et mettre à néant le reste du monde. Que leur fallait-il ? un coin perdu où il leur fût permis de s’enfouir tous les deux dans leur affection. Et il se laissait aller à ce songe d’une existence solitaire, caressé depuis sa jeunesse, et qui lui paraissait de plus en plus doux, à mesure qu’il se sentait plus cruellement frappé par sa destinée. Ses besoins de calme croissaient, son désir de conserver l’amour de Madeleine devenait de la lâcheté : elle l’eût battu, à certains moments, qu’il se serait pendu à son cou pour la supplier d’essuyer ses larmes. Cependant il avait toujours des réveils de fierté qui l’isolaient et lui faisaient songer avec épouvante à la solitude de son cœur ; ses tendresses nerveuses le condamnaient à vivre à part, dans un désir inassouvi de noblesse sereine et d’amour absolu.

Tout en rêvant à la vie nouvelle qu’ils allaient mener à Paris, Guillaume sentait le corps de Madeleine le pénétrer d’une chaleur croissante. Leurs pieds s’étaient mêlés sous la couverture grise, le contact tiède de la jeune femme entrait beaucoup dans le rêve de tranquillité et de tendresse qu’il se remettait à faire. À son insu, son espoir venait de sa jouissance à la retrouver si voisine de lui. Elle lui tenait chaud. Et le cabriolet roulait toujours dans la nuit glacée, au milieu de la grande paix du froid.

Les voyageurs approchaient de Mantes. Ils n’avaient pas ouvert la bouche depuis Véteuil, perdus chacun dans sa rêverie, regardant au loin les nappes de clarté blanche que la lune étalait sur les pièces de terre labourée. Comme ils passaient devant une maison bâtie au bord de la route, un chien se mit à hurler d’une façon lamentable. Madeleine tressaillit.

— Tu dormais ? demanda Guillaume.

— Oui, répondit-elle en sentant combien ses longs silences rêveurs devaient peser à son mari. Cette bête m’a réveillée… Où sommes nous ?

Il lui montra de la main quelques toits que la lune bleuissait à l’horizon.

— Voici Mantes, dit-il.

Il fouetta le cheval. À ce moment, une femme qui se trouvait cachée derrière une haie, descendit sur la route et courut après le cabriolet. Lorsqu’elle l’eut atteint, elle s’accrocha à une des lanternes, elle accompagna ainsi la voiture en courant toujours. Elle prononçait des paroles confuses que le bruit des roues empêchait d’entendre.

— C’est quelque mendiante, dit Madeleine, en se penchant et en apercevant le costume misérable de cette femme.

Guillaume lui jeta une pièce de cinq francs. Elle la reçut au vol, mais elle ne lâcha pas tout de suite la lanterne. Quand Madeleine s’était penchée, elle avait poussé un cri étouffé. Maintenant elle la regardait avec une étrange fixité.

— Retirez-vous, lui cria Guillaume, qui sentait sa femme frissonner sous le regard de la pauvresse.

Lorsqu’elle se fut enfin décidée à lâcher prise, il rassura sa compagne.

— Oh ! je n’ai pas eu peur, dit Madeleine encore toute tremblante… Mais pourquoi me regardait-elle ainsi ? Le mouchoir noué autour de son visage m’a empêcher de distinguer ses traits. Elle avait l’air vieux, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit son mari. J’ai entendu parler d’une fille de la contrée, qui s’était sauvée à Paris, et qui en est revenue à moitié folle… C’est peut-être elle.

— Quel âge peut-elle avoir ?

— Ma foi, je ne sais pas… T’imaginerais-tu qu’elle nous connaît ?… Elle demandait simplement une autre pièce de cinq francs.

Madeleine garda le silence. Elle éprouvait un vague malaise en songeant aux regards fixes que la mendiante avait attachés sur elle. Elle pencha la tête hors de la voiture, et la vit qui courait toujours à quelques pas des roues. Cela lui causa une véritable terreur, mais elle n’osa reparler de cette femme à son mari.

Le cabriolet entrait dans les rues de Mantes. Guillaume caressait un projet qui lui était subitement venu à l’esprit. Onze heures allaient sonner, il songeait qu’ils n’arriveraient guère à Paris avant le jour. Ce long voyage de nuit commençait à l’effrayer ; peut-être serait-il plus sage de coucher à Mantes, dans une auberge. Quand cette idée se fut présentée à lui, il s’y complut, poussé par son secret désir de posséder Madeleine au fond de quelque retraite ignorée. La nuit dernière, lorsque leurs souvenirs les torturaient dans la petite maison voisine de la Noiraude, il avait souhaité d’habiter une chambre inconnue où ils ne retrouveraient rien du passé. Ce rêve, qu’il venait de faire de nouveau sur la route déserte, lui était facile à réaliser en ce moment. Il n’avait qu’à frapper à la porte du premier hôtel qu’il rencontrerait : il trouverait là la chambre banale, la pièce de hasard où il pourrait tenter l’oubli. L’idée de coucher à Mantes dictée d’abord par la prudence devenait ainsi un de ses souhaits les plus chers.

