Madeleine Férat/Chapitre VIII

A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 157-178).

VIII

La nuit était d’un noir d’encre. Il faisait un froid humide, sale. Le vent, qui s’était élevé, poussait par ondées des flots de pluie ; au loin, dans l’obscurité sinistre, il se plaignait lugubrement en secouant les arbres du parc, et ces plaintes ressemblaient à des lamentations de voix humaines, aux râles d’une foule agonisante. La terre détrempée, couverte de flaques d’eau, mollissait sous les pas comme un tapis d’immonde pourriture.

Guillaume et Madeleine, se serrant l’un près de l’autre, avançant contre le vent qui leur soufflait au visage son haleine glacée, glissaient au milieu des mares, tombaient dans les trous. Quand ils furent sortis du parc, ils tournèrent instinctivement la tête, ils regardèrent tous deux du côté de la Noiraude ; une même pensée les poussait à s’assurer si Jacques dormait, si les fenêtres de la chambre bleue n’étaient pas éclairées. Ils ne virent que les ténèbres, que la masse noire et opaque de la nuit ; la Noiraude paraissait avoir été emportée derrière eux par l’ouragan. Alors, ils se mirent à marcher, péniblement, en silence. Ils ne distinguaient pas le sol, ils entraient dans les terres où ils enfonçaient jusqu’à la cheville. Le chemin de la petite maison leur était bien connu, mais l’obscurité se trouvait si complète qu’il leur fallut près d’une demi-heure pour parcourir ce chemin long au plus d’un quart de lieue. À deux reprises, ils se perdirent. Comme ils allaient arriver, une ondée les surprit, qui les mouilla et acheva de les aveugler. Ce fut ainsi qu’ils entrèrent dans leur retraite, fangeux, grelottants, écœurés par l’odeur de cette mer de boue qu’ils venaient de traverser.

Ils eurent toutes les peines du monde à allumer une bougie. Ils s’enfermèrent, ils montèrent dans la chambre à coucher, au premier étage. C’était là qu’ils avaient passé tant de nuits heureuses, là qu’ils comptaient retrouver le calme tiède de leurs amours. Quand ils eurent ouvert la porte de cette pièce, ils s’arrêtèrent, navrés ; ils avaient oublié, la veille, de fermer la fenêtre, et la pluie était entrée poussée par le vent ; au milieu, sur le parquet, s’étendait une grande mare d’eau. Ils durent éponger cette eau, mais le bois resta mouillé. L’hiver habitait cette chambre dans laquelle il pénétrait librement depuis la veille ; les murs, les meubles, les objets qui traînaient suaient l’humidité. Guillaume descendit chercher du bois. Lorsqu’un grand feu brûla sur les chenets, les époux espérèrent qu’ils allaient se réchauffer et s’apaiser dans l’air chaud et silencieux de leur solitude.

Ils laissaient toujours là quelques vêtements. Ils changèrent de linge, ils s’assirent devant la cheminée. L’idée de se coucher côte à côte, encore frémissants et terrifiés, dans la couche froide où ils avaient passé jadis des nuits si brûlantes de passion, leur causait une répugnance secrète. Quand trois heures sonnèrent :

— Je sens que je ne pourrais dormir, dit Guillaume. J’attendrai le jour dans ce fauteuil… Tu dois être lasse, couche-toi, Madeleine.

La jeune femme fit signe que non, d’un léger mouvement de tête. Ils retombèrent dans leur silence.

Au dehors la tempête soufflait, plus violente et plus âpre. Des coups de vent s’abattaient sur la maison avec des hurlements de bête, ébranlant les fenêtres et les portes ; on eût dit qu’une bande de loups assiégeait le pavillon et le secouait tout entier de ses griffes furieuses. À chaque nouvelle bourrasque, le frêle logis semblait devoir être emporté. Puis des ondées crevaient, qui apaisaient pour un instant les clameurs du vent, et qui battaient sur le toit un roulement sourd et continu de tambours menant des funérailles. Les époux souffraient des éclats de l’ouragan ; chaque secousse, chaque lamentation les agitaient d’un malaise vague ; des inquiétudes subites les prenaient, ils prêtaient l’oreille comme si des voix humaines se fussent plaintes en bas, sur la route. Quand un souffle plus brusque faisait craquer toutes les boiseries de la maison, ils levaient la tête en sursaut, ils regardaient autour d’eux avec des surprises d’effroi. Était-ce bien là leur chère retraite si tiède, si parfumée ? Il leur semblait qu’on avait changé les meubles, changé les tentures, changé la demeure elle-même. Ils promenaient sur chaque chose des regards de défiance, ne reconnaissant rien. S’il leur venait un souvenir, ce souvenir les blessait ; ils songeaient qu’ils avaient goûté là des jouissances exquises, et la sensation lointaine de ces jouissances prenait une amertume écœurante. Guillaume disait autrefois, en parlant du pavillon : « Si quelque malheur nous frappe un jour, nous irons oublier dans cette solitude. Nous y serons forts contre la souffrance. » Et aujourd’hui, qu’un coup terrible les écrasait et qu’ils accouraient s’y réfugier, ils n’y trouvaient que le spectre lamentable de leurs amours, ils y restaient accablés sous le poids des heures présentes et sous le regret cuisant des années mortes.

