Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/34

(Volume II, tome 4p. Frontisp.-14).
Partie 4, chapitre XXXIV.

Ma Tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle, Frontispice tome 4

MA TANTE
GENEVIEVE.




CHAPITRE XXXIV.


Visite d’un grand vicaire chez le curé.
Nous quittons le presbytère.


Je suivais ma tante, sans rien dire, et je réfléchissais en moi-même si je devais lui déclarer la scène confessionnale qui venait d’avoir lieu entre le vicaire et moi, lorsqu’elle m’apostropha la première.

« Suzon, tu avais l’air bien agitée, quand je suis entrée !… Tu as donc avoué au vicaire des terribles péchés ?…

» Hélas ! ma tante, lui répondis-je avec une effusion de cœur occasionnée par une humeur de ressouvenir de ce qu’elle avait blâmé la méfiance que j’avais témoignée d’abord de ce prêtre, je n’en avais pas tant à avouer qu’il m’en aurait voulu faire commettre lui-même… ».

Là-dessus je lui racontai tout ce qui s’était passé.

« Je m’en suis doutée, dit-elle, dès que j’ai vu qu’il te gardait si longtemps, et c’est pour cela que j’ai supposé que monsieur le curé te demandait… Ces chiens d’hommes sont vraiment des renégats !… il n’y a ni robe, ni préjugés, ni conscience, ni religion qui les arrêtent !… Voyez donc, un malotru de vicaire oser ce qu’un curé ne se permettrait pas !… Non, il n’y a plus de subordination, il n’y a plus de vertu dans ce monde !… ».

Je lui appris alors qu’il voulait encore me parler en particulier.

« Eh bien, écoute-le. Il faut savoir ce qu’il a dans l’ame ; mais je le guetterai toujours, et tu ne risqueras rien. Tu t’es bien sauvée franche de sa chambre… Tu vois, Suzon, qu’on est bien heureuse d’avoir une tante ! Hélas ! mon enfant, sans moi, déjà combien de fois !… mais ce n’est pas ta faute, tu es simple, et le bon Dieu t’a créée comme ça… Je ne peux pas t’en vouloir, car moi qui en valais quatre comme toi, pour la malice, est-ce que je n’ai pas manqué aussi bien souvent ?… d’ailleurs je t’ai raconté mon histoire… Oh ! faut en convenir, il y a un sort sur notre famille pour ces attaques-là » !

Je n’évitai donc pas le vicaire ; et comme il me cherchait de son côté, il me rattrapa le soir dans une allée du jardin du presbytère.

« Eh bien, ma chère fille, me dit-il, avez-vous réfléchi sur ce que je vous ai dit ce matin ? Moi, monsieur, repris-je, en affectant une ignorance entière de ses coupables desseins, quoiqu’il me les eût manifestés d’une manière assez sensible pour ne pas s’y méprendre, je me souviens seulement que je vous ai parlé de mes fautes et de mon repentir, et que vous m’avez parlé, vous, de pénitence et d’absolution…

» Oui, oui, reprit-il, votre tante, qui est survenue très-mal à propos, m’a empêché de vous expliquer toute mon intention, mais je vais le faire à présent en peu de mots. Profitez-en, et gardez-vous bien de chercher à me trahir, car vous en seriez dupe la première, et d’autres avec vous ; au lieu qu’en vous rendant à mes désirs, vous pouvez vous assurer un sort heureux.

» Vous vous êtes donnée… ou plutôt la misère vous a fait jeter entre les bras d’un vieux curé pauvre, et qui ne peut rien, ni pour votre fortune, ni pour votre plaisir. Moi, je puis, au contraire, beaucoup pour tous les deux… D’abord, il ne peut pas aller loin, et j’ai la promesse de la survivance de sa cure. Mais si, par hasard, il me la faisait attendre trop long-temps, j’ai la certitude, par des protections majeures, d’être nommé avant peu à quelque bénéfice plus considérable encore, et, si vous voulez vous livrer à moi, je me charge de vous rendre heureuse, vous et votre tante ».

Malgré l’indignation que me causait une proposition aussi insultante, j’eus la raison et la force de me contenir.