— Veux-tu que nous nous arrêtions ici ? demanda-t-il à Madeleine. Tu dois être fatiguée. Nous repartirions demain matin.

La jeune femme croyait toujours entendre derrière le cabriolet les pas de la pauvresse. Elle accepta le projet de Guillaume avec une grande vivacité.

— Oui, oui, répondit-elle, couchons ici. Je tombe de sommeil.

Alors Guillaume chercha à s’orienter. Il connaissait, aux portes de Mantes, une vaste auberge où il était certain de trouver de la place. Cette auberge, à l’enseigne du Grand-Cerf, avait eu ses jours de célébrité parmi les rouliers et les commis voyageurs, avant l’établissement du chemin de fer. Elle se composait d’un véritable village, avec ses écuries, ses hangars, les cours, ses trois corps de bâtiment de hauteur inégale. Traversée par des corridors sans fin, coupée par d’innombrables escaliers ralliant au hasard les étages, elle s’emplissait autrefois de la vie d’un monde de voyageurs. Aujourd’hui, elle restait presque toujours vide. Son propriétaire avait bien essayé d’en faire un hôtel accommodé à la façon moderne ; mais il n’était parvenu qu’à rendre l’ameublement de ses chambres et de ses salons profondément ridicule. Il voyait tous ses anciens clients le quitter pour aller loger chez un de ses confrères qui venait de faire bâtir, près de la gare, une sorte de maison meublée, ornée de glaces et de pendules de zinc, à l’instar de Paris.

Guillaume aimait d’instinct les maisons modestes et solitaires. Il se rendit au Grand-Cerf. Le lendemain devait être un jour de marché, les gens de l’auberge étaient encore debout. Un garçon vint ouvrir toute grande la porte cochère qui conduisait dans la cour principale. Guillaume descendit de voiture pour faire entrer lui-même le cheval en le tenant par la bride. Le garçon était allé chercher une bougie et la clef d’une chambre, les nouveaux venus lui ayant témoigné le désir de se coucher immédiatement.

Madeleine ne mit pied à terre que dans la cour. Elle y resta à peine deux minutes. Encore secouée par les cahots du cabriolet, toute frissonnante de la rencontre qu’ils avaient faite, elle regarda autour d’elle d’un air d’inquiétude. Elle pensait reconnaître cette maison inconnue où l’amenait son mari. En face d’elle se dressait un pigeonnier de briques rouges qu’elle devait avoir vu quelque part ; il y avait là aussi une porte d’écurie peinte en jaune qui lui semblait une vieille connaissance. Mais sa lassitude, sa vague terreur rendaient ses souvenirs très confus. Il lui aurait été impossible de faire un appel énergique à sa mémoire. Ces murs noirs, ces masses sombres de bâtiments éclairées par des nappes de lune, prenaient dans la nuit un air d’étrange tristesse, et elle se croyait certaine de les voir pour la première fois. La porte de l’écurie et le pigeonnier seuls l’étonnaient, l’effrayaient même, en se trouvant là dans un lieu où elle ne se souvenait pas d’être venue. D’ailleurs, ce ne fut qu’un éclair, une sensation rapide d’anxiété qui redoubla son malaise et ses craintes sourdes.

Le garçon revint en courant. Il guida les voyageurs dans un dédale de petits escaliers dont les marches usées penchaient d’une façon inquiétante. Il s’excusait, il disait que si monsieur et madame étaient entrés du côté des cuisines, ils auraient pu gagner leur chambre par le grand escalier. Madeleine regardait toujours autour d’elle, mais elle ne reconnaissait plus rien dans ce labyrinthe d’étages et de couloirs.

Enfin le garçon ouvrit une porte. Il crut devoir s’excuser encore.

— Cette chambre donne sur la cour, dit-il ; mais elle était toute prête, et monsieur m’a paru si pressé… D’ailleurs, le lit est bon.

— C’est bien, répondit Guillaume. Veuillez allumer du feu ; on gèle ici.

Le garçon mit quelques bûches sur les chenets de fer qui garnissaient la cheminée. Il y avait dans un coin une petite provision de bois. Madeleine et Guillaume se promenaient de long en large avec quelque impatience, en attendant d’être seuls. La jeune femme s’était débarrassée de sa capeline et du foulard qu’elle avait noué à son cou. Quand le garçon, courbé devant le foyer, se redressa après avoir bruyamment soufflé la flamme de la bouche, il s’arrêta net devant elle, examinant avec surprise son visage éclairé en plein par la bougie. Madeleine, les yeux fixés sur le bout de ses bottines qu’elle était venue présenter au feu, ne vit pas son étonnement. Il eut un sourire discret, il regarda Guillaume d’un air malin.

— Soignez bien mon cheval, lui dit celui-ci en le congédiant. Je descendrai sans doute avant de me mettre au lit pour voir s’il a tout ce qu’il lui faut.