Peu à peu, une prostration morne s’emparait de leur être. La course qu’ils venaient de faire dans la boue, sous le vent et sous la pluie, avait calmé leur fièvre, dégagé leur tête du flot de sang qui s’y était porté. Leurs cheveux trempés d’eau mettaient comme des glaçons sur leur front brûlant. Maintenant, la chaleur du feu alourdissait leurs membres, brisés de fatigue. À mesure que la flamme du foyer pénétrait leur chair, tout à l’heure glacée, il leur semblait que leur sang devenait plus épais, coulait avec une difficulté plus grande. Leurs souffrances, moins aiguës, tournaient en eux comme des meules lentes. Ils n’éprouvaient plus qu’une espèce d’écrasement continu ; les brûlures vives, les déchirements secs s’étaient apaisés, et ils s’abandonnaient à cet étouffement de leur être, comme une personne lasse qui se laisse aller au sommeil. D’ailleurs, ils ne dormaient point ; leurs pensées se noyaient dans leur hébétement, mais elles flottaient toujours, confuses et pesantes tournant sur elles-mêmes, avec des souffrances vagues, au fond de leur cerveau endolori.

Ils n’auraient pu prononcer une parole sans une incroyable fatigue. Assis devant le feu, ils s’affaissaient dans leur fauteuil, muets, comme à mille lieues l’un de l’autre.

Madeleine, en changeant de vêtements, avait retiré ses jupons et ses bas couverts de boue. Elle avait ensuite mis une chemise sèche et s’était simplement enveloppée dans un long peignoir de cachemire bleu. Les pans de ce peignoir, en retombant sur les bras du fauteuil où elle se trouvait assise, découvraient ses jambes nues que la flamme dorait. Ses pieds, à peine entrés dans de petites pantoufles, prenaient des tons roses sous les reflets ardents du brasier. Plus haut, le peignoir s’écartait encore, montrant la gorge que la chemise ouverte cachait à peine. La jeune femme rêvait en regardant les bûches embrasées. On eût dit qu’elle ignorait sa nudité et qu’elle ne sentait pas sur sa peau les caresses cuisantes du feu.

Guillaume la contemplait. Peu à peu, il laissa aller sa tête sur le dossier du fauteuil, et là ferma les yeux à demi, paraissant sommeiller, mais ne quittant pas Madeleine du regard. Il s’absorba dans le spectacle de cette créature demi-nue, dont les formes grasses et fermes n’éveillaient en lui qu’une inquiétude douloureuse ; il n’éprouvait aucun désir, il lui trouvait une attitude de courtisane, une face dure et épaisse de femme rassasiée. La flamme qui frappait de biais sur son visage, y creusait de fortes ombres, rendues plus noires par les arêtes luisantes du nez et du front ; les traits s’accusaient rudement, toute la physionomie, muette et comme figée, prenait un air de cruauté. Et, le long des joues jusqu’au menton, la chevelure rousse, encore roide d’eau de pluie, tombait par masses lourdes, encadrant la figure de lignes rigides. Ce masque froid, ce front de morte, ces yeux gris et ces lèvres rouges que le sourire n’éclairait pas, causaient au jeune homme un étonnement plein de malaise. Il ne reconnaissait plus cette face qu’il avait vue si riante et si puérile. C’était comme un nouvel être qui se montrait à lui, et il interrogeait chaque trait pour y lire les pensées qui transformaient ainsi la jeune femme. Lorsque ses regards s’égaraient plus bas, sur la poitrine et sur les jambes nues, il y regardait danser la lueur jaune du foyer avec une sorte d’effroi. La peau blondissait ; par moments, on eût dit qu’elle se couvrait de taches de sang qui coulaient rapidement sur les rondeurs des seins et des genoux, disparaissant, puis revenant encore marbrer l’épiderme tendre et délicat.

Madeleine se pencha vers le foyer et se mit à tisonner, toujours songeuse, sans trop savoir ce qu’elle faisait. Elle resta ainsi courbée, le visage presque dans la flamme. Son large peignoir, que rien n’attachait, avait glissé le long de ses épaules, jusqu’au milieu du dos.

Et Guillaume sentit alors son cœur se serrer à la vue de cette puissante nudité. Il suivait le mouvement souple et fort du buste découvert, les lignes flexibles du col penché et des épaules tombantes ; il allait ainsi, en descendant le long du renflement de l’échine et en tournant autour du corps, jusque sous le bras, à cet endroit où un bout de sein rose apparaissait dans l’ombre de l’aisselle. La blancheur de la peau, cette blancheur laiteuse des femme rousses, faisait ressortir le noir d’un signe que Madeleine avait au bas du cou. Et il s’arrêtait douloureusement à ce signe qu’il avait baisé tant de fois. Tout ce buste adorable, cette chair nacrée qui s’arrondissait mollement avec des douceurs de teintes exquises, lui torturait le cœur d’une angoisse indicible. C’est qu’au fond de sa stupeur, des souvenirs s’éveillaient, non comme des éclairs brusques de mémoire, mais comme des masses qui se mouvaient avec lenteur dans son cerveau. L’état de demi-sommeil où il se trouvait, lui faisait cent fois répéter mentalement la même phrase. Il rêvait éveillé un cauchemar écrasant dont il ne pouvait se débarrasser. Il songeait aux cinq années d’amour qu’il avait passées dans la possession de Madeleine, aux nuits tièdes qu’il avait dormies sur sa poitrine blanche ; il se rappelait la douceur des étreintes et des baisers échangés. Jadis il se livrait entier, il était d’une tendresse et d’une foi absolues ; jamais la pensée ne lui venait qu’il pouvait ne pas être tout pour cette femme, car elle lui suffisait à lui-même, le monde disparaissait quand elle l’endormait contre son sein. Et maintenant un doute atroce le rongeait ; il se revoyait baisant ces épaules soyeuses, il sentait sous ses lèvres les frissons de cette peau, et il se demandait avec angoisse si ses lèvres seules la faisaient frissonner, si elle n’était pas toute chaude, toute frémissante encore des caresses d’un autre. Lui, il se donnait vierge, il ne pouvait mêler à ses voluptés présentes la sensation toujours vivante de voluptés passées ; mais Madeleine n’avait point son ignorance ; elle retrouvait sans doute, à son contact, les fièvres qu’un premier amant lui avait fait connaître. Certes, elle devait songer à cet homme dans ses bras, et il allait jusqu’à se dire qu’elle goûtait peut-être un plaisir monstrueux à évoquer les jouissances du passé pour doubler celles du présent. Quelle duperie infâme et cruelle ! Tandis qu’il croyait être l’époux, le seul être aimé, il n’était sans doute qu’un passant dont la bouche avivait simplement la brûlure douce des anciens baisers à peiné refroidis. Qui sait ? Cette femme le trompait à toute heure avec un fantôme ; elle se servait de lui comme d’un instrument dont les soupirs amoureux lui rappelaient des mélodies connues ; il disparaissait pour elle, c’était avec l’absent qu’elle s’unissait en pensée, c’était envers lui qu’elle se montrait reconnaissante de tant d’heures voluptueuses. Cette comédie ignoble avait duré pendant quatre ans. Pendant quatre ans, il avait joué sans le savoir un rôle odieux ; il s’était laissé voler son cœur, voler sa chair. À ces pensées, à cette rêverie honteuse que le cauchemar faisait battre dans son crâne, il contemplait la nudité de la jeune femme avec un suprême dégoût ; il lui semblait apercevoir sur la gorge et sur les épaules blanches des taches immondes, des meurtrissures ineffaçables et toutes saignantes.