« Monsieur, lui dis-je, une offre si obligeante de votre part me flatte beaucoup, assurément ; mais puisque, comme vous me le dites, il s’agit du bonheur de ma tante, ainsi que du mien, je vous demande la permission de la lui communiquer, et je me réglerai par ses conseils. — Oh ! je le veux bien… et je ne crains pas d’obstacle de sa part ; elle est vieille, elle est pauvre, les ressources vont lui manquer, et elle sera bien aise d’en trouver une dans les bénéfices que votre beauté peut lui procurer ».

Ainsi les hommes, avilissant et flétrissant ce qu’ils doivent respecter et secourir, fondent et calculent les succès de leurs criminelles intentions sur la vieillesse et la pauvreté !… Ah ! quel mépris ce vicaire m’inspira pour une robe que la vertu de son curé ne m’avait accoutumée à ne regarder qu’avec vénération !…

« En ce cas, monsieur, lui dis-je, je lui parlerai, et d’après son aveu, vous aurez ma réponse… ou plutôt la sienne… mais je doute qu’elle se détermine à manger de ce pain-là ». Et je le quittai brusquement pour aller faire rapport à ma tante de cette outrageante proposition.

« Ah ! l’effronté scélérat, me dit-elle, tu avais bien raison, il faut être en garde contre tous les hommes ; et après cette dernière épreuve-là, si mon bon ange lui-même, toute vieille que je suis, se présentait à moi sous une forme humaine, je me méfierais de lui… Mais ce maudit vicaire peut nous faire du tort, à présent qu’il sait notre secret ; il ne faut pas le refuser séchement.

» Quoi ! ma tante, vous voudriez que… — Eh ! non. Tu vas trop vîte, ce n’est pas ça que je pense. Je te dis qu’il faut biaiser avec lui, équivoquer, gagner du temps, et pendant cela, je vais chercher à trouver quelques débouchés pour te placer quelque part, et tu disparaîtras au moment qu’il y pensera le moins ».

Notre plan ainsi arrêté, je le laissai continuer son attaque sans avoir l’air, ni de le fuir, ni de le rebuter ; mais je trouvais continuellement des prétextes pour manquer aux rendez-vous qu’il me donnait tous les jours. A la longue il n’en fut pas dupe, d’un sens, quoiqu’il ne me rendît pas justice sur le véritable motif de mes refus. Vicieux comme il était, il ne pouvait pas croire à ma vertu ; mais il se persuada, par un double tort, que, criminelle effectivement, j’aimais mieux, par intérêt, pécher avec le curé qu’avec lui, et il se promit de s’en venger, et sur moi et sur le respectable pasteur. L’occasion ne tarda pas à s’en présenter ; il en profita.

Le grand vicaire de l’évêque dans le diocèse duquel nous étions, vint faire sa tournée et la visite de toutes les paroisses… Il arriva donc au presbytère pour y interroger notre curé et prendre des informations sur ses mœurs. Après tout l’examen préliminaire sur la tenue de son église et sur les instructions qu’il donnait à ses paroissiens, il en vint à l’article de sa servante.

Or tout le monde sait qu’un chapitre fondamental et inviolable des synodes, est qu’une servante ou gouvernante de curé doit avoir ce qu’on appelle l’âge canonique, c’est-à-dire, être hors d’état de faire des enfans… et cela pour éviter le scandale et les soupçons, ou même les calomnies de la malignité, qui pourrait vouloir transformer le père spirituel en matériel, temporel et corporel.

Notre bon curé, bien tranquille sur ce point, répondit qu’il était en règle, et ayant fait comparaître ma tante, il se croyait hors de tout blâme… Mais le rancuneux vicaire, tant pour débusquer le pauvre pasteur de sa cure, que pour se venger de mes refus, avait fait prévenir le représentant de l’évêque à mon sujet. Il demanda au curé, s’il n’avait pas d’autre domestique à son service. Celui-ci, qui n’y entendait pas malice, déclara franchement, qu’outre cette vieille femme… (il parlait de ma tante, qui hochait la tête sur l’épithète, car quoiqu’elle convînt qu’elle n’était plus jeune, elle n’aimait pas à se l’entendre dire,) il avait encore chez lui un jeune garçon, neveu de cette gouvernante.

Faites-le venir, dit le grand vicaire. On m’appela, et je parus.