La chambre où allaient coucher les époux était une vaste pièce carrée. Le papier qui tapissait les murs, paraissait déteint depuis longtemps ; il tournait au gris sale, sans qu’il fût possible de retrouver les anciennes rosaces dont il avait dû être semé. Une crevasse traversait le plafond ; cette crevasse, suintant d’humidité, se bordait de taches couleur de rouille, et le plâtre, nu et froid, se trouvait ainsi coupé, d’un bout à un autre, par une bande jaunâtre. La pièce était carrelée de larges carreaux peints en rouge sang. Quant à l’ameublement, il consistait en une commode ventrue, garnie de poignées de cuivre, une armoire immense, un lit singulièrement étroit pour deux personnes, une table ronde et des chaises. Au lit et aux fenêtres pendaient des rideaux de cotonnade bleue, bordés d’une guirlande de fleurs blanches. Sur le marbre nu de la commode, il y avait une pendule de verre filé, une de ces merveilles puériles que les paysans se lèguent précieusement de père en fils ; cette pendule représentait un château, percé de fenêtres, orné de galeries et de balcons ; par les fenêtres on apercevait, à l’intérieur, des boudoirs et des salons, dans lesquels de petites poupées étaient couchées sur des divans. Mais tout le luxe avait été réservé pour garnir la cheminée ; on voyait là deux bouquets de fleurs artificielles, soigneusement placés sous globe, puis une douzaine de tasses à thé dépareillées, rangées sur le bord de la tablette de plâtre, dans un ordre parfait ; entre les bouquets, au milieu, s’élevait un échafaudage singulier, une sorte de monument fait à l’aide de ces boîtes que l’on gagne dans les foires, et qui ont, sur leur couvercle, des bergères et des bergers roses ; on en comptait bien une douzaine, de formes et de grandeurs différentes, les petites sur les grandes, très habilement superposées, de façon à former une espèce de tombeau d’architecture bizarre. Les arts étaient encore représentés dans la chambre par une série d’images racontant l’histoire de Pyrame et de Thisbé ; encadrées de minces baguettes noires recouvertes de vitres criblées de nœuds verdâtres, ces images s’alignaient, au nombre de huit, le long des murailles, qu’elles tachaient de plaques jaunes, bleues et rouges ; les teintes, mises à plat, violentes et crues, relevaient singulièrement les tons blafards du papier ; la naïveté enfantine du dessin avait une saveur toute campagnarde ; au bas de chaque tableau se trouvait une longue légende, et il eût bien fallu une bonne heure si l’on avait voulu lire l’histoire entière.

Cette chambre, que l’aubergiste avait cru rendre tout à fait confortable en étalant un tapis de carpette sous la table ronde, exhalait cette odeur indéfinissable que l’on retrouve dans tous les hôtels meublés. Elle sentait le renfermé, le moisi, un vague parfum de vieux linge, d’étoffes usées, de poussière humide. Grande, délabrée, glaciale, elle ressemblait à une salle commune où tout le monde serait venu sans que personne y laissât un peu de son cœur et de ses habitudes ; elle avait la banalité vide, la nudité bête d’un dortoir de caserne. Jeunes et vieux, hommes et femmes s’étaient couchés pour une nuit dans ce lit étroit qui restait froid comme une banquette d’antichambre. Bien des chagrins, bien des joies avaient peut-être vécu là pendant quelques heures, mais la pièce n’avait rien gardé des larmes et des rires qui devaient l’avoir traversée. Sa vulgarité, son ombre, son silence étaient pleins d’une sorte de tristesse honteuse, de cette tristesse écœurée qu’ont les alcôves des filles misérables dans lesquelles passent les baisers de tout un quartier. En cherchant, on eût trouvé, au fond d’une tasse de la cheminée, un bâton de cosmétique oublié par un commis voyageur joli garçon, et, derrière une autre tasse, quelques épingles à cheveux qui avaient attaché le chignon d’une dame du quartier Latin égarée à Mantes.

Guillaume rêvait une solitude plus tiède, une retraite plus digne. Il fut navré un moment à la vue de cette chambre ignoble ; mais il n’avait pas le choix, et, d’ailleurs, il trouvait ce qu’il désirait : une pièce inconnue, un trou où personne ne pouvait venir troubler sa paix. Il se remit peu à peu, et finit même par sourire en songeant qu’ils avaient quitté la Noiraude pour venir coucher dans un pareil taudis. Il s’était assis devant le feu. Il attira sur ses genoux Madeleine, qui tendait toujours ses pieds à la flamme, absorbée, ne voyant rien autour d’elle.

— Tu es lasse, ma pauvre Madeleine ? lui demanda-t-il d’une voix caressante.

— Non, répondit-elle… J’ai pris froid en montant ici… Je vais me chauffer les pieds avant de me coucher.

Elle frissonnait. Elle songeait, toujours, malgré elle, à cette pauvresse qui avait suivi leur voiture.

— Tu ne m’en veux pas trop de t’avoir amenée ici ? demanda de nouveau Guillaume. Nous dormirons sans doute fort mal, mais nous partirons de bon matin… Moi, je suis bien dans cette chambre. N’es-tu pas heureuse du grand calme et du grand silence qui nous environnent ?

