Ma vie (Cardan)/Chapitre XXIII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 53-55).

XXIII

RÈGLES PRINCIPALES DE MA CONDUITE

Je crois n’avoir marqué de supériorité en rien plus que dans les règles que j’ai tirées de mon expérience ; (89) je le dois à la longueur de ma vie et au grand nombre de mes malheurs. En premier lieu, outre mes prières enfantines, dès que mon esprit commença à se développer, je pris l’habitude de rendre grâces à Dieu de ce qui m’arrivait, de favorable au moins ; et dans ce cas je jugerais l’ingratitude chose honteuse pour un homme — et peut-être même pour une bête. Quant aux revers, je pris les plus légers pour un avertissement de me tenir sur mes gardes : et combien de fois ces avertissements m’ont évité les plus grands malheurs ! Pour ceux de gravité médiocre, je sentais que je devais suivre la même conduite, parce que je ne crois pas important ce que le temps efface d’ordinaire et parce que je sais que Dieu est le dispensateur de toute adversité ; si même c’est en apparence nuisible pour moi, je ne doute point que ce ne soit excellent pour l’ordre universel. Ainsi, du moment que la mort est inévitable, le grand nombre des malheurs la rend plus légère. Comme le disait Paul d’Égine, les malades qui expulsent un gros calcul de la vessie sont, à cause des douleurs précédentes, moins sensibles à la souffrance que ceux qui rendent un plus petit ; et par suite ils meurent moins souvent. Dans les maux extrêmes je suis persuadé que Dieu s’est, pour ainsi dire, souvenu de moi ; (90) grâce à ce sentiment (chose étonnante !) j’ai éloigné la mort par la mort.

Ma deuxième règle particulière fut d’implorer la providence divine, d’invoquer dans mes écrits la vie du Dieu suprême, pour qu’il me fît connaître sa volonté puisqu’il est mon Dieu. Et quel bien et quel agrément j’en tirai ! Je fus préservé d’une triple infortune ; il m’accorda ses dons avant de me les ôter[1] ; il me mit à l’abri des ondes soulevées de la mer ; il me permit une vie paisible.

Troisième règle : quand on a éprouvé des pertes, il ne suffit pas de réparer les dommages ; pour moi, j’ai toujours acquis quelque chose de plus, de sorte que, presque seul de tous les mortels, je n’avais pas horreur de ces pertes, par raisonnement et par expérience.

Quatrième règle : être extrêmement économe de mon temps. À cheval, à table, au lit, en veillant, en causant je réfléchissais sans cesse, j’enregistrais quelque souvenir. Je me souvenais du proverbe vulgaire : les petits ruisseaux font les grandes rivières. Je vais raconter brièvement une fable, ou plutôt une histoire. Dans la maison de Ranuzio que j’habitai quelque temps à Bologne, il y avait deux pièces : l’une sombre, mais sûre, l’autre magnifique, mais dont le plafond de stuc menaçait une ruine prochaine ; des morceaux (91) s’en détachèrent pendant que j’occupais la maison, au péril de ma vie si je m’étais trouvé dessous. Mais cela survint la seule fois, ou à peu près, que je restai dans la pièce sûre.

Cinquième règle : respecter les vieillards et les fréquenter.

Sixième : tout observer et ne pas croire que la nature fasse rien par hasard ; par cette méthode je m’enrichis plus de découvertes que de richesses.

Septième règle : préférer presque toujours le certain à l’incertain ; et j’eus tant de bonheur en cela que la plupart des événements heureux de ma vie, je suis convaincu de les devoir à cette détermination.

Huitième règle : ne jamais m’obstiner quand la réussite était mauvaise, mais me laisser convaincre par la raison. Bien mieux, j’eus égard plus à l’expérience qu’à ma sagesse ou à la confiance en mon art, surtout dans le traitement des malades ; par ailleurs, je préférai me confier au hasard sans réfléchir sur le passé et sans me dire comme la plupart des gens : « Que serait-il arrivé si j’avais agi ainsi ? » De quel bien sont ces regrets ? Le gain qui vous enlève plus qu’il n’apporte n’est plus un gain, en considérant surtout la perte de temps.

Quand on soigne des malades, il vaut mieux agir qu’attendre l’effet d’une vertu curative : par exemple administrer des lavements plutôt que placer une canule vide ; ordonner du petit lait dans l’hydropisie.

Dans les relations avec un puissant, ou avec un membre d’un ordre — surtout (92) quand il s’agit de quelqu’un qui est en faveur —, si tu es traité sans ménagements, agis avec d’autant plus de calme : la modération, comme je l’ai dit est toujours de mise.

À moins d’être inoccupé, je n’accepte pas une affaire sujette à discussion, non seulement parce que c’est préférable, mais pour ne pas perdre de temps.

Une amitié, même fausse, je ne la déchirerai pas, mais je la découdrai.

Un peu après soixante-quinze ans, je n’ai pas voulu entrer, pour gagner de l’argent, dans une société sans connaître le nombre et la qualité des associés. Fuis les fréquentations qui attirent le mépris.

Autant que j’ai pu, j’ai moins confié à la mémoire qu’aux écrits.


  1. Peut-être faut-il entendre : Il m’a donné un fils avant de me l’enlever.