« Oh ! oh ! dit l’examinateur, en ouvrant sur moi de grands yeux, il est bien joli, pour un garçon ! Vous êtes bien honnête, monsieur, repartit vivement ma tante. Je rougis à ce compliment du grand vicaire, qui ajouta de suite : Il a bien de la pudeur, pour un garçon ! Quel âge avez-vous, mon bon ami ?… Il a dix-sept ans, répondit pour moi ma tante.

» Ma bonne, à dix-sept ans il doit être capable de répondre lui-même. Combien y a-t-il que vous êtes ici, mon enfant ?… Monsieur, lui dis-je en balbutiant, il n’y a pas encore deux mois. — Il a la voix bien douce, pour un garçon !… Voyons, montrez-moi vos mains. Je les lui présentai en tremblant. Voilà de bien belles mains, pour un garçon !… et il me semble encore que vous avez là quelque chose d’extraordinaire pour un garçon ». Et comme il avançait sa main, à lui, pour me toucher la poitrine, je me reculai. « Oh ! oh ! monsieur le curé, vous avez là un singulier garçon ! il est vraiment modeste comme une fille ! Oui, monsieur, lui répartit le curé, et je l’ai toujours remarqué avec plaisir. C’est une preuve que sa tante l’a bien élevé. C’est ce qui me paraît, continua le grand vicaire, et vous-même vous n’achevez pas mal son éducation ! Oh ! je n’y épargne pas mes soins, dit bonnement le curé, et de son côté il a grande envie d’en profiter. — Mais je crois bien qu’il n’en profitera peut-être que trop, et c’est positivement ce que je veux éclaircir… Allons, mon beau jeune homme, faites-moi le plaisir d’ôter votre veste et votre gilet. Vous êtes modeste, mais je suis curieux, moi, et je veux voir un peu votre taille… » et il essayait déjà à m’aider.

« Eh quoi ! monsieur… reprit vivement ma tante, est-ce qu’on déshabille ainsi un garçon devant le monde ? — Comment, ma bonne, vous avez de la pudeur aussi ?… Oh ! je crois que vous pourriez voir ce garçon-là tout nu sans rougir.

» Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ? reprit à son tour le curé, que toutes ces phrases équivoques commençaient à intriguer. — Cela veut dire, monsieur le curé, qu’il est indigne à un homme de votre caractère d’user de pareils subterfuges pour cacher votre contravention criminelle, et que monseigneur l’évêque vous apprendra à avoir chez vous une fille de dix-sept ans, déguisée en garçon…

» Comment, une fille, s’écria le pauvre pasteur, pétrifié. — Eh ! non, vous ne le saviez pas, vous qui lui donnez tous vos soins !… — Je vous jure, sur mon honneur, et sur mon salut, que je l’ignorais ».

Ma tante et moi nous tombâmes à genoux devant le grand vicaire, en lui demandant pardon de notre faute, et en lui certifiant l’innocence du vertueux curé. Ma tante, sur-tout, lui fit en pleurant une courte analyse de nos derniers malheurs, et du motif qui l’avait engagée à cette supercherie, qu’elle croyait innocente, pour me procurer l’existence et m’avoir toujours sous ses yeux. Le grand vicaire parut s’adoucir. Il nous fit relever, dit au curé qu’il ferait informer de sa conduite, et que si les rapports étaient à son avantage, il lui pardonnerait ce scandale involontaire de sa part… Puis s’adressant à nous : « Quant à vous, ma bonne, et à votre nièce, qui en êtes bien véritablement coupables, vous ne pouvez plus demeurer dans cette paroisse. Mais comme je veux croire, suivant votre aveu, que c’est plutôt par inconséquence que par intention du crime, je ne vous en punirai point. Allez attendre à la dernière maison du village, sur le chemin de Paris, chez une bonne femme que vous y trouverez ; mon valet de chambre vous y portera des secours pour pouvoir vous conduire plus loin, et sur-tout pour changer les habits de cette jeune personne ».

Nous le saluâmes avec respect. Ma tante prit son petit paquet, et nous partîmes, après avoir derechef demandé bien des pardons au pauvre curé et à monsieur le grand vicaire, qui daigna me jeter un regard de bonté, et me serrer gracieusement la main, en me recommandant d’être toujours sage et plus circonspecte à l’avenir.