Calmann Lévy (p. 211-214).
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XLII


4 septembre.

J’ai rencontré aujourd’hui, dans un vieux quartier mort, une mousmé tout à fait exquise, délicieusement costumée, fraîche sur le fond sombre des ruines.

C’était tout au bout de Nagasaki, dans la partie très ancienne de la ville. Il y a dans cette région des arbres centenaires, des vieux temples de Bouddha, ou d’Amiddah, ou de Benten, ou de Kwanon, à hautes toitures pompeuses ; des monstres de granit assis dans des cours pleines de silence où l’herbe pousse entre les dalles. Ce quartier désert est traversé par un torrent étroit au lit profond, sur lequel sont jetés des petits ponts courbes aux balustres de granit rongés par le lichen. Toutes les choses qui sont là s’arrangent et grimacent bizarrement comme dans les plus antiques peintures nipponnes.

Je passais à l’heure brûlante de midi, et je ne voyais personne, — si ce n’est dans les bonzeries, par des fenêtres ouvertes, quelques rares prêtres, gardiens de sanctuaires ou de tombeaux, faisant la sieste sous leurs tendelets en gaze bleu-nuit.

Tout à coup, cette petite mousmé m’apparut, un peu au-dessus de moi, au sommet de la courbure, sur un de ces ponts tapissés de mousses grises ; en pleine lumière, en plein soleil, se détachant à la manière des fées éblouissantes sur un fond de vieux temples noirs et d’ombres. Elle retenait sa robe d’une main et la faisant plaquer au bas de ses jambes, pour se donner l’air plus svelte. Autour de sa petite tête étrange, son ombrelle ronde à mille plissures, éclairée par transparence, faisait une grande auréole bleue et rouge bordée de noir ; et un laurier rose chargé de fleurs, poussé entre les pierres de ce pont, s’étalait à côté d’elle, baigné lui aussi de soleil. Derrière cette jeune fille et ce laurier fleuri, tout était repoussoir obscur.

Sur la jolie ombrelle rouge et bleue, de grandes lettres blanches formaient cette inscription, qui est en usage pour les mousmés et qu’on m’a appris à connaître : Nuages, arrêtez-vous, pour la regarder passer. Et il en valait la peine, en effet, de s’arrêter pour cette précieuse petite personne, d’une japonerie si idéale.

Cependant, il n’eût pas fallu s’arrêter trop longtemps et se laisser prendre ; c’eût été encore un leurre. Poupée comme les autres évidemment, poupée d’étagère et rien de plus. En la regardant, je me disais même que Chrysanthème, apparaissant à cette même place, avec cette robe, cet éclairage et ce nimbe de soleil, eût produit un effet aussi charmant.

Car elle est gentille, Chrysanthème, ce n’est plus contestable… Hier au soir, je me rappelle, je l’ai admirée. C’était la nuit ; nous revenions, avec l’escorte des petits ménages pareils au nôtre, de la tournée habituelle dans les maisons de thé et les bazars. Tandis que les autres mousmés marchaient en se donnant la main, parées de pompons d’argent tout neufs qu’elles venaient de se faire offrir, et s’amusant avec des jouets, elle, soi-disant fatiguée, suivait à demi étendue dans une voiture de djin. Nous avions mis à ses côtés de gros bouquets en gerbes, destinés à remplir aujourd’hui nos vases, — des iris tardifs et des lotus à longue tige, les derniers de la saison, qui déjà sentaient l’automne. — Et c’était joli, cette Japonaise dans son petit char, nonchalante, au milieu de ces fleurs d’eau, éclairée en couleurs changeantes, au hasard des lanternes qui nous croisaient. La veille de mon arrivée au Japon, si on me l’eût montrée en me disant : « Ta mousmé sera celle qui passe, » j’en aurais été charmé sans aucun doute. — Dans la réalité, non, cependant, je ne le suis pas : ce n’est que Chrysanthème, toujours elle, rien qu’elle, la petite créature pour rire, mièvre de formes et de pensées, que l’agence Kangourou m’a fournie…