Calmann Lévy (p. 111-114).
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2 août.

En bas, dans la ville, à un carrefour, une chanteuse des rues s’était installée ; on s’assemblait pour l’entendre, et nous nous étions arrêtés comme les autres, nous trois qui passions. Yves, Chrysanthème et moi.

Toute jeune, un peu grasse, assez jolie, elle raclait sa guitare et chantait, en roulant les yeux d’une manière féroce comme un virtuose exécutant des difficultés. Elle baissait la tête, se rentrait le menton dans le cou pour tirer des notes plus creuses du fin fond de son corps ; elle arrivait à se faire une grosse voix rauque, une voix de vieux crapaud, une voix de ventriloque sortie je ne sais d’où (ce qui est la grande manière théâtrale, le dernier mot de l’art pour interprétation des morceaux tragiques).

Yves lui jeta un regard indigné :

— Oh ! par exemple ! dit-il, — mais c’est la voix d’une… (dans son étonnement, les mots lui manquaient) — c’est la voix d’un… d’un monstre !…

Et il me regarda, presque épouvanté par cette petite, anxieux de savoir ce que j’en pensais.

D’ailleurs il était de mauvaise humeur aujourd’hui, mon pauvre Yves, parce que je l’avais obligé à sortir coiffé de certain chapeau de paille, à bords très relevés, qui ne lui plaît pas :

— Il te va très bien, Yves, je t’assure.

— Oui ? Vous le dites, vous… Il ressemble à un nid de pie, moi je trouve !


Comme diversion à cette chanteuse et à ce chapeau, voici maintenant un cortège, qui nous arrive du bout de la rue là-bas, quelque chose comme un enterrement. Des bonzes marchent en tête, vêtus de robes en gaze noire, — un air de prêtres catholiques ; le principal personnage du défilé, le mort, vient par derrière, assis dans une sorte de petit palanquin fermé, tout à fait gentil. Suivent une bande de mousmés, cachant leur figure rieuse sous un semblant de voile et portant, dans des vases de forme sacrée, les lotus artificiels à pétales d’argent qui sont de rigueur pour les funérailles ; puis de belles dames marchent après, minaudières, étouffant des envies de rire, sous des parasols où sont peints en couleurs gaies des papillons et des cigognes…

Les voici tout près de nous, il faut nous ranger pour leur faire place. — Et Chrysanthème tout à coup prend un air de circonstance ; Yves se découvre, ôte son nid de pie

C’est pourtant vrai, que c’est la mort qui passe ! Moi qui oubliais… cela en avait si peu l’air…


Le cortège va grimper bien haut, bien haut, au-dessus de Nagasaki, dans la verte montagne toute peuplée de tombes. Là, on déposera dans la terre cet infortuné bonhomme, son palanquin par-dessus lui, et ses vases, et ses fleurs en papier argenté. Enfin !… au moins il sera dans un lieu agréable, ce pauvre mort, et jouira d’une vue charmante…

On s’en reviendra, moitié riant, moitié pleurnichant.

Demain, on n’y pensera plus.