Ma vie (Cardan)/Chapitre XXII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 51-52).

XXII

RELIGION ET PIÉTÉ

(86) Je suis né en des temps si troublés, j’ai rencontré tant d’occasions tout en étant accablé par la pauvreté, j’ai été dans tant de voyages en contact avec des hommes indifférents et même hostiles à la religion, que la solidité inébranlable de ma foi doit être attribuée à un miracle plus qu’à ma sagesse, à un secours divin plus qu’à ma vertu. Assurément, dès ma petite enfance j’avais adopté cette prière : « Seigneur Dieu, dans ta bonté infinie donne-moi une longue vie, la sagesse et la santé de l’esprit et du corps ». Il n’y a donc rien d’étonnant si j’ai observé strictement les préceptes de la religion et le culte de Dieu. Je parais avoir reçu d’autres dons, mais dans des conditions telles qu’ils appartiennent avec évidence à un autre plutôt qu’à moi : bien portant, tout en ayant été constamment malade ; savant — pour parler ainsi — dans les sujets où je ne me suis pas appliqué et que je n’ai appris de personne, plus que dans ceux où j’ai cherché des maîtres. Plus zélé encore (87) dans ma piété, j’ai combattu contre la mort de mon fils et la douleur qu’elle m’a causée : il devait mourir ; et la même année, si je ne me trompe, peu s’en fallut qu’il ne mourût sans héritier ; maintenant il m’a laissé un petit-fils. Mais qu’ajouterai-je ? Pourquoi comparer les misères et les douleurs des mortels aux délices des immortels ? Dirai-je naïvement que, s’il n’avait rien laissé derrière lui et s’il n’était pas mort à ce moment, il aurait toujours survécu ? Et quoi donc ? s’il me reste quelque chose de lui, qu’ai-je perdu ? Ô raisonnements insensés des hommes ! Ô délires funestes !

Et je ne garde pas seulement le souvenir de la majesté divine, mais celui de la bienheureuse Vierge Marie et du Bienheureux Martin, dont la protection — j’en ai été averti par un songe — m’assurera un jour une vie plus tranquille et éternelle. Je résume ici une longue dissertation que j’ai autrefois écrite. Il est impossible que les ennuis de cette vie égalent d’aucune façon la félicité que nous espérons de celle qui suivra. N’empêche que lorsque nous en éprouvons de plus forts que notre nature, ils nous agitent au point que rien ne nous semble les surpasser, sans que nous soyons capables de concevoir même un doute sur ce point ; dès qu’ils sont loin, le fait même nous apparaît comme un songe. Oh ! s’il avait plu à Dieu de ne pas mettre cet écueil à côté de tant de bienfaits, on observerait (88) avec plus de soin les commandements du ciel, on se les rappellerait pour les avoir observés, on jouirait plus largement du plaisir que procure leur souvenir, on vivrait d’autant plus pieusement et on servirait d’exemple à autrui.

Mais je sais que je souffre déjà d’un grave déshonneur, parce que j’ai voulu enseigner la sagesse aux mortels : j’y ai été entraîné par la pitié et par la souffrance des malheureux. C’est pourquoi aussi j’ai traité de l’immortalité de l’âme : et, parmi tous ceux qui en ont parlé simplement, je prétends avoir parlé d’une façon naturelle, en accord avec Platon, Aristote et Plotin, ainsi qu’avec la raison et l’enseignement [de l’église]. Ce qui manque chez Platon, c’est le sérieux, chez Aristote l’ordre, chez Plotin la fin et les récompenses. Cette constatation n’est pas de moi, mais d’Avicenne, à l’opinion de qui je souscris plus volontiers parce que c’est la plus vraisemblable parmi celles des philosophes.