Ma vie (Cardan)/Chapitre III

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 6).

III

QUELQUES PARTICULARITÉS DE MES PARENTS

Mon père[1] s’habillait de pourpre, mode inaccoutumée dans notre ville, tout en portant un bonnet noir. Il bégayait en parlant, se plaisait à diverses études. De teint rouge, les yeux blancs, il voyait pendant la nuit, et jusqu’à la fin de sa vie il n’eut pas besoin de lunettes. Il avait toujours à la bouche cette parole : « Tout esprit doit louer le Seigneur qui est la source de toutes les vertus. » Il était jeune quand une blessure lui avait enlevé des fragments d’os de la tête, à cause de quoi il ne pouvait rester longtemps sans bonnet. À cinquante-cinq ans il avait perdu toutes ses dents. Il faisait son étude des œuvres d’Euclide. Il était voûté. Mon fils aîné lui ressemblait (11) parfaitement par le visage, les yeux, la démarche, les épaules, mais avec la langue plus déliée — peut-être à cause de l’âge. Il n’avait qu’un seul ami et qu’un intime dont les occupations étaient bien différentes : Galeazzo Rossi[2] (c’était le nom de sa famille) qui mourut avant lui, et le Sénateur Gio. Angelo Salvatico, d’abord son élève, puis son collègue. La similitude des caractères, et des études avait provoqué cette amitié avec le premier qui était forgeron : c’est lui qui avait découvert la vis d’Archimède avant que les œuvres d’Archimède fussent publiées ; il avait fait des épées flexibles comme du plomb et capables de couper le fer presque comme si c’eût été du bois ; qui plus est, il fabriquait des cuirasses de fer à l’épreuve des balles (j’en ai vu assez souvent l’expérience dans ma jeunesse), au point que l’une d’elles supporta cinq coups de feu sans autre dommage qu’une éraflure.

Ma mère, petite, grosse, pieuse, colère, était douée d’une mémoire et d’un esprit supérieurs[3].

Le penchant à la colère fut commun à mes parents qui, aussi, furent peu constants dans leur amour pour moi, mais indulgents pourtant, si bien que mon père permettait, ou mieux ordonnait, que je ne me levasse pas avant la fin de la deuxième heure du jour, (12) ce qui fit grand bien à ma vie et à ma santé. Et, s’il est permis d’ainsi parler, mon père parut meilleur et plus aimant que ma mère.


  1. Cardan a souvent parlé de son père dans ses autres œuvres et surtout dans Geniturarum XII exempla (V, 519), Liber de exemplis C. Geniturarum (V, 460-1), De utilitate ex adversis capiendaetc. Partout il met en relief ses qualités morales et son immense appétit de savoir. Fazio, docteur en droit, médecin, mathématicien, passionné des sciences occultes, abandonna la pratique de sa profession (il était procureur du fisc) pour se consacrer à l’enseignement (voir chap. X). Il figure en 1479 sur les rôles de l’Académie de Pavie, en 1502 il enseigne la géométrie aux écoles platiniennes. Ses connaissances lui valurent l’estime de Léonard (Codex atlanticus, fo 222a et 293a). Esprit singulier et confus il mêlait dans ses goûts sciences exactes et pseudo-sciences, et se vantait d’avoir un démon familier (De rerum varietate, III, 320).
  2. Sur ce personnage souvent cité dans la Vie, voir aussi De subtilitate, I (III, 366), De rerum varietate, X, 50 (III, 202), etc.
  3. La mère de Cardan, née vers 1464 (plus jeune que Fazio de 19 ans, elle avait 37 ans à la naissance de Girolamo, XII Genitur., V, 522), était veuve d’Antonio Alberi. De son premier mariage elle avait eu trois enfants (Tommaso, Giovan-Ambrogio et Caterina) qui moururent de la peste quand Cardan avait trois mois (XII Genitur., ibid.). Cardan en a parlé diversement suivant les temps mais il rapporte de sa tendresse et de son dévouement pour lui des preuves admirables. C’est elle qui, à l’insu de Fazio, lui fournit les moyens d’apprendre la musique ; ses prières firent beaucoup auprès de Fazio quand Girolamo voulut aller à l’université. Fazio mort, c’est elle qui diligentia et sollicitudine incredibili subvint à tous les besoins de son fils cum patrimonium, quod minimum erat, non sufficeret (De consol., I, 619. Cf. De util. ex advers. cap. II, 112, De lib. prop. I, 61). Elle avait de précieuses qualités d’intelligence et de caractère : Quia est mulier, dit son fils, non amplius me extendo, nisi quod fuit ingeniosa, sapiens, liberalis, proba (XII Genitur., V, 520). Elle mourut le 26 juillet 1537 à plus de 70 ans (C. Genitur., V, 470).