Madeleine tisonnait toujours. Sa face gardait sa rigidité impénétrable. Peu à peu, à chaque mouvement de son bras remuant la braise, le peignoir glissait davantage.

Guillaume ne pouvait détacher les yeux de ce corps qui se dépouillait par petites secousses, et qui se montrait dans son ampleur insolente et superbe. Il lui apparaissait largement impur. Chacun des mouvements du bras qui dessinaient les muscles gras de l’épaule, lui faisait l’effet d’un spasme lubrique. Jamais il n’avait tant souffert. Il pensait : « Je ne suis pas le seul à connaître ces fossettes qui se creusent au bas de son cou quand elle avance les mains. » L’idée d’avoir partagé cette femme avec un autre et de n’être venu que le second, lui était insupportable. Comme tous les tempéraments délicats et nerveux, il avait une jalousie raffinée qu’un rien blessait. Il exigeait une possession complète. Le passé l’épouvantait parce qu’il redoutait de trouver des rivaux dans les souvenirs, des rivaux secrets, insaisissables, contre lesquels il ne pouvait lutter. Son imagination l’emportait, rêvait alors des choses horribles. Pour comble de misère il fallait que le premier amant de Madeleine fût Jacques, son ami, son frère. C’était là ce qui le torturait. Il eût été simplement irrité contre un autre homme ; contre Jacques, il éprouvait un sentiment indéfinissable de révolte douloureuse et impuissante. L’ancienne liaison de sa femme avec celui qu’il avait regardé comme un dieu dans sa jeunesse, lui semblait une de ces grandes ignominies dont l’horreur confond la raison humaine. Il voyait là un inceste, un sacrilège. Il pardonnait à Jacques, tout en pleurant des larmes de sang ; il pensait à lui avec une terreur vague, comme à un être hors de sa portée qui l’avait blessé à mort sans le savoir, et auquel il ne rendrait jamais blessure pour blessure. Quant à Madeleine, au milieu de la surexcitation de ses mauvais rêves qui exagérait ses sensations les plus fugitives, elle lui semblait à jamais morte pour lui ; par un étrange déplacement de la réalité, il se disait qu’elle était la femme de Jacques et qu’il ne devait plus la toucher de ses lèvres. La seule pensée d’un baiser l’écœurait ; cette chair lui répugnait, elle lui paraissait appartenir à une créature qu’un désir de débauche pouvait seul jeter dans ses bras. Si la jeune femme l’eût appelé à elle, il aurait reculé comme pour éviter un crime. Et il continuait à s’oublier dans le spectacle poignant de sa nudité.

Madeleine laissa tomber le tisonnier. Elle se renversa dans le fauteuil, cachant son dos, découvrant sa poitrine. Elle garda son silence, sa face morne, et se mit à regarder, sans la voir, une coupe de bronze qui se trouvait sur un coin de la cheminée.