Elle ne répondit pas, elle murmura :

— Cette femme m’a effrayée tout à l’heure, sur la route… Elle me regardait d’un air mauvais.

— Bon Dieu ! que tu es enfant, s’écria son mari. Tu avais peur de Geneviève, maintenant c’est une mendiante qui t’effraye. D’ordinaire, tu n’es pas poltronne cependant… Va, cette femme dort bien tranquillement au fond de quelque fossé.

— Tu te trompes, Guillaume. Elle nous a suivis, et je crois l’avoir vue entrer en même temps que nous dans cette auberge.

— Eh bien, c’est qu’elle venait demander à coucher dans l’écurie… Allons, calme-toi, Madeleine, dis-toi que nous sommes seuls, séparés du monde, au bras l’un de l’autre.

Il avait noué ses mains autour de sa taille et la tenait étroitement serrée contre sa poitrine. Elle restait morne et inerte sous son étreinte, regardant brûler les bûches d’un air soucieux, ne répondant pas au regard d’adoration qu’il levait sur elle. La flamme les éclairait tous deux d’un reflet rougeâtre. La bougie, posée sur un coin de la commode, ne faisait dans la grande pièce humide qu’une tache de lumière trouble.

— Comme tout est paisible ici, reprit doucement Guillaume. On n’entend pas un bruit, on peut se croire au fond de quelque solitude heureuse… N’est-ce pas ? on dirait un de ces anciens cloîtres où l’on s’oubliait pendant des vies entières, dans la monotonie du même son de cloche. Cette maison morte doit apaiser les fièvres du cœur. Ne te sens-tu pas plus tranquille, Madeleine, depuis que tu respires l’air glacé de cette chambre ?

La jeune femme pensait au pigeonnier de briques rouges et à la porte jaune de l’écurie.

— Il me semble, murmura-t-elle, que j’ai vu autrefois une cour semblable à celle de cette auberge… Je ne sais plus… Il doit y avoir longtemps.

Elle s’arrêta, anxieuse, comme si elle eût redouté de fouiller ses souvenirs. Son mari eut un léger sourire.

— Tu dors et tu rêves, Madeleine, dit-il de sa voix tendre. Va, nous sommes dans l’inconnu. Depuis hier, je rêvais de nous exiler ainsi, de nous mettre hors du monde. Cette chambre est triste, mais elle a pour nous un grand charme : elle ne nous parle que de l’heure présente, elle nous calme de son vide et de sa banalité. Je m’applaudis d’avoir eu l’idée de nous arrêter en chemin. Demain, nous aurons retrouvé notre bonheur… Espère, Madeleine.

Elle hochait la tête, sans quitter les flammes des yeux, elle balbutiait :

— Je ne sais ce que j’ai… j’étouffe, j’éprouve un vague malaise… j’ai eu peur, vois-tu, et je crois encore être menacée d’un danger…

Guillaume mit plus de tendresse dans son étreinte, le regard qu’il levait sur le visage effrayé de sa femme, devint d’une douceur exquise.

— Que crains-tu ? continua-t-il. N’es-tu pas dans mes bras ? Personne ici ne peut venir nous affoler. Ah ! quelle joie je goûte à me dire que pas un être sur la terre ne sait que nous sommes dans cette chambre. Être ignoré de tous, vivre ainsi au fond d’une retraite cachée, se dire qu’aucune créature, amie ou ennemie, ne peut venir frapper à votre porte, n’est-ce pas la suprême paix dont nous avons besoin ? J’ai toujours fait le songe de vivre au désert, et bien des fois j’ai cherché dans la campagne quelque trou perdu pour m’y enfouir. Lorsque je ne voyais plus les paysans ni les fermes, lorsque je me trouvais seul en face du ciel, certain de n’être aperçu par aucun passant, je me sentais triste, triste à mourir, mais d’une tristesse qui me plaisait, qui me retenait là pendant des heures. Et je suis ici avec toi, Madeleine, comme j’étais autrefois seul au milieu des champs… Retrouve ton sourire, ton bon sourire.

Elle hocha de nouveau la tête, passant la main sur son front, comme pour écarter les inquiétudes sourdes qui la tenaient ainsi froide et abattue. Guillaume poursuivit :

