Madame Bovary/Notes/L’écriture de Madame Bovary
L’ÉCRITURE DE MADAME BOVARY.
LES ÉBAUCHES.
De 1 heure de l’après-midi à une heure avancée de la nuit, de septembre 1851 à avril 1856, Flaubert travaille à Madame Bovary. Les crises d’hystéro-neurasthénie, qui, depuis sa vingt-troisième année, altéraient sa santé, lui rendaient le travail pénible : mais c’est un homme de grand labeur, un écrivain de probité inattaquable, qui jamais n’eut un instant de défaillance pour atteindre à la perfection de son art. « Au fond, je suis l’homme des brouillards, et c’est à force de patience et d’étude que je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre qui noyait mes muscles. » Il trace de nombreux scénarios, puis, sur 1,788 feuillets, il ébauche Madame Bovary. Au recto il jette sa première pensée, qu’il reprend, modifie au verso, après avoir barré en diagonale le premier côté. C’est cette reprise, qui précède le manuscrit définitif dont la mise au net, recorrigée, est faite par petits fragments après une lecture à Bouilhet. « J’écris d’esquisse en esquisse, c’est le seul moyen de ne pas perdre tout à fait le fil… J’ai lu à Bouilhet, dimanche, les 27 pages (à peu près finies) qui sont l’ouvrage de deux grands mois ; il n’en a point été mécontent, c’est beaucoup, car je craignais que ce ne fût exécrable. » (Correspondance, 1851.)
Ces 1,788 feuillets témoignent d’un travail surhumain, d’une volonté prodigieuse. La plupart sont rendus illisibles par les surcharges qui abondent en tous sens, couvrent les marges ; il est impossible de suivre la pensée continue de l’auteur et le perfectionnement de la phrase. Ils sont paginés 1 à 505, car les mêmes passages repris plusieurs fois sur une étendue de 5, 6 ou 7 feuillets portent la même pagination. C’est ainsi que les Comices, l’opération du pied bot, les combinaisons usurières de Lheureux, ont été repris jusqu’à sept fois. « Que ma Bovary m’embête ! je commence à m’y débrouiller pourtant un peu. Je n’ai jamais de ma vie rien écrit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! cette scène d’auberge va peut-être me demander trois mois, je n’en sais rien, j’ai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crèverai plutôt que de l’escamoter… La phrase en elle-même m’est fort pénible, il me faut faire parler, en style écrit, des gens du dernier commun… » (Corr., 1852.)
« La Bovary ne va pas raide, en une semaine deux pages !!! il y a de quoi quelquefois se casser la gueule de découragement. Ce que sera ce livre, je n’en sais rien, mais je réponds qu’il sera écrit… Dire à la fois proprement et simplement des choses vulgaires ! c’est atroce. » (Corr., 1853.)
« Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tiré de moi, jamais ma personnalité ne m’aura été plus inutile… Saint Antoine ne m’a pas demandé le quart de tension d’esprit que la Bovary me cause… » (Corr.)
« C’est que ma Bovary n’avance qu’à pas de tortue… je veux trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientôt un mois. » (Corr.).
« Ce soir je viens d’esquisser toute ma grande scène des comices agricoles, elle sera énorme. — Je suis sûr de ma couleur et de bien des effets, mais pour que tout cela ne soit pas trop long, c’est le diable ! » (Corr.)
« Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément, mais quand j’écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. » (Corr.)
« J’ai bien peur que mes comices ne soient trop longs, c’est un dur endroit. J’y ai tous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mêlés aux autres, et par là-dessus un grand paysage qui les enveloppe, mais si je réussis, ce sera bien symphonique. » (Corr.)
« Ça s’achète cher le style ! Je recommence ce que j’ai fait l’autre jour ; deux ou trois effets ont été jugés hier par Bouilhet ratés, et avec raison, il faut que je redémolisse presque toutes mes phrases. » (Corr.)
« Je suis navré d’ennui et humilié d’impuissance ; le fond de mes comices est à refaire, c’est-à-dire tout mon dialogue d’amour dont je ne suis qu’à la moitié… Ce livre, au point où j’en suis, me tourmente tellement que j’en suis parfois malade physiquement… Quelle sacrée mauvaise idée j’ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues les affres de l’art ! » (Corr.)
« La Bovary remarche. Bouilhet a été content dimanche, mais il était dans un tel état d’esprit et si disposé au tendre, qu’il l’a peut-être jugée trop bien… Je ne dois pas être loin cependant, les comices me demanderont bien encore six belles semaines, mais je n’ai plus guère que des difficultés d’exécution ; puis il faudra récrire le tout, car c’est un peu lâché comme style. Plusieurs passages auront besoin d’être écrits et d’autres désécrits ; ainsi j’aurai été depuis le mois de juillet jusqu’à la fin de novembre à écrire une scène ! » (Corr.)