Mais, si Guillaume pardonnait à Jacques, ses blessures n’en restaient pas moins vives. Ses deux seules affections l’avaient trahi ; le hasard s’était plu à rendre ses cruautés plus aiguës en le souffletant à la fois dans toutes ses tendresses, en préparant de longue main, avec un raffinement inouï, le drame qui, à cette heure, lui broyait la chair et le cerveau. Maintenant il n’avait plus personne à aimer ; le lien fatal qui s’était noué jadis entre Jacques et Madeleine, lui paraissait si solide, si vivant, qu’il les accusait d’adultère, comme s’ils se fussent, la veille encore, livrés l’un à l’autre. Il les chassait avec indignation de sa mémoire, et il se retrouvait seul au monde, dans la solitude froide de sa jeunesse. Alors toutes les souffrances de sa vie lui revenaient au cœur ; il sentait le souffle terrifiant de Geneviève passer sur son berceau, il se revoyait au collège, meurtri de coups, il songeait à la mort violente de son père. Comment avait-il pu s’abuser au point de croire que le ciel se faisait miséricordieux ? Le ciel s’était moqué de lui en le caressant pendant une heure d’un rêve de paix. Puis, quand il commençait à s’apaiser, quand il comptait sur une existence chaude de tendresse, le ciel l’avait brusquement poussé dans un abîme noir et glacé, rendant ainsi sa chute plus atroce. Il le sentait bien à présent, cela était fatal : tout le vouait à l’angoisse. Son histoire, qui lui semblait criante d’injustice, ne devait être qu’un enchaînement logique de faits. Mais il n’acceptait pas sans révolte l’écrasement continu des événements. Ses fiertés s’exaspéraient. Puisqu’il retombait toujours seul au fond de sa solitude, c’est qu’il était meilleur, de nature plus sensible et plus délicate que les autres hommes. Il savait aimer, et la foule ne savait que le blesser. Cette pensée d’orgueil le consolait ; il y trouvait une véritable énergie qui le tenait debout, prêt à lutter encore contre le destin. Lorsque la certitude de sa noblesse lui revint, il se calma un peu, il regarda les épaules de Madeleine avec un reste de mépris mêlé d’une pitié attendrie.

La jeune femme songeait toujours. Guillaume se demandait à quoi elle pouvait songer ainsi. À Jacques sans doute. Cette pensée le torturait ; il cherchait vainement à lire sur son visage les pensées qui la tenaient affaissée et muette. La vérité était que Madeleine ne songeait à rien ; elle dormait à moitié, les yeux ouverts, accablée, n’entendant au fond de son être que le bourdonnement confus de ses angoisses qui se calmaient. Les époux restèrent là jusqu’au matin, dans leur silence, dans leur immobilité. Ils n’échangèrent pas une parole. Un sentiment d’immense abandon rendait écrasante d’ennui la solitude qu’ils étaient venus chercher. Malgré le feu qui leur brûlait les jambes, ils sentaient des souffles glacés leur courir sur les épaules. Au-dehors, l’ouragan s’apaisait avec des lamentations adoucies et prolongées, pareilles à des hurlements plaintifs de bête souffrante. Ce fut une nuit sans fin, une de ces nuits de mauvais rêves où l’on souhaite âprement une aube qui semble ne jamais devoir se lever.

Le jour vint, un jour sale, crapuleux. Il grandit avec une lenteur morne. Les vitres de la fenêtre se tachèrent d’abord d’une lueur fumeuse de brouillard ; puis la chambre s’emplit peu à peu comme d’une vapeur jaunâtre, qui enveloppa les meubles sans les éclairer ; cette vapeur décolorait, ternissait les tentures bleues de la pièce, et l’on eût dit qu’un flot de boue coulait sur le tapis. La bougie, presque terminée, pâlissait au milieu de cette buée épaisse.

Guillaume se leva, s’approcha de la fenêtre. La campagne s’étendait, ignoble, écœurante. Le vent était complètement tombé, la pluie elle-même cessait. La plaine se trouvait transformée en un véritable lac de fange, et le ciel, couvert de nuages bas et rampants, avait la même teinte grise que la plaine. C’était comme un immense trou blafard dans lequel les arbres souillés, les maisons noircies, les coteaux amollis, creusés par les eaux, traînaient, pareils à des débris sans nom. Il semblait qu’une main furieuse eût pétri l’horizon entier, en eût fait un immonde mélange d’eau pourrie et d’argile brune. Le jour terne qui agonisait sur cette immensité boueuse, avait une clarté louche, sans reflet, dont la teinte sale faisait monter le dégoût à la gorge.

Cette heure trouble d’une matinée d’hiver est poignante pour les gens qui ont veillé toute la nuit. Guillaume regardait l’horizon sale avec un hébétement douloureux. Il avait froid, il s’éveillait, il éprouvait un malaise de chair et d’esprit. Il lui semblait qu’on venait de le rouer de coups et qu’il reprenait à peine connaissance. Madeleine, frissonnante comme lui, lasse et brisée, vint aussi regarder la campagne. Elle laissa échapper un geste d’écœurement, en la voyant si fangeuse.

— Que de boue ! murmura-t-elle.

— Il a beaucoup plu, fit remarquer Guillaume sans trop savoir ce qu’il disait.

Au bout d’un silence, comme ils restaient toujours devant la fenêtre :

— Vois donc, reprit la jeune femme, le vent a brisé un arbre de notre jardin… La terre des plates-bandes a coulé dans les allées… On dirait un cimetière.

— C’est la pluie qui a tout dévasté, répéta son mari de sa voix monotone.

Ils laissèrent retomber les petits rideaux de mousseline qu’ils tenaient soulevés, ne pouvant supporter davantage la vue d’un pareil cloaque. Ils eurent un brusque frisson et se rapprochèrent du feu. Le jour avait grandi, leur chambre leur apparut désolée, toute salie par les clartés louches du dehors. Jamais ils ne l’avaient vue pleine d’une telle tristesse. Leur cœur se serra, ils comprirent que ce sentiment de dégoût et d’ennui qui traînait autour d’eux, ne venait pas seulement du ciel morne, mais aussi de leur propre misère, de l’écroulement brusque de leur bonheur. L’avenir sombre rendait amer le présent et gâtait les douceurs du passé. Ils pensèrent : « Nous avons eu tort de venir ici ; nous aurions dû nous réfugier dans quelque chambre inconnue où nous n’aurions pas trouvé, vivant et cruel, le souvenir de nos anciennes amours. Si cette couche où nous avons dormi, si ces fauteuils où nous nous sommes assis, ne nous paraissent plus avoir les tiédeurs de jadis, c’est que nos corps eux-mêmes les glacent. Tout est mort en nous. »

