Madame Bovary/Notes/Origine de Madame Bovary

Louis Conard
Madame Bovary : Notes (1857)
Louis Conard (p. 483-485).


NOTE



ORIGINE DE MADAME BOVARY.


J’étais envahi par le cancer du lyrisme, vous m’avez opéré ; il n’était que temps, mais j’en ai crié de douleur.
G. Flaubert.


Une grande affection unissait Gustave Flaubert à son ami d’enfance Alfred Le Poittevin, à Maxime Du Camp qu’il connut à Paris alors que tous deux y faisaient leur droit, et à partir de 1846, à Louis Bouilhet — ancien interne de son père à l’hôpital de Rouen — qui, à cette date, abandonna la chirurgie pour se consacrer à la littérature.

Dès l’âge de treize ans, se révélait chez Flaubert une imagination prodigieuse qui, secondée par des allures indépendantes, une volonté tenace, un caractère orgueilleux, le destinait à la carrière littéraire. Il était né écrivain en pleine époque romantique. (Voir biographie.)

Jusqu’en 1851, il écrit fragments, essais, pièces, romans, sans les publier, trouvant sa formule esthétique imprécise, son art imparfait (voir Œuvres de jeunesse). Mais il les lit à ses amis, et quoique bataillant, il en accepte souvent les opinions et les conseils. C’est ainsi que Le Poittevin, écrivain de grande probité, était le critique le plus inflexible. Scrupuleux, ayant sur l’impersonnalité dans l’art des idées intransigeantes, pessimiste, il pénètre Flaubert de ses théories. Maxime Du Camp, esprit pratique, émettait des opinions. Et Louis Bouilhet, le dernier venu, poète au verbe choisi, le plus tendre et le plus généreusement dévoué des amis de Flaubert, lisait, soulignait, épurait ses manuscrits de sa logique sévère : la recherche de l’expression, l’harmonie de la phrase, les périodes, les personnages, leur caractère et leurs actions, tout était surveillé et rien n’échappait à ses susceptibilités. Flaubert, confiant, faisait toujours appel aux exigences de son esprit subtil. Il lui lisait au fur et à mesure de leur écriture les pages de ses manuscrits et quand il prenait l’initiative d’une correction, il ne la maintenait qu’avec l’approbation de Bouilhet. C’est Bouilhet qui lui écrit au sujet des corrections dernières de Madame Bovary : « Tu ne peux pas finir comme harmonie sur le mot bonheur, la période serait tronquée et si tu ne trouves rien de mieux que les truffes, mieux vaut les laisser, en dépit de la délicatesse du sentiment, qualité inférieure à la beauté du style — ; tu as bien fait d’enlever l’Introduction à la vie dévote — ; tu as rétabli les platitudes du mariage, moi j’aime ça parbleu ! mais est-ce bien prudent ? — … Si le mot Progrès de Rouen sonne dur, ou consonne dans les phrases, cherche un mot en al de la longueur de journal : le Fanal de Rouen, par exemple. Je te propose cela timidement — moi je mettrais le Progressif, etc. » C’est lui qui obtient, malgré une résistance obstinée, la suppression de trois pages où est décrit un jouet offert aux enfants de M. Homais et qui, plus tard, après la lecture de l’Éducation sentimentale, soumet à Flaubert une liste de 120 corrections et ajoute en regard du mot consommation : « n’emploie jamais ce mot-là, style de gargotier ». C’est à Bouilhet, ancien chirurgien, que Flaubert s’adresse pour les détails techniques de l’opération du pied bot, et pour ceux de la tentative de guérison projetée par Homais sur l’aveugle. Et quand, après la mort soudaine de Le Poittevin en 1848, et son différend avec Du Camp — qui avait eu la témérité de conseiller et de pratiquer des coupures à Madame Bovary, pour en rendre la publication possible dans la Revue de Paris, alors menacée de poursuites — Bouilhet mourut en 1869, Flaubert, profondément affligé, dit dans un moment de découragement : « J’ai perdu ma boussole, ma conscience littéraire. »

Cependant Flaubert travaillait depuis des années à la Tentation de saint Antoine. L’idée en était connue de ses amis, mais escomptant l’effet que produirait son œuvre longuement travaillée, il ne voulut la leur lire que terminée, en une fois, avant son départ pour l’Orient. En octobre 1849, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet furent mandés à Croisset pour en entendre la lecture, qui dura plus de trente heures. Ils émirent immédiatement contre le lyrisme de cette œuvre un jugement hostile qui révolta, attrista Flaubert (voir notes de la Tentation).

Le lendemain, les trois grands amis déçus discutaient vivement dans le jardin de Croisset[1]. « Du moment, dit Du Camp, que tu as une tendance invincible au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme serait si ridicule que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel », et Louis Bouilhet ajouta : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delamare ? » Flaubert redressa la tête, et avec joie s’écria : « Quelle idée ! »

Delamare, ancien élève du père de Flaubert, était médecin à Ry. Il épousa en secondes noces une jeune fille sans fortune, Mademoiselle Delphine Couturier, élevée dans un pensionnat de Rouen. Prétentieuse, elle dédaigna son mari ; prodigue, désordonnée, elle ruina son ménage ; le regard provoquant, sensuelle, elle eut des amants. Abandonnée par ceux-ci, poursuivie par les créanciers, elle s’empoisonna. Elle laissa une fille à laquelle Delamare s’attacha, mais écœuré de ce qu’il apprenait chaque jour sur la vie de sa femme, épuisé d’efforts, il se tua.

C’est de ce drame ordinaire qu’est née Madame Bovary. Flaubert en créa les personnages et leur psychologie, les développements et les épisodes. « Madame Bovary n’a rien de vrai — dit-il — (Correspondance, II), c’est une histoire totalement inventée, je n’y ai rien mis de mes sentiments, ni de mon existence… L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas. »

Le 29 octobre 1849, Du Camp et Flaubert quittaient Paris pour l’Orient, et en revenaient au mois de mai 1851. Flaubert, obsédé par le souvenir de la Tentation de saint Antoine, ne pouvait se résoudre à sacrifier une œuvre qui était le fruit naturel de ses goûts et pour laquelle il avait dépensé tant d’efforts. Il avoua à Bouilhet son désir de connaître l’opinion de Théophile Gautier ; Du Camp lui facilita l’entrevue qui eut lieu chez lui, à Paris. Gautier fulminait alors contre les éditeurs, les directeurs de journaux qui le payaient peu, le journalisme l’écœurait, aussi abandonna-t-il à Flaubert des théories violentes et sceptiques qui émurent celui-ci. « Tu crois à la mission de l’écrivain, au sacerdoce du poète, à la divinité de l’art ; ô Flaubert, tu es un naïf. L’écrivain vend de la copie comme un marchand de blanc vend des mouchoirs, seulement le calicot se paye plus cher que les syllabes. Dès qu’un livre est terminé, il faut le publier en le vendant le plus cher possible. Faire des chefs-d’œuvre, je connais ça, c’est la maladie du début, comme la rougeole est la maladie de l’enfance[2]. »

Flaubert comprit l’ironie de cette boutade ; il écrivit Madame Bovary.



  1. Du Camp, Souvenirs littéraires,vol., Hachette, éditeur.
  2. Du Camp, Souvenirs littéraires, vol., Hachette, éditeur.