Calmann Lévy (p. 219-225).
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XLIV


11 septembre.

Huit jours viennent de passer, assez paisibles, durant lesquels je n’ai rien écrit. Je crois que peu à peu je me fais à mon intérieur japonais, aux étrangetés de la langue, des costumes, des visages. Depuis trois semaines, les lettres d’Europe, égarées je ne sais où, n’arrivent plus, et cela contribue, comme toujours, à jeter un léger voile d’oubli sur les choses passées.

Donc, chaque soir, je monte au logis fidèlement, tantôt par les belles nuits pleines d’étoiles, tantôt sous les ondées d’orage. Et chaque matin, quand la prière chantée de madame Prune prend son vol dans l’air sonore, je m’éveille et je redescends vers la mer, par ces sentiers où l’herbe est pleine de rosée fraîche.


La recherche des bibelots est, je crois, la plus grande distraction de ce pays japonais. Dans les petites boutiques des antiquaires, on s’assied sur des nattes pour prendre une tasse de thé avec les marchands ; puis on fouille soi-même dans des armoires, dans des coffres, où sont entassées des vieilleries bien extravagantes. Les marchés, très discutés, durent souvent plusieurs jours et se traitent en riant, comme de gentilles petites farces que l’on voudrait se jouer les uns aux autres…

J’abuse vraiment de l’adjectif petit, je m’en aperçois bien ; mais comment faire ? — En décrivant les choses de ce pays-ci, on est tenté de l’employer dix fois par ligne. Petit, mièvre, mignard, — le Japon physique et moral tient tout entier dans ces trois mots-là…

Et ce que j’achète s’amoncelle là-haut, dans ma maisonnette de bois et de papier ; — elle était bien plus japonaise pourtant, dans sa nudité première, telle que M. Sucre et madame Prune l’avaient conçue. Il y a maintenant plusieurs lampes, de forme religieuse, qui descendent du plafond ; beaucoup d’escabeaux et beaucoup de vases ; des dieux et des déesses autant que dans une pagode.

Il y a même un petit autel shintoïste, devant lequel madame Prune n’a pu se tenir de tomber en prières et de chanter, avec son tremblement de vieille chèvre :

« Lavez-moi très blanchement de mes péchés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, comme on lave des choses impures dans la rivière de Kamo… »

Pauvre Ama-Térace-Omi-Kami, laver les impuretés de madame Prune ! Quelle besogne longue et ingrate !!

Chrysanthème, qui est bouddhiste, prie quelquefois le soir avant de se coucher, tandis que le sommeil l’accable ; elle prie en claquant des mains devant la plus grande de nos idoles dorées. Mais son sourire, qui revient après, semble une moquerie d’enfant à l’adresse du Bouddha, dès que la prière est finie. Je sais aussi qu’elle vénère ses Ottokés (les Esprits de ses ancêtres), dont l’autel assez somptueux est chez madame Renoncule sa mère. Elle leur demande des bénédictions, la fortune, la sagesse…

Qui pourrait démêler quelles sont ses idées sur les dieux et sur la mort ? A-t-elle une âme ? Pense-t-elle en avoir une ?… Sa religion est un ténébreux chaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par respect pour les choses très anciennes, et d’idées plus récentes sur le bienheureux néant final, apportées de l’Inde à l’époque de notre moyen âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmes s’y perdent, — et alors, que peut devenir tout cela, greffé d’enfantillage et de légèreté d’oiseau, dans la tête d’une mousmé qui s’endort ?…


Deux choses insignifiantes m’ont quelque peu attaché à elle (il est bien difficile que le lien ne se resserre pas, à la longue). — Ceci d’abord :

Madame Prune, un jour, était allée nous chercher une relique de sa galante jeunesse, un peigne en écaille blonde d’une transparence rare ; un de ces peignes qu’il est de bon ton de poser au sommet des coques de cheveux, à peine enfoncé, les dents toutes dehors, comme en équilibre. L’ayant retiré d’une jolie boîte en laque, elle relevait, du bout des doigts, à la hauteur de ses yeux, en clignant, afin de regarder le ciel au travers — le beau ciel d’été — comme on fait pour vérifier l’eau des pierres précieuses.

— Voilà, me disait-elle, la pièce de prix que tu devrais offrir à ta femme.

Et ma mousmé, très captivée, admirait combien la substance de ce peigne était limpide, combien la forme en était gracieuse.

Ce qui me plaisait le plus, à moi, c’était la boîte en laque. Sur le couvercle, une étonnante peinture, or sur or, représentait une vue, prise de très près, à la surface d’un champ de riz, par un jour de grand vent : un fouillis d’épis et d’herbages couchés et tordus par quelque rafale terrible ; çà et là, entre les tiges tourmentées, on apercevait la terre boueuse de la rizière ; il y avait même des petites flaques d’eau — qui étaient des parties de laque transparente dans lesquelles d’infimes parcelles d’or semblaient flotter comme des fétus dans un liquide trouble ; deux ou trois insectes, qu’il eût fallu un microscope pour bien voir, se cramponnaient à des roseaux, avec des airs d’épouvante, — et le tableau tout entier n’était pas grand comme une main de femme.

Quant au peigne de madame Prune, en lui-même il ne me disait rien, je l’avoue, et je faisais la sourde oreille, le trouvant bien insignifiant et bien cher. Alors Chrysanthème, tristement, répondit :

— Non, merci, je n’en veux pas ; remportez-le, chère Madame…

Et en même temps elle poussa un gros soupir, assez réussi, qui signifiait :

— Il ne m’aime déjà pas tant que cela… Inutile de le tourmenter.

Tout de suite, j’ai fait l’emplette désirée.

Plus tard, quand Chrysanthème sera devenue une vieille guenon comme madame Prune, avec des dents noires et de la dévotion, son tour arrivera de brocanter la chose — à quelque belle d’une génération à venir…


… Une autre fois, j’avais pris mal de tête, au soleil, et j’étais étendu par terre, reposant sur mon oreiller en peau de couleuvre. Les yeux troublés, je voyais tourner, comme en une ronde, la véranda ouverte, le grand ciel lumineux du soir où planaient des cerfs-volants étranges, et il me semblait que je vibrais douloureusement à ce bruit cadencé des cigales qui remplissait l’air.

Elle, accroupie près de moi, essayait de me guérir par un procédé japonais, en m’appuyant de toutes ses forces ses petits pouces sur les tempes et en les faisant tourner, comme pour les y enfoncer par un mouvement de vrille. Elle était devenue toute rouge à ce travail fatigant qui me causait un réel bien-être, quelque chose comme une griserie douce d’opium.

Ensuite, inquiète, pensant que j’allais peut-être avoir la fièvre, elle voulut me faire manger, roulée en boulette entre ses doigts, une efficace prière, écrite sur papier de riz, qu’elle conservait précieusement dans la doublure d’une de ses manches…

Eh bien, j’ai avalé cette prière sans rire, pour ne pas la blesser, pour ne pas ébranler sa petite croyance drôle…