Cependant ils se calmaient. Madeleine s’était couvert les épaules. Guillaume sortait de ses cauchemars pour revenir à une appréciation plus calme de la vie réelle. Dans ses mauvais rêves, secoué par la fièvre de ce demi-sommeil qui hallucine les moindres souffrances, il s’était perdu au fond de pensées monstrueuses, dépassant le possible, allant jusqu’au bout des suppositions infâmes qu’il faisait. Maintenant, le froid du matin le tirait de sa stupeur son esprit allégé se débarrassait de ses visions. Il était repris par la banalité ordinaire des faits. Il ne voyait plus Madeleine entre les bras de Jacques, il ne se torturait plus en évoquant le spectacle de cet étrange adultère qui unissait d’une étreinte chaude sa femme et son ami. Chaque détail se remettait à son plan, le drame perdait son actualité poignante. Il apercevait les amants d’une façon vague, dans un passé lointain, sans que sa chair eût des révoltes trop cuisantes. Dès lors, sa position lui parut acceptable ; il rentra dans le cours commun de l’existence, il se retrouva marié avec Madeleine, aimé d’elle, prêt à lutter pour la conserver toujours. Il souffrait bien encore du coup brutal qui venait de les affoler tous deux, mais la douleur première de ce coup s’apaisait elle-même. Tout son être refroidi s’amollissait, passait aisément sur les obstacles qui lui avaient d’abord semblé odieux et insurmontables.

C’est ainsi qu’il se remit à espérer. Il regarda avec des sourires tristes Madeleine, chez laquelle un travail presque semblable s’accomplissait. Il y avait en elle cependant une masse lourde qui l’étouffait et dont elle ne pouvait se débarrasser. Elle s’excitait à l’espérance, mais toujours elle se brisait contre cette masse. C’était comme un poids fatal qui devait rester dans sa poitrine jusqu’à ce qu’elle en mourût. Les sourires qu’elle rendait à Guillaume ressemblaient à ceux d’une moribonde sentant déjà sur sa face le froid de la mort et ne voulant désoler personne.

Ils restèrent une partie de la matinée devant le feu à causer tranquillement de choses et d’autres. Ils évitèrent de toucher à leurs blessures encore vives, remettant à plus tard le souci de prendre une décision. Pour l’instant, ils désiraient endormir simplement leurs souffrances. Au milieu de leur causerie, Guillaume eut une soudaine inspiration. La veille, la nourrice de Lucie était venue chercher l’enfant à la Noiraude ; elle devait mettre au four le pain de la ferme, ce qui amusait fort la petite fille, gourmande de galette. D’ordinaire, elle ne manquait pas une des cuissons. Son père, songeant qu’elle était sans doute encore là, à côté d’eux, éprouva un vif désir de la voir, de la mettre entre Madeleine et lui, comme une espérance de paix. Il avait, dans son angoisse, oublié leur enfant ; il goûta un grand soulagement à la retrouver ainsi qu’un lien vivant qui les attachait l’un à l’autre. N’était-elle pas un gage de l’éternité de leur union ? Un de ses sourires suffirait pour les guérir, pour leur prouver que rien au monde ne saurait les séparer.

— Madeleine, dit Guillaume, tu devrais aller chercher Lucie à la ferme… Elle passerait la journée avec nous.

La jeune femme comprit son intention. Elle aussi n’avait plus songé à sa fille, et son nom seul venait de lui causer une sensation de joie profonde. Elle était mère, elle oublierait tout, même ce poids qui l’étouffait.

— Tu as raison, répondit-elle… D’ailleurs, nous ne pouvons passer la journée sans manger… Nous déjeunerons avec des œufs et du laitage.

Elle riait, comme au projet d’une partie fine. Elle était sauvée, pensait-elle. Deux minutes lui suffirent pour se vêtir plus chaudement ; elle passa une jupe, jeta un châle sur ses épaules, et courut à la ferme. Pendant ce temps, Guillaume poussa devant le feu un guéridon qu’il couvrit d’une serviette. Ces préparatifs d’un déjeuner en tête à tête avec sa femme le reportèrent aux jours heureux de leurs amours, lorsqu’elle lui offrait quelque repas dans sa petite maison. La chambre lui parut reprendre ses charmes discrets d’autrefois ; elle était close, tiède, parfumée. Il oubliait toute la boue du dehors, en se disant qu’ils allaient avoir bien chaud, et qu’ils passeraient une délicieuse journée, loin du monde, seuls avec leur chère Lucie. Le jour gris et morne lui semblait même une douceur de plus.

Madeleine resta longtemps. Elle revint enfin. Guillaume descendit à sa rencontre pour la débarrasser des boîtes à lait et du pain dont elle était chargée. La petite Lucie portait elle-même un large morceau de galette qu’elle serrait de toutes ses forces sur sa poitrine.

L’enfant avait alors trois ans et demi. Elle était très grande pour son âge ; ses membres gros et courts en faisaient une fille des champs, poussée librement en plein air. Blonde comme sa mère, elle souriait avec des grâces puériles, et son sourire adoucissait sa face un peu forte. D’une intelligence précoce, elle babillait des journées entières, singeant déjà les grandes personnes, trouvant des demandes et des questions qui faisaient rire aux larmes ses parents. Quand elle aperçut son père au bas de l’escalier, elle lui cria :

— Prends-moi, monte-moi.

Elle ne voulait pas lâcher sa galette, et n’osait s’aventurer à gravir les marches sans se tenir à la rampe. Guillaume la prit sur un de ses bras, heureux de la porter, lui souriant, la couvant des yeux. Ce petit corps tiède qui s’appuyait contre son épaule, le réchauffait jusqu’au cœur.