— J’ai toujours eu la haine et l’effroi du monde. Le monde ne peut que nous blesser. En partant de Véteuil, j’avais l’intention d’aller étourdir nos souffrances dans le tapage de Paris ; mais combien le calme de cette solitude est plus salutaire !… Il n’y a que deux êtres qui s’aiment, dans cette chambre. Vois, je te tiens entre mes bras, je puis tout oublier, tout pardonner. Personne n’est là dont les regards moqueurs m’empêchent de te serrer sur ma poitrine, personne qui raille l’abandon que je te fais de mon être entier. Je veux que nous nous adorions plus loin et plus haut, au-dessus des amours vulgaires et convenues de la foule, dans une tendresse absolue qui n’ait point le souci des misères et des hontes d’ici-bas. Que nous importe le passé, et pourquoi nous inquiéter des blessures du dehors ! Il suffit que nous nous aimions, que nous demeurions au cou l’un de l’autre, perdus en nous-mêmes, sans jamais voir ce qui se passe autour de nous. Tant qu’il restera un coin où nous puissions nous cacher, il nous sera permis de chercher et de trouver le bonheur. Disons-nous que nous ne connaissons plus un être, que nous sommes seuls sur la terre, sans famille, sans enfant, sans amis, et abîmons-nous dans la pensée de notre affection solitaire. Il n’y a plus que nous au monde, Madeleine, et je me livre à toi ; je suis heureux d’être faible, de te dire que je t’aime encore… Tu as désolé ma vie, et je t’aime, Madeleine…

Il s’animait peu à peu en parlant. Sa voix, basse et ardente, avait des ferveurs de prière ; elle se traînait avec des humilités subites, puis vibrait d’une façon douce, pénétrante. Il était dans une de ces heures de réaction où le cœur se vide après être resté longtemps fermé. Comme il le disait, il aimait la solitude, parce qu’il pouvait y être faible à son aise. Si Madeleine lui avait alors rendu son regard d’adoration, il eût poussé peut-être ses lâchetés d’amour jusqu’à s’agenouiller devant elle. Il goûtait une jouissance étrange, après ses angoisses de la veille, à s’abandonner aux bras de cette femme, loin de tous les yeux. Ce rêve qu’il faisait, de s’absorber à jamais dans elle, d’oublier le reste du monde sur son sein, ce songe d’une existence d’affection et de sommeil était le cri éternel de ses délicatesses nerveuses blessées à chaque instant par les rudesses de la vie.

Lentement, Madeleine se sentait soulagée par le murmure de tendresse, par les étreintes chaudes de Guillaume. Ses yeux gris s’éclairaient, ses lèvres s’ouvraient et devenaient roses. Elle ne souriait pas encore. Elle éprouvait simplement une grande douceur à se voir aimée d’une façon si absolue. Elle cessa de contempler le feu. Elle tourna la tête du côté de son mari.

Quand celui-ci eut rencontré ses regards, il reprit avec un attendrissement plus grand :

— Si tu voulais, Madeleine, nous nous en irions ainsi par les chemins, voyageant au jour le jour, couchant où le hasard nous pousserait, et repartant le lendemain pour l’inconnu. Nous quitterions la France, nous gagnerions à petites journées les pays de soleil et d’air pur. Et, dans ce renouvellement continuel des horizons, nous nous sentirions plus seuls, plus unis. Personne ne nous connaîtrait, pas un être n’aurait le droit de nous adresser la parole. Nous ne dormirions jamais qu’une nuit dans les auberges trouvées au bord des routes ; nos amours ne pourraient s’y fixer, nous nous détacherions bientôt du monde entier pour ne plus nous attacher que l’un à l’autre. Je rêve l’exil, Madeleine, l’exil qu’il me serait permis de vivre sur ton sein ; je désirerais n’emporter que toi, me sentir battu par le vent, me faire un oreiller de ta poitrine, là où la tempête m’aurait jeté. Rien n’existerait pour moi que cette poitrine blanche dans laquelle j’écouterais battre ton cœur. Puis, quand nous serions perdus au milieu d’un peuple dont nous ignorerions la langue, nous n’entendrions plus que nos causeries, nous pourrions regarder les passants comme des bêtes muettes et sourdes ; alors nous serions vraiment isolés nous traverserions les foules sans nous soucier de ces troupeaux du pas indifférent dont nous traversions autrefois, pendant nos promenades, les bandes de moutons qui broutaient les chaumes. Et nous marcherions ainsi à jamais… Veux-tu, Madeleine ?

Un sourire était peu à peu monté aux lèvres de la jeune femme. Son être roidi se détendait. Elle s’abandonnait sur l’épaule de Guillaume. Elle avait passé un bras autour de son cou, le regardant d’un air apaisé.

— Que tu es enfant ! murmura-t-elle. Tu rêves éveillé, mon ami, tu m’offres là un voyage dont nous aurions assez au bout de huit jours… Pourquoi pas tout de suite nous faire construire une de ces maisons ambulantes, comme en ont les bohémiens ?

Et elle trouva même un petit rire de moquerie légère et tendre. Guillaume se fût peut-être chagriné, si elle n’avait accompagné son rire d’un baiser. Il hocha doucement la tête.

