Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/28

Partie 3, chapitre XXVIII.




CHAPITRE XXVIII.


Ma tante redevient servante. Une nuit
chez le tabellion.


Le lendemain, dès le matin, pour me rendre utile, je demandai à madame la permission de faire chez elle l’office de la servante dont elle avait eu la bonté de me donner le lit, jusqu’à ce qu’elle en eût une autre.

Elle parut flattée de ma prévenance, et me dit de lui faire son café, d’autant plus que cette alarme de la nuit lui ayant fait perdre une partie de son sommeil, elle avait besoin de rester couchée un peu plus tard, et elle se rendormit.

J’apprêtai son déjeûner sans bruit, et quand le café fut fait et bien reposé, la voyant réveillée et en disposition de se lever, je lui offris de le lui servir dans son lit, parce qu’elle pourrait faire encore un petit somme après l’avoir pris, pour se remettre tout-à-fait. Elle trouva que j’avais raison, resta au lit, déjeûna, puis se rendormit de nouveau.

Pendant ce second ou troisième sommeil, le mari, qui était sorti de bonne heure pour aller encore s’informer des suites de l’incendie, revint et me dit que le malheur était entier et consommé ; que le pauvre boulanger ne s’était pas sauvé, comme il avait voulu l’espérer ; qu’on avait retrouvé dans les décombres de la maison, son corps tout grésillé et réduit à rien ; que tous ses effets, papiers et provisions, etc. étaient brûlés, et que le double de mon contrat, qui était resté entre ses mains, à lui tabellion, n’étant point signé du boulanger, je n’avais rien à prétendre sur le bien que le défunt pouvait avoir ailleurs…

« Et c’est bien dommage, ajouta-t-il, car il vous donnait tout à sa mort… Il a ma foi bien mal fait de se brûler comme ça, et pour vous que ça ruine, et pour lui, car c’est une vilaine fin !… Au surplus, comme il faut prendre son parti sur tout, je vous conseille de ne plus y penser… et si vous voulez rester chez moi, en attendant que vous trouviez mieux, j’engagerai ma femme à vous garder. Voyez, décidez-vous… ».

Je lui répondis que dans ma position, sa bonne volonté pour moi était une grande consolation à ma peine, et que je ferais tout mon possible pour mériter ses bontés, ainsi que celles de madame son épouse.

« Eh bien ! reprit-il, c’est une affaire arrangée, et vous pouvez dire, comme si le notaire y avait passé. Vous avez fait le déjeûner de ma femme, mettez-vous à présent à faire notre dîner… Vous ne vous attendiez pas à ça hier au soir, pas vrai ? à changer comme ça de cuisine !… Mais, dame, voilà comme le monde tourne ; et si vous étiez philosophe, comme moi, tout ça ne vous étonnerait pas… Mais, c’est égal, vous verrez, ma pauvre petite veuve, ajouta-t-il en me caressant le menton, que la destinée quelquefois… enfin, que sait-on, il ne faut jurer de rien… Vous verrez que vous êtes chez des bonnes gens, toujours… Ma femme est un peu criarde, un peu dure, un peu brusque ; elle tape même quelquefois les filles… mais vous êtes douce et complaisante, car j’ai su tout ça du boulanger, et vous ferez d’elle ce que vous voudrez… Quant à moi, oh ! c’est différent… je ne suis que trop bon, moi… pour les filles, sur-tout… jamais je ne fais le maître avec elles ; et je vous promets bien… autrement dit, plutôt, je ne vous promets rien. Mais vous verrez, comme je vous dis… laissez venir les choses, et faites toujours votre dîner. Je parlerai pour vous à ma femme, au dessert, entre la poire et le fromage ».

Le pressant besoin que j’avais d’une ressource, telle qu’elle fût, me faisant désirer cette nouvelle condition, quoiqu’elle ne me parût pas devoir être trop avantageuse, et qu’il me dût être dure de redevenir servante, de maîtresse que j’aurais été quelques heures plus tard, je me mis de bonne grâce à faire encore pour les autres une cuisine que je n’avais plus compté faire que pour moi.

La tabellionne ayant bien regagné ce qu’elle avait perdu de sa nuit, et ne s’étant levée juste que pour le dîner, fût très-satisfaite de mes ragoûts, et dit à son mari l’attention que j’avais eu pour elle à son déjeûner, qu’elle avait trouvé fort bon aussi.

Celui-ci profitant de la bonne disposition de madame en ma faveur, lui proposa de suite de m’agréer en remplacement de la cuisinière congédiée. Elle y consentit, et de veuve de boulanger, me voilà redescendue servante de tabellion… Je devais donc encore espérer au moins de la tranquillité dans cette maison ; mais je n’étais pas au bout de mes épreuves…

Deux ou trois jours se passèrent assez paisiblement, moi faisant tout ce que je pouvais pour contenter et prévenir les volontés de madame ; elle, paraissant assez satisfaite, et ne me grondant ou critiquant que parce que c’était son tempérament qui la portait à contredire, car elle avait sa manie, comme le boulanger avait eu la sienne. Lui ne voulait pas qu’on parlât, elle ne voulait pas qu’on crût jamais avoir bien fait…, et je ne sais pas trop qui des deux était plus difficile à contenter. Interdire à une femme le babil ou l’amour propre !… Il serait mal-aisé de juger lequel des deux sacrifices est le plus pénible pour nous.