— Imagine-toi que cette demoiselle n’était pas levée, dit Madeleine, et qu’il a fallu un grand quart d’heure pour la décider à me suivre. On lui avait promis, disait-elle, de lui faire cuire des pommes, ce matin. J’ai dû en mettre deux dans ma poche, en lui jurant de les lui faire cuire ici devant le brasier du foyer.

— C’est moi qui les ferai rôtir, reprit Lucie ; je sais très bien comment on s’y prend.

Dès que son père l’eut posée sur le tapis, dans la chambre, elle tourna autour de Madeleine jusqu’à ce qu’elle eût réussi à fourrer la main au fond de la poche de sa jupe. Quand elle tint les deux pommes, elle les piqua avec la pointe d’un couteau et s’accroupit gravement devant le feu. Elle écarta la cendre, plaça les fruits sur la plaque de marbre, puis se recueillit, ne les quittant plus des yeux. Elle avait posé son grand morceau de galette sur ses genoux.

Guillaume et Madeleine souriaient en la regardant. Elle faisait des mines de ménagère pressée qui les amusaient. Ils avaient tant besoin de se reposer de leurs secousses de chair dans la puérilité innocente de cette enfant ! Ils auraient joué avec elle pour oublier, pour se croire encore petits et naïfs eux-mêmes. Le calme enfantin de Lucie, la senteur fraîche qui s’échappait d’elle, les attendrissaient, mettaient autour d’eux un calme souverain. Et ils espéraient, ils se disaient que l’avenir serait paisible et pur ; l’avenir, c’était cette chère créature, ce bon ange de paix et de pureté.

Ils s’étaient assis devant le guéridon. Ils mangèrent de fort bon appétit. Ils osèrent même parler du lendemain, faisant des projets, voyant déjà leur fille grandie, mariée, heureuse. Le souvenir de Jacques avait été chassé par l’enfant.

— Tes pommes brûlent, dit Madeleine en riant.

— Oh ! que non ! répondit Lucie… Je vais faire chauffer ma galette.

Elle avait levé la tête, elle regardait sa mère d’un air sérieux qui vieillissait sa physionomie. Quand elle ne souriait pas, ses lèvres devenaient fermes, presque dures, ses sourcils se fronçaient légèrement. Guillaume la contemplait. Peu à peu, il pâlit, il l’examina avec une terreur croissante.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Madeleine d’une voix inquiète.

— Rien, répondit-il.

Et il contemplait toujours Lucie, ne pouvant en détacher ses regards, se penchant en arrière dans son fauteuil, comme pour échapper à un spectacle qui l’épouvantait. Son visage exprimait une souffrance contenue, atroce. Il eut même un geste vague de la main, un geste qui cherchait à écarter l’enfant. Madeleine, effrayée de sa pâleur, ne pouvant comprendre ce qui le secouait ainsi, repoussa le guéridon et vint s’asseoir sur le bras de son fauteuil.

— Réponds-moi, dit-elle. Qu’as-tu ? Nous étions si tranquilles… Tu souriais tout à l’heure… Voyons, Guillaume, je croyais que notre bonheur était revenu, que nous recommencions une nouvelle existence… Avoue-moi les mauvaises pensées qui te viennent à l’esprit. Je les dissiperai, je te guérirai. Je veux que tu sois heureux.

Il hocha la tête, il frissonna.

— Regarde donc Lucie, dit-il d’une voix très basse, comme s’il avait eu peur que quelqu’un ne l’entendît.

L’enfant, toujours assise sur le tapis, devant la cheminée, présentait gravement à la flamme sa galette piquée au bout d’une fourchette. Ses lèvres se pinçaient, ses sourcils se fronçaient ; elle était toute à l’importance de sa besogne.

— Eh bien ? demanda Madeleine.

— Tu ne vois pas ? reprit Guillaume d’un accent de plus en plus altéré.

— Je ne vois rien.

Alors le jeune homme se cacha le visage entre les mains. Il pleurait. Puis il parut faire un effort et balbutia :

— Elle ressemble à Jacques.

Madeleine tressaillit. Ses yeux, grands de folie, se fixèrent sur sa fille avec une anxiété qui faisait trembler tout son corps. Guillaume avait raison : Lucie ressemblait vaguement à Jacques, et cette ressemblance devenait frappante lorsque l’enfant plissait la bouche et le front. L’ancien chirurgien avait d’ordinaire cette moue d’homme positif. La jeune femme ne voulut pas convenir sur le moment de cette terrible vérité.

— Tu te trompes, murmura-t-elle. Lucie me ressemble. Nous nous serions déjà aperçus de ce que tu dis, si cela existait réellement.

Elle évitait de nommer Jacques. Mais Guillaume la sentait frissonner à côté de lui. Il reprit :

— Non, non, je ne me trompe pas. Tu le sais bien… L’enfant grandit, elle sera bientôt tout son portrait. Jamais je ne lui avais vu cet air grave… Je deviens fou.

Il perdait réellement la tête, essuyant de la main la sueur froide qui coulait de ses tempes, se serrant le front comme pour l’empêcher d’éclater. Sa femme n’osait plus parler ; elle se soutenait sur son épaule, défaillante, continuant à regarder Lucie qui ne s’occupait en aucune façon de ce qui se passait autour d’elle. Ses pommes chantaient, sa galette fumante prenait une belle couleur brune.

— Tu pensais donc à lui ? demanda sourdement Guillaume.

— Moi, moi… balbutia Madeleine.

