Calmann Lévy (p. 215-218).
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XLIII


Dans notre logis, l’eau pour boire, pour préparer le thé et faire les petites ablutions courantes, se tient dans des cuves de porcelaine blanche — ornées de peintures représentant des poissons bleus qu’un courant rapide entraine au milieu d’algues affolées. Et ces cuves résident, pour plus de fraîcheur, en plein vent, sur le toit de madame Prune, à un point qu’il est facile d’atteindre, en allongeant le bras, du haut de notre balcon saillant. — Une vraie aubaine pour les chats altérés du voisinage ; pendant les belles nuits d’été, ce coin de toit, où sont nos cuves peinturlurées, devient pour eux un lieu de rendez-vous charmant, au clair de lune, après les entreprises galantes ou les longues rêveries solitaires au faîte des murs.

J’avais cru devoir en avertir Yves la première fois qu’il voulut boire de cette eau-là.

— Oh ! répondit-il, étonné, des chats vous dites ! est-ce que c’est sale, ça ?

Sur ce point, nous sommes d’accord avec lui, Chrysanthème et moi ; nous trouvons que les chats ne sont pas des bêtes à babines malpropres, et il nous est indifférent de boire après eux.

Pour Yves, Chrysanthème non plus, « ça n’est pas sale », et il boit volontiers dans sa petite tasse après elle, la classant, sous le rapport des babines, dans la catégorie des chats.


Eh bien ! ces cuves en porcelaine sont un des grands soucis quotidiens de notre ménage : jamais d’eau là dedans, le soir, quand nous rentrons de la promenade, après cette montée qui nous a donné soif et après ces gaufres de madame L’Heure que nous avons mangées en manière de passe-temps tout le long de la route. Impossible d’obtenir que madame Prune ou mademoiselle Oyouki, ou leur jeune servante mademoiselle Dédé[1], aient la prévoyance de remplir cela pendant qu’il fait jour. — Et, quand nous rentrons tard, ces trois dames sont endormies : nous voilà obligés de vaquer à ce soin nous-mêmes.

Donc, il faut rouvrir toutes les portes fermées, se rechausser et descendre dans le jardin puiser de l’eau.

Et, comme Chrysanthème mourrait de peur toute seule dans ces arbres, au milieu de l’obscurité et des musiques d’insectes, je me vois forcé d’aller au puits avec elle.

Pour cette entreprise, nous avons besoin de lumière ; cherchons donc dans la collection de ces lanternes achetées chez madame Très-Propre, qui s’entassent de nuit en nuit au fond d’une de nos petites armoires en papier : pas une dont la bougie ne soit consumée, — je m’y attendais ! Allons, il s’agit de prendre résolument la première venue et de planter une bougie neuve sur la pointe de fer qui se dresse au fond : — Chrysanthème y met toute sa force ; — la bougie se fend, éclate ; la mousmé se pique les doigts, fait la moue et pleurniche… Scène inévitable de tous les soirs, qui retarde d’un bon quart d’heure notre coucher sous le tendelet de gaze bleu sombre, tandis que les cigales du toit nous font là-haut leur plus moqueuse musique…

Et tout cela, qui m’amuserait avec une autre, — avec une autre que J’aimerais, — avec elle, m’impatiente bien…


  1. Dédé San signifie en français : « mademoiselle Jeune fille ; » c’est un nom très répandu.