Pour le tabellion, il était toujours le même. Il me serrait et me baisait le bout des doigts, quand il pouvait m’attraper hors de la vue de sa femme, me faisait toujours des discours entortillés, me rabachait de sa prédestinée, qui me gardait quelque chose… Il m’appelait sa petite maîtresse, et me répétait souvent que sa femme ne pouvant aller loin, parce qu’elle avait un asthme, il me regardait comme sa seconde, et me destinait sa survivance…

Je lui laissais bredouiller tout cela sans conséquence, comme des plaisanteries d’un bonhomme babillard et jovial, et je ne l’écoutais seulement pas.

Enfin, un soir que madame, ayant beaucoup souffert de son asthme, avait pris une potion pour la réconforter et l’assoupir, et que moi-même, fatiguée des peines que j’avais eues auprès d’elle toute la journée et toute l’autre nuit, je m’étais couchée et endormie, comme une jeune fille qui a veillé trente-six heures… je me sentis embrasser fortement dans mon lit.

Je crus d’abord rêver ; mais deux bras me serrant encore plus, un visage s’appuyant sur le mien, et une voix me disant : « Ne parle pas, ma chère Geneviève » ! je reconnus que j’étais bien, éveillée, et que les bras, le visage, et sur-tout la voix bredouillante appartenaient à monsieur le tabellion, qui, profitant lâchement et criminellement de l’état de maladie de sa femme, s’était levé d’auprès d’elle pour venir à mon cabinet, dont la petite porte vitrée était sans serrure…

« Voulez-vous bien vous en aller, monsieur ! lui dis-je en me rencognant contre la cloison ; est-ce là la conduite d’un honnête homme ?… Pensez donc que votre femme est malade !… — C’est vrai, mais tu te portes bien, toi, et c’est justement pour ça que je viens te trouver de préférence… ne t’inquiète pas, laisse-moi faire… — Ah ciel ! fi, monsieur ! c’est une atrocité ! allez-vous-en bien vîte, ou je m’en vas crier !… Tais-toi, tais-toi donc, ma chère fille ! reprit-il en voulant m’embrasser encore, je te promets que je t’épouserai en secondes noces. Le boulanger l’a voulu et ne l’a pas pu, parce que ça ne devait pas être… mais je ne serai pas si sot que lui, moi ; je ne me grise pas, je ne me grillerai pas, et je t’épouserai : foi de tabellion, voilà ce que je te disais que la destinée te gardait… et je vas même te donner tout de suite un à-compte sur ma promesse : laisse-m’en parafer le contrat » ; et me reprenant dans ses bras, il procédait vigoureusement à la signature…

Mais, indignée doublement de cette infamie, et pour moi-même et pour la mourante épouse qu’il trahissait ainsi, je le repoussai avec horreur des pieds et des mains, et si violemment, qu’en tombant de dessus mon lit qui était élevé sur une espèce de petite soupente, il se cassa un bras… Certes, lui qui venait de me parler encore de la destinée, et de ce qu’elle me gardait, ne s’était guères douté qu’elle lui gardait ce coup-là…

Je criais de colère, et lui de douleur… Aux secousses réitérées que nous avions d’abord données contre la cloison qui séparait mon cabinet de l’alcove de madame, elle s’était réveillée à moitié ; mais nos doubles cris la tirant tout-à-fait de son sommeil, et sa jalousie, ainsi que la connaissance qu’elle avait du vice de son mari, lui faisant deviner à peu près la cause de ce bruit, elle se leva, et vint au lieu de la scène avec une lampe qui brûlait dans sa chambre.

Elle me trouva hors de mon lit, en chemise, et retranchée entre le lit de sangle et la cloison, et le tabellion par terre, avec son bras cassé… (c’était malheureusement le bras droit, et ça dut retarder bien des mariages dans l’endroit). Je lui expliquai l’aventure, en lui demandant pardon, et lui protestant qu’il n’y avait pas de ma faute.

« C’est bien fait ! dit-elle, au lieu de le plaindre ; il n’a que ce qu’il mérite, cet enragé-là ! Il n’a pas assez d’une honnête femme, il faut qu’il débauche encore toutes les filles !… Il n’y a pas quatre jours que j’ai renvoyé la quinzième servante depuis un an. Il me fera passer en revue toutes les filles du village… Mais ne t’inquiète pas, va, mon bel ami, je les prendrai dorénavant si vieilles, que tu seras bien obligé de les laisser tranquilles. En attendant, je suis toujours bien aise de cette petite correction-là dont tu avais besoin… Y es-tu à présent, avec ta destinée ?… Oh ! elle est juste, celle-là, et elle te devait bien ça !…

» Pour vous, ma belle enfant, d’accord ou non avec lui, je ne veux plus de vous chez moi : vous portez malheur à toutes les maisons. Habillez-vous bien vîte, et décampez. Comme je suis charitable, voilà un écu que je vous donne, pour vivre jusqu’à ce que vous trouviez une place ; et tant pis encore pour ceux chez qui vous entrerez, car vous avez une vilaine destinée aussi, vous !… et bien dangereuse ! Vous en avez brûlé un, vous avez cassé le bras à un autre !… eh mon dieu ! vous noyerez le premier chez qui vous allez tomber… Quoique ça, je vous donne st’ écu-là, parce que vous avez été sage, entendez-vous… car, si vous aviez écouté ce vieux libertin-là, je vous aurais tordu le cou… Allons, partez, vous achèverez votre toilette dans la rue ; si vous restiez ici plus long-temps, j’aurais peur que la maison ne me tombe sur la tête, ou qu’elle n’effondre sous mes pieds ».

Et, sans me donner le temps de lui répondre une parole, elle me mit dehors, mes hardes sous mon bras, avec ces beaux complimens d’adieu !…

Me voilà donc encore à la grâce du ciel, et rebutée des humains.