Calmann Lévy (p. 108-110).
◄  XXI
XXIII  ►

XXII


Les repas de Chrysanthème sont une invraisemblable chose.

Cela commence le matin, au réveil, par deux petits pruneaux verts des haies, confits dans du vinaigre et roulés dans de la poudre de sucre. Une tasse de thé complète ce déjeuner presque traditionnel au Japon, le même que l’on mange en bas chez madame Prune, le même que l’on sert aux voyageurs dans les hôtelleries.

Cela se continue dans le courant du jour par deux dînettes très drôlement ordonnées. De chez madame Prune, où ces choses se cuisinent, on les lui monte sur un plateau de laque rouge, dans de microscopiques tasses à couvercle : un hachis de moineau, une crevette farcie, une algue en sauce, un bonbon salé, un piment sucré… À tout cela, Chrysanthème goûte du bord des lèvres, à l’aide de ses petites baguettes, en relevant le bout de ses doigts avec une grâce affectée. À chaque mets elle fait une grimace, — en laisse les trois quarts et s’essuie les ongles après, avec horreur.

Ces menus varient beaucoup, suivant l’inspiration de madame Prune. Mais ce qui ne change jamais, ni chez nous ni ailleurs, ni au sud de l’empire ni au nord, c’est le dessert et la façon de le manger : après tant de petits plats pour rire, on apporte une cuve en bois cerclée de cuivre, une cuve énorme, comme pour Gargantua, et contenant jusqu’au bord du riz cuit à l’eau pure ; Chrysanthème en remplit un très grand bol (quelquefois deux, quelquefois trois), en salit la blancheur neigeuse avec une sauce noire, au poisson, qui est contenue dans une fine burette bleue ; — brasse ces choses ensemble ; — porte le bol à ses lèvres et enfourne tout ce riz, en le poussant avec ses deux baguettes jusqu’au fond de son gosier.

Ensuite on ramasse les petites tasses et les petits couvercles, les dernières miettes tombées sur ces nattes si blanches dont rien ne doit ternir jamais l’irréprochable netteté. La dînette est terminée.