— C’est vrai, je suis un enfant, dit-il, mais les enfants savent aimer, Madeleine. Je sens que maintenant la solitude est nécessaire à notre bonheur. Tu parles des bohémiens, ce sont des gens heureux qui vivent au soleil, et que j’ai enviés plus d’une fois, quand j’étais au collège. Les jours de sortie, j’en voyais presque toujours des bandes à la porte de la ville, campées dans un terrain vague où les charrons du voisinage tenaient leurs chantiers de bois. Je m’amusais à courir sur les longues poutres étendues sur le sol, en regardant les bohémiens qui faisaient bouillir leur marmite. Les enfants se roulaient à terre, les hommes et les femmes avaient des figures étranges, l’intérieur des voitures, que je cherchais à apercevoir, m’apparaissait comme un monde d’objets bizarres. Et je restais là, tournant autour de ces gens, ouvrant des yeux curieux et effrayés. Je sentais encore sur mes épaules les meurtrissures des coups de poing que mes camarades m’avaient donnés la veille, je rêvais parfois de m’en aller bien loin, dans une de ces maisons roulantes. Je me disais : Si l’on me bat encore cette semaine, je m’en irai dimanche prochain avec les bohémiens, je les supplierai de m’emmener au fond de quelque pays où l’on ne me frappera pas. Mon imagination d’enfant se plaisait au rêve de cet éternel voyage en plein air. Mais je n’ai jamais osé… Ne te moque pas, Madeleine.

Elle souriait toujours, elle encourageait du regard les confidences de son mari. Ces puérilités la calmaient, lui cachaient un instant le drame qui les torturait tous deux.

— Il faut dire, continua Guillaume gaiement, que j’étais un enfant singulièrement sauvage. Les coups m’avaient rendu sombre, insociable. La nuit, au dortoir, lorsque je ne pouvais dormir, je voyais, en fermant les yeux, des coins de paysages, d’étranges solitudes, qui se bâtissaient brusquement dans ma tête, et que j’arrangeais ensuite peu à peu, tels que les désirait ma nature farouche et tendre. C’étaient le plus souvent des gouffres de rochers ; en bas, au fond des gorges noires, grondaient des torrents ; puis les flancs des collines montaient, roides, grisâtres, dans un ciel d’un bleu implacable, où tournaient lentement des aigles ; et, parmi les blocs énormes, au bord de l’abîme, je mettais une dalle blanche où je me voyais en pensée, assis et comme mort, au milieu de la désolation et de la nudité de l’horizon. D’autres fois, mes rêveries se faisaient plus douces : je créais une île grande comme la main, jetée au sein d’un large fleuve tranquille ; je distinguais à peine les rives lointaines, pareilles à deux bandes verdâtres perdues au milieu du brouillard ; le ciel était d’un gris pâle, les peupliers de mon île montaient droit dans les vapeurs blanches de l’eau ; alors je m’apercevais couché sur l’herbe molle, bercé par la grande voix sourde et continue du fleuve, rafraîchi par les souffles gras de cette nature humide. Ces paysages que j’évoquais et que je me plaisais à modifier sans cesse, ôtant une roche, ajoutant un arbre, m’apparaissaient avec une netteté singulière ; ils me consolaient, ils m’emportaient dans des pays inconnus où je croyais vivre des vies entières de silence et de paix. Lorsque j’ouvrais les yeux, lorsque tout s’effaçait et que je me retrouvais au fond du dortoir morne, éclairé d’une lueur blafarde par une lampe de nuit, mon cœur se serrait d’angoisse, j’écoutais la respiration de mes camarades, redoutant de les entendre se lever et de les voir venir me battre pour me punir d’avoir essayé de leur échapper dans mes rêves.

Il s’arrêta, rendant à Madeleine les baisers qu’elle lui mettait sur le front. Elle était émue par le récit qu’il lui faisait des souffrances de sa jeunesse. Dans cette heure d’épanchement, elle pénétrait les délicatesses de ce tempérament nerveux, elle se jurait d’aimer Guillaume comme il le méritait, avec des tendresses raffinées et absolues.

— Plus tard, reprit-il, lorsque la pensée me prit de me sauver en compagnie des bohémiens, je cédais uniquement à l’espérance de retrouver le long des routes les paysages que j’avais vus en rêve. Je croyais fermement que je les rencontrerais quelque part, je m’imaginais les avoir devinés tels qu’ils devaient être. C’était sans doute un bon ange qui me les avait révélés, car j’écartais l’idée d’avoir pu les créer de toutes pièces, et j’aurais véritablement ressenti un grand chagrin, si l’on eût prouvé qu’ils n’existaient qu’au fond de mon cerveau. Ils m’appelaient, ils me disaient d’aller me reposer parmi eux, ils me promettaient une vie d’éternelle paix.

Il s’arrêta de nouveau, hésitant, n’osant continuer. Puis, avec un sourire timide, de l’air embarrassé d’un homme fait qui avoue un enfantillage :

— Et te le dirai-je, Madeleine ? murmura-t-il ; je crois toujours qu’ils existent, ces horizons où j’ai vécu bien des nuits de mon enfance. Le jour, on me martyrisait ; je regardais les murailles froides du collège avec des désespoirs de prisonnier enfermé dans une salle de torture ; la nuit, je courais les champs, je me soûlais d’air libre, goûtant une joie profonde à ne plus voir de poing levé sur ma tête. Je menais deux vies, d’une réalité aussi poignante. Va, mes rêves ne peuvent m’avoir trompé. Si nous cherchions, nous trouverions, quelque part sur la terre, mon gouffre de rochers, mon île jetée au milieu d’un large fleuve tranquille. Et c’est pour cela, Madeleine, que je veux m’en aller au hasard, persuadé de rencontrer un jour mes solitudes rêvées. Si tu savais combien elles étaient douces et calmes dans mes songes ! Nous y dormirions d’un bon sommeil, nous y vivrions à jamais loin du monde, loin de tout ce qui nous a blessés. Ce serait la vie devenue rêve… Veux-tu que nous nous mettions en quête de ces coins heureux ? Je les reconnaîtrai, je te dirai : C’est là qu’il faut nous aimer. Et ne ris pas, Madeleine ; ils existent, je les ai vus.

