Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/29

Partie 3, chapitre XXIX.




CHAPITRE XXIX.


Suite de l’histoire de ma tante. Elle
retrouve son directeur de comédie.


Je ne pus m’empêcher de faire là une observation douloureuse, en interrompant ma tante, pour lui faire remarquer avec moi cette fatalité qui aggravait toujours ses catastrophes, en les lui faisant arriver la nuit… En effet, depuis le commencement de son histoire, c’était la troisième fois qu’elle se trouvait ainsi obligée de courir les champs à pareille heure… en descendant en chemise par la fenêtre de son faux cousin, en se sauvant du feu du boulanger, et à présent chassée par la femme du tabellion.

« Eh ! ma chère nièce, me dit-elle, tous les momens sont dangereux pour la vertu des filles. Les libertins les poursuivent à toute heure ; et il en est encore plus qui ont succombé le jour, qu’il n’en est qui se soient sauvées la nuit !… Mais continuons pendant que nous y sommes ».

Je marchai à tout hasard pour m’éloigner promptement de ce village, qui ne me laissait que des souvenirs si tristes !… Celui de ce boulanger estimable, malgré ses ridicules et le malheureux défaut d’ivrognerie dont il avait été la victime, mais à qui je ne pouvais penser sans reconnaissance, pour le bien qu’il avait voulu me faire… et celui du vieux tabellion, que j’avais estropié sans le vouloir… Hélas ! ça me rappelle ce révérend prieur des Carmes, que j’ai enlevé depuis si innocemment !… Ah ! si la femme du tabellion avait pu deviner celui-là, par exemple ! que de malédictions elle m’aurait données encore de plus ! Cela prouve, ma nièce, que les décrets de la providence sont impénétrables.

Arrivée sur le grand chemin, je m’assis au pied d’un arbre pour laisser calmer un peu le trouble de mes idées, et attendre le jour pour me décider ensuite au parti que je devrais prendre.

Avec l’écu que la tabellionne m’avait donné, je ne pouvais pas aller loin, et je n’avais plus de hardes à pouvoir vendre ; car je n’étais couverte que d’un méchant juste de serge brune, comme une paysanne, que j’avais au moment de l’incendie du boulanger… Je ne sais si un pressentiment secret me rappelait la mémoire du directeur de comédie, qui m’avait fait sortir de mon village ; mais, depuis près d’une heure, je cherchais et je calculais les moyens de lui donner de mes nouvelles, et de lui demander des secours… Puis je rejetais cette idée par la honte que je ressentais de ma mauvaise conduite envers lui.

Une réflexion de frayeur vint me saisir. Je pensai que je n’étais pas en sûreté, si proche encore de ce bourg que je fuyais ; que d’une part, les héritiers du boulanger, qui ne savaient pas qu’il voulait m’épouser, m’accuseraient peut-être d’avoir mis le feu moi-même chez lui, et de m’être sauvée après l’avoir volé ; que de l’autre, le tabellion, piqué contre moi pour son bras cassé, au lieu de produire à ma décharge le double du contrat qu’il avait fait, se liguerait avec eux pour m’opprimer et me faire poursuivre criminellement, et m’attaquerait lui-même, en donnant une autre tournure à la malheureuse affaire que j’avais eue avec lui.

Pour me soustraire à ce double danger, je me décidai à repartir bien vîte, et, me relevant à l’instant, je me mis à arpenter le plus rapidement que je pus le long du chemin, sans m’embarrasser de quel côté j’allais.

A peine eus-je formé cette résolution, que j’entendis le bruit d’une voiture qui venait derrière moi. On n’y voyait pas encore assez clair pour distinguer les objets. Je me dis que cette voiture, n’importe où elle allât, pouvait servir à mon projet, en m’éloignant encore plus promptement que mes jambes ne le pourraient faire… Je me rangeai sur le chemin, je me laissai dépasser par elle, et voyant que c’était une diligence qui portait des paniers derrière, je me cramponnai après, et petit-à-petit, je fis si bien, d’autant qu’il y avait justement là une butte à monter, et que cela ralentit sa marche, que je réussis à me jucher sur le premier de ces paniers, où, à force de remuer et de m’agencer, étant parvenue à me mettre un peu à mon aise, je m’endormis.

Par un hasard bien singulier encore, je rêvai que je jouais la comédie. Je croyais me retrouver à la ville où j’avais débuté par Fanchonnette. Les sifflets, les applaudissemens, tout se reproduisit successivement dans ce tableau… Bref, ce rêve me retraça l’histoire de tout ce qui m’était arrivé pendant tout le temps que j’avais paru sur les planches théâtrales, et j’en étais au moment où mon directeur m’emmenait pour souper, après notre dernière représentation, où j’avais été très-applaudie… lorsque la diligence, après avoir tourné dans une grande cour de l’auberge de la poste, où elle arrêtait pour déjeûner et changer les chevaux… car il était déjà huit heures du matin, fit un cahot très-violent, dont la secousse me fit dégringoler de dessus mon panier.

Un des voyageurs, qui était déjà descendu pour entrer à l’auberge, passait au moment de ma chute. Etonné et inquiet de voir une femme tomber de là, il s’empressa d’accourir à mon