« Bouilhet a été content de mes comices, refaits, raccourcis et définitivement arrêtés, mais ça me paraît un peu sanglé, un peu trop cassé et rude, je n’ai plus que cinq à sept jours pour que toute cette scène soit finie. » (Corr.)
« J’écris de la Bovary, je suis à leur promenade à cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrée. Tantôt, à 6 heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une, je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer… Je me hâte un peu pour montrer à Bouilhet un ensemble quand il va venir ; ce qu’il y a de sûr, c’est que ça marche vivement depuis une huitaine… mais je redoute le réveil, les désillusions, les pages recopiées. N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de n’être plus soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. » (Corr.)
« J’ai vu Bouilhet,… il a été content de ma promenade à cheval, mais avant ledit passage, j’en ai un de transition qui contient 8 lignes qui m’a demandé trois jours, où il n’y a pas un mot de trop, et qu’il faut pourtant raturer encore parce que c’est trop lent. » (Corr.)
« Je viens de recopier au net tout ce que j’ai fait depuis le jour de l’an, ou pour mieux dire depuis le milieu de février jusqu’à mon retour de Paris : j’ai tout brûlé, cela fait treize pages ni plus ni moins, treize pages en 7 semaines. Enfin, elles sont faites, je crois, et aussi parfaites qu’il m’est possible. Je n’ai plus que deux ou trois répétitions du même mot à enlever et deux coupes trop pareilles à casser. Voilà enfin quelque chose de fini ; c’était un surpassage, il fallait amener insensiblement le lecteur de la psychologie à l’action sans qu’il s’en aperçoive. Je vais entrer maintenant dans la partie dramatique, mouvementée, encore deux ou trois grands mouvements, et j’apercevrai la fin. Au mois de juillet, d’août, j’espère entamer le dénouement. Que de mal j’aurai eu, mon Dieu ! que de mal ! que d’éreintements et de découragements ! J’ai hier passé toute ma soirée à me livrer à une chirurgie furieuse ; j’étudie la théorie des pieds bots. J’ai dévoré en trois heures tout un volume de cette intéressante littérature et pris des notes… Il y a dans la Poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser les métaphores ; c’est là ce qui nous fait, en effet, une langue riche, variée ; il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance. » (Corr., 1854.)
Chaque mot est étudié, a sa place mesurée, voulue ; chaque phrase a sa sonorité, Flaubert se les lit à haute voix, en écoute la musique.
Le livre s’achève, Flaubert demande un dernier renseignement à Bouilhet sur la technique de l’opération projetée par Homais sur l’aveugle. Celui-ci lui répond :
« Quant à la Bovary, tu ne peux mettre ni un idiot, ni un cul-de-jatte : 1o à cause de Monnier, Voyage en diligence ; 2o à cause de Hugo, les Limaces, etc…
« Il faut un grand gaillard, avec un chancre sous le nez, ou bien un individu avec un moignon nu et sanguinolent. Vois toi-même. »
« En premier chef, l’affection de ton mendiant étant à coup sûr chronique, il est absurde tout d’abord d’avoir l’idée de l’en débarrasser ; donc, c’est superbe pour le caractère d’Homais. — Je ne me rappelle pas bien les détails de la figure — il avait les yeux sanguinolents, c’est-à-dire, je crois, les paupières retournées, boursouflées et rouges ? Eh bien, Homais peut avoir l’idée chirurgicale d’enlever la muqueuse, par une incision oblongue, et de ramener ainsi, de retourner la paupière dans son sens normal.
« Je ne me rappelle plus comment est le nez de ton troisième. Si par hasard il n’avait plus de nez, tu pourrais songer à la rinoplastie, au nez factice tiré de la peau du front (tu chercherais : rinoplastie, et je crois que tu aurais des détails). Ce serait une opération parallèle à celle du pied bot, à seule fin d’embellir la race humaine.
« Il peut aussi songer à cautériser fortement ces paupières rouges.
« Et dans tous les cas : comme toutes ces affections partent d’un vice scrofuleux, il lui conseillera avec bonté, le bon régime, le bon vin, la bonne bière, les viandes rôties, tout cela avec volubilité, comme une leçon qu’on répète (il se souvient des ordonnances qu’il reçoit quotidiennement et qui se terminent invariablement par ces mots : s’abstenir de farineux, de laitage, et s’exposer de temps à autre à la fumée des baies de genièvre). Je crois que ces conseils donnés par un gros homme à ce misérable crève-de-faim seraient d’un effet poignant. »
En 1856, la mise au net de Madame Bovary est terminée.
En souvenir d’un tel effort, probablement satisfait de son œuvre, la première qu’il publiera, Flaubert a voulu fixer dans les derniers feuillets la noble physionomie de son père. Le docteur Charles Larivière, demandé en consultation auprès d’Emma expirante, est le portrait fidèle du docteur Flaubert.