Elle comprenait ce qu’il voulait dire. Il croyait qu’elle avait évoqué le souvenir de Jacques, au moment où elle concevait Lucie entre ses bras. Les cauchemars du jeune homme renaissaient dans son cerveau éperdu ; il pensait de nouveau à cet étrange adultère moral dont sa femme avait dû se rendre coupable en laissant son imagination prendre les baisers de son mari pour les baisers de son amant. De là, la ressemblance de sa fille avec cet amant. À cette heure, il possédait une preuve ; il ne pouvait plus douter du rôle odieux qu’il avait joué. Son enfant ne lui appartenait pas, elle était le fruit de l’union honteuse de Madeleine avec un fantôme. Quand la jeune femme eut deviné ces accusations dans son regard affolé :

— Mais c’est monstrueux, ce que tu penses là, reprit-elle. Reviens à la raison ; ne me fais pas plus infâme que je ne suis… Jamais je n’ai songé à cet homme, lorsque j’étais avec toi.

— Lucie lui ressemble, répéta impitoyablement Guillaume.

Madeleine se tordait les mains.

— Je ne sais pas comment cela se fait, disait-elle. C’est le hasard qui me tue… Oh ! non, jamais, jamais je n’ai commis ce que tu t’imagines. Cela est ignoble.

Guillaume haussait les épaules. Il avait l’entêtement brutal de la souffrance. L’idée que la ressemblance de Lucie avec le premier amant de sa mère était un cas assez fréquent, tenant à certaines lois physiologiques inconnues encore, ne pouvait lui venir, en un pareil moment d’angoisse. Il en restait à l’explication cruelle qui le torturait. Toute la personne de Madeleine s’indignait. Elle aurait voulu le persuader de son innocence, mais elle voyait avec désespoir qu’il lui était impossible de donner une preuve. Il accusait ses pensées ; elle n’avait que des protestations et des serments pour se défendre. Pendant quelques minutes, ils gardèrent tous deux un silence plein de sanglots et de cris contenus.

— Ah ! mes pommes sont cuites ! dit tout à petite la petite Lucie.

Elle était restée jusque-là dans une extase recueillie, rendue muette par le spectacle de ses pommes et de sa galette. Elle se leva alors en battant des mains, prit une assiette sur le guéridon et revint y poser proprement les fruits. Mais ils étaient si chauds qu’elle fut obligée d’attendre. Elle s’assit de nouveau sur le tapis, les regardant fumer avec une convoitise qui les lui faisait de temps à autre toucher du bout des doigts. Quand ils lui parurent bons à manger, il lui prit un scrupule. Elle réfléchit qu’il serait peut-être convenable d’en offrir à ses parents. Il y eut en elle une courte lutte entre sa gourmandise et son bon cœur ; puis elle accourut tendre l’assiette à son père.

— En veux-tu, papa ? demanda-t-elle d’une voix hésitante qui sollicitait un refus.

Depuis qu’elle faisait sa cuisine, de l’air affairé d’une femme accablée de besogne, elle n’avait plus levé les yeux. Lorsqu’elle vit son père qui pleurait et qui la regardait d’une façon désespérée, elle devint toute sérieuse. Elle remit par terre son assiette.

— Tu pleures, tu n’as pas été sage ? reprit-elle.

Et elle s’approcha de Guillaume, sur les genoux duquel elle posa ses petites mains. Elle se haussait sur la pointe des pieds, avec des envies de s’aider d’un bras du fauteuil pour arriver à son visage. La vue du groupe douloureux que formaient ses parents, l’effrayait un peu ; elle ne savait trop si elle devait rire ou éclater en sanglots. Elle demeura un instant inquiète, la face levée, contemplant son père d’un air de pitié attendrie. Puis elle lui tendit les mains.

— Prends-moi, lui dit-elle en donnant une inflexion caressante à ce mot, qui lui était familier.

Il la regardait toujours, se renversant en arrière, plus pâle et plus frissonnant. Comme elle ressemblait à Jacques, surtout lorsqu’elle faisait sa moue de petite fille grave ! Il sentait ses mains d’enfant lui brûler les genoux, il aurait voulu l’éloigner pour ne plus se torturer en étudiant chacun de ses traits. Mais Lucie avait un projet : elle désirait se pendre à son cou et le consoler. D’ailleurs elle commençait à avoir une peur véritable, elle n’aurait pas été fâchée de se réfugier dans ses bras. Quand elle lui eut répété à plusieurs reprises : « Prends-moi, prends-moi, » sans qu’elle le vît se pencher vers elle, elle se décida à grimper sur lui. Elle était déjà parvenue à se dresser sur les coudes, lorsque Guillaume, perdant la tête, la repoussa assez violemment.

Elle recula en chancelant et tomba sur son derrière. Le tapis amortit sa chute. Elle ne pleura pas tout de suite. Sa surprise fut telle qu’elle regarda simplement son père avec un étonnement effrayé. Elle pinçait les lèvres, elle fronçait les sourcils, comme l’ancien chirurgien.

Madeleine s’était élancée vers elle, en la voyant tomber. La tête de l’enfant avait passé à quelques lignes du guéridon où elle aurait pu se fracasser.

— Ah ! Guillaume, s’écria la jeune femme, tu es cruel… Je ne te savais pas méchant… Bats-moi, mais ne bats pas cette pauvre créature.

Elle prit Lucie sur sa poitrine. L’enfant éclata alors en sanglots comme si l’on venait de la rouer de coups. Elle ne s’était fait aucun mal, mais il suffisait qu’on la plaignît pour qu’elle crût devoir verser un torrent de larmes. Sa mère la promena de long en large. Elle chercha à l’apaiser, lui disant que ce n’était rien, que c’était guéri, et elle l’embrassait bruyamment sur les joues.