La jeune femme ne riait plus. Des larmes montaient à ses yeux, ses lèvres tremblaient d’émotion. Les paroles de Guillaume, le chant léger qu’il murmurait à son oreille la faisaient pleurer. Combien il l’aimait, et quelle profondeur d’ineffable tendresse elle trouvait en lui ! À son insu, le regret de ne pouvoir se donner à lui entière et sans arrière-pensée redoublait son attendrissement ; mais elle ne croyait alors ressentir dans tout son être que la caresse de ces paroles tombant une à une sur son cœur. Elle baisait de temps à autre son mari au visage, tandis qu’il parlait ; elle se laissait aller sur sa poitrine, ployant sous son étreinte, le tenant elle-même étroitement par le cou. Les bûches embrasées, qui jetaient de grandes flammes jaunes, les éclairaient d’une lumière tiède. Et, derrière eux, la vaste chambre inconnue dormait.

— Enfant, enfant, répéta Madeleine. Va, si nous ne pouvons réaliser ton rêve, nous saurons toujours bien nous aimer.

— Pourquoi ne pas fuir ? reprit Guillaume avec insistance. Elle eut de nouveau un léger sourire.

— Parce que nous ne pouvons aller habiter tes châteaux en Espagne, mon cher poëte, répondit-elle. Le bonheur doit être en nous, il est inutile de nous en remettre au hasard pour le trouver. Je vois que tu as tout oublié, je sens que j’oublie à mon tour : il nous reste encore de bonnes heures à vivre ensemble.

Et, comme son mari s’attristait, elle ajouta gaiement :

— À présent, nous serons heureux partout. Je défie le malheur… Je ne sais quel frisson m’avait prise sur la route. Je dormais à moitié, le froid devait m’avoir saisie. Puis, cette auberge m’a produit un étrange sentiment de répugnance… Mais, depuis que nous sommes là, à nous chauffer et à causer, je trouve que tu as raison : on est bien ici, dans ce grand silence qui nous environne. C’est que tes paroles ont calmé mes angoisses… J’espère.

Guillaume se consola vite en l’entendant parler de la sorte.

— Oui, espère, Madeleine, dit-il. Vois comme nous sommes unis l’un à l’autre. Rien ne nous séparera plus.

— Rien, reprit la jeune femme, si nous nous aimons toujours ainsi. Nous pouvons retourner à Véteuil, aller à Paris, nous nous retrouverons en tous lieux avec notre amour… Aime-moi sans cesse comme tu viens de m’aimer, et je guérirai, je te le jure… Je suis à toi, entends-tu, à toi tout entière.

Ils se serrèrent dans une étreinte plus étroite. Pendant quelques minutes, ils échangèrent des baisers muets. Minuit sonna à la pendule.

— Déjà minuit ! s’écria Madeleine. Il faut nous coucher pourtant, si nous voulons nous éveiller de bonne heure.

Elle quitta les genoux de Guillaume, qui se leva en disant :

— Je vais descendre un instant à l’écurie. Je veux voir comment ce garçon a soigné mon cheval… Tu n’auras pas peur seule dans ma chambre ?

— Peur de quoi ? reprit la jeune femme en riant. Tu sais bien que je ne suis pas poltronne… Tu me retrouveras sans doute couchée. Dépêche-toi.

Ils se donnèrent un dernier baiser. Guillaume descendit, laissant la clef sur la porte.

Quand Madeleine fut seule, elle resta un moment absorbée, contemplant le feu avec le vague sourire que les paroles tendres de son mari avaient mis sur ses lèvres. Comme elle venait de le dire, elle éprouvait un grand apaisement, elle se sentait bercée par de nouveaux espoirs. Jusque-là, elle n’avait pas jeté un regard dans la chambre ; elle était venue, en entrant, droit à la cheminée pour se chauffer les pieds et y était demeurée, assise sur les genoux de Guillaume. Lorsqu’elle sortit de son immobilité, elle voulut ranger avant de se coucher, les quelques paquets que le garçon avait montés et jetés au hasard. Elle leva les yeux, elle regarda autour d’elle.

Tout son malaise lui revint alors, sans qu’elle pût d’abord s’expliquer la terreur vague qui la reprenait. Elle était secouée par la même sensation de répugnance et d’anxiété qu’elle avait déjà ressentie dans la cour de l’auberge. Il lui semblait reconnaître la chambre ; mais la bougie éclairait si faiblement les murs qu’elle ne distinguait rien nettement. Elle se traita de folle, de peureuse, pensant qu’elle rêvait debout. Tout en raisonnant pour se rassurer, elle poussait les paquets dans un coin. Il manquait un sac de nuit. Elle le chercha des yeux et l’aperçut sur le marbre de la commode, où le garçon l’avait déposé. Il masquait entièrement la pendule de verre filé. Quand Madeleine eut pris le sac et qu’elle eut découvert cette pendule, elle resta clouée devant elle, horriblement pâle.

Elle ne s’était pas trompée : elle connaissait l’auberge, elle connaissait la chambre. Elle y avait couché autrefois avec Jacques. L’étudiant était un canotier enragé ; souvent il allait par eau jusqu’à Rouen, avec des amis qui emmenaient leurs maîtresses. Madeleine avait fait un de ces voyages. Arrivée à Mantes, elle s’était trouvée indisposée, et toute la bande avait envahi l’auberge du Grand-Cerf.

Immobile, hébétée, la jeune femme examina la pendule. Un pareil objet ne pouvait lui laisser aucun doute ; les châteaux de verre filé sont rares ; elle reconnaissait, d’ailleurs, les galeries légères, les fenêtres ouvertes par lesquelles on apercevait les chambres et les salons de l’intérieur. Elle se souvenait d’avoir longtemps ri avec Jacques des petites poupées qui habitaient ces pièces. Ils avaient même retiré le globe et s’étaient amusés à changer les poupées d’appartement. Il lui semblait que ces faits dataient de la veille, qu’elle revoyait la pendule après une absence de quelques heures. La bougie, placée à côté de cette verrerie frêle, pénétrait de ses rayons les minces colonnades, les salles étroites aux murailles transparentes, mettant une pointe de lumière dans chaque goutte de verre qui avait coulé, changeant en aiguilles de feu les rampes des balcons. On eût dit un palais féerique, un palais que des millions de lampions imperceptibles illuminaient de feux jaunes et verts. Et Madeleine regardait ce scintillement d’étoiles d’un air terrifié, comme si ce joujou fragile eût renfermé une arme terrible et menaçante.

Elle recula, elle prit le bougeoir et fit le tour de la chambre, À chaque pas, elle trouva un souvenir. Elle reconnut une à une les images coloriées qui racontaient l’histoire de Pyrame et de Thisbé. Certaines taches du papier peint attirèrent ses regards, chaque meuble lui parla du passé. Quand elle arriva devant le lit, elle s’imagina que les draps n’avaient pas même été changés et qu’elle allait coucher avec Guillaume dans ces toiles encore chaudes du corps de Jacques.

Ce fut cette pensée qui la brisa. Elle avait marché dans la pièce d’un pas de somnambule, les yeux grands ouverts, les lèvres pincées, examinant chaque chose avec une minutie de folle, paraissant attacher un immense intérêt à ne laisser échapper aucun détail. Mais lorsqu’elle eut touché les rideaux de cotonnade bleue à bordure de fleurs pâles, qu’un bâton tenait suspendus au-dessus du lit, elle sentit ses jambes fléchir tout à coup, elle dut s’asseoir. Maintenant sa pensée se fixait à cette couche étroite, bombée au milieu comme une pierre blanche de tombe. Elle se disait que jamais elle ne consentirait à coucher là avec Guillaume.

Elle se prit le front entre les mains, croyant que son cerveau allait éclater. Une rage sourde montait en elle. L’acharnement que les souvenirs mettaient à la poursuivre et à la frapper, l’exaspérait. Ne pourrait-elle donc plus dormir une nuit tranquille, ne lui serait-il plus permis d’oublier ? Jacques l’atteignait jusque dans l’inconnu, jusque dans cette chambre d’auberge où le hasard venait de la pousser. Et elle avait eu la sottise d’espérer, de prétendre qu’elle se sentait apaisée et guérie. Elle aurait plutôt dû écouter son épouvante, son malaise qui l’avertissait du coup dont elle était menacée. Cette fois, elle en sortirait folle. Qu’allait-elle dire à son mari, à cet homme dont les paroles tendres la berçaient d’un rêve menteur quelques minutes auparavant ? Aurait-elle le courage de lui crier : « Viens, tu t’es trompé, cette chambre est maudite, je l’ai habitée avec mon premier amant ! » Ou bien se tairait-elle, accepterait-elle de se prostituer entre les bras de Guillaume, en songeant à Jacques ? Dans son anxiété, elle regardait la porte, elle écoutait les bruits vagues de la maison, redoutant d’entendre les pas de son mari, frissonnant à l’idée de le voir entrer et de ne savoir que lui dire.

Comme elle prêtait l’oreille il lui sembla que quelqu’un marchait doucement dans le couloir et s’arrêtait à sa porte. On frappa d’une façon discrète.

— Entrez, cria-t-elle machinalement, troublée, ne sachant ce qu’elle disait.

Ce fut Jacques qui entra.