Guillaume éprouvait un regret cuisant de sa brutalité. Dès qu’il avait vu chanceler Lucie, il s’était mis lui-même à sangloter de honte et de douleur. Voilà qu’il tuait les enfants maintenant ! Sa nature douce s’indignait, il sentait plus vivement les souffrances qui le rendaient ainsi brusque et violent. Quand il songeait que la tête de la petite fille aurait pu se heurter au guéridon, il restait glacé du frisson froid des assassins. Et cependant les pleurs de Lucie l’irritaient, les baisers de Madeleine lui semblaient monstrueux. L’idée lui vint qu’elle devait croire embrasser Jacques en embrassant sa fille. Alors, défaillant, brisé par cette dernière supposition, il alla se jeter sur le lit ; il cacha sa tête dans un oreiller pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Il resta là immobile, écrasé. Mais il ne dormait pas. Malgré lui, il entendait les pas de Madeleine. Dans la nuit pleine d’éclairs de ses paupières closes, il apercevait toujours la moue de Lucie, ses lèvres fermes et ses sourcils froncés. Jamais il n’oserait plus embrasser cette face d’enfant, qui avait par moments une gravité d’homme ; jamais il ne pourrait, sans souffrir horriblement, voir sa femme caresser cette tête blonde. Il n’avait plus de fille, plus de lien vivant qui l’attachât à Madeleine. Son dernier espoir de salut se changeait en une douleur suprême. Désormais il serait ridicule de tenter encore le bonheur. Ces pensées battaient comme un glas de mort dans son cerveau détraqué par l’angoisse. Le désespoir fatigua sa chair. Il s’endormit.

Quand il se réveilla, il faisait nuit noire. Il se souleva, endolori ne sachant plus ce qui avait pu lui briser ainsi le corps. Puis il se souvint. Il souffrit de nouveau mais d’une souffrance lourde. La crise était passée, il n’éprouvait plus qu’un accablement muet et sans espoir. Il n’y avait pas de bougie allumée, les clartés jaunes du foyer éclairaient seules la chambre où traînaient de larges ombres. Il aperçut Madeleine étendue dans un fauteuil, devant le feu ; elle le regardait de ses yeux grands ouverts, fixement. Lucie n’était plus là ; sa mère avait dû la reconduire à la ferme, et Guillaume ne s’informa pas de ce qu’elle était devenue. Il paraissait avoir oublié qu’elle existât.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il à sa femme.

— Huit heures, répondit-elle d’une voix calme.

Il y eut un court silence.

— As-tu dormi ? demanda de nouveau le jeune homme.

— Oui, un peu.

Madeleine, en effet, s’était assoupie pendant quelques minutes. Mais quel long après-midi d’accablements ! Elle venait de passer des heures poignantes, dans cette chambre où elle avait dormi si paisible jadis. Maintenant elle s’abandonnait, ne sachant comment lutter contre sa destinée. « Je me tuerai demain, s’il le faut, » pensait-elle, et la certitude de pouvoir échapper à la honte et à la souffrance quand elle le voudrait, lui avait presque fait retrouver toute sa paix. Elle parlait d’une voix douce, comme une mourante résignée qui se livre au bon plaisir de la mort et dont rien ne peut accroître les maux.

Guillaume fit quelques pas dans la chambre. Il alla écarter les rideaux des vitres. Le temps était devenu clair, il aperçut, au milieu des champs, la masse sombre de la Noiraude ; les fenêtres du rez-de-chaussée étaient seules éclairées. Jacques devait être parti.

Alors le jeune homme se rapprocha de sa femme, toujours assise devant le feu. Il parut réfléchir et hésiter un moment.

— Nous allons passer un mois à Paris, lui dit-il enfin.

Elle n’eut pas un geste de surprise, elle leva à peine la tête.

— Nous partirons dans une heure, continua-t-il.

— C’est bien, répondit-elle simplement.

Que lui importait d’aller à Paris ou de rester à Véteuil ? Ne devait-elle pas souffrir partout de sa blessure ? Elle comprenait que Guillaume voulait éviter de voir Lucie pendant quelque temps, et elle l’approuvait de chercher l’oubli. Même, au bout d’un instant, cette pensée de voyage éveilla en elle un vague espoir de guérison ; elle l’avait acceptée d’abord d’une façon passive, elle s’y attacha ensuite comme à une dernière tentative de salut.

Les époux, en refermant la porte de la petite maison, éprouvèrent un grand serrement de cœur. Ils étaient accourus pour y trouver la paix de leurs anciennes tendresses, et ils en sortaient meurtris, plus bouleversés qu’auparavant. Ils y avaient sali leurs souvenirs, jamais ils ne pourraient revenir y passer une journée heureuse. Et ils se demandaient où allait les jeter ce vent de malheur qui les flagellait.

À la Noiraude, ils apprirent que Jacques était parti depuis une demi-heure au plus. Ils dînèrent rapidement, touchant à peine aux plats. Geneviève ne leur adressa pas un mot ; elle regardait Madeleine d’un air sombre. Comme neuf heures sonnaient, Guillaume fit atteler le cabriolet. Il était trop tard pour prendre le chemin de fer, et, le jeune homme, par une fantaisie de cerveau malade, voulait aller de nuit à Paris, dans sa propre voiture. Le silence des routes noires et désertes les calmerait, pensait-il. Il dit à Madeleine de se couvrir chaudement. Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient sur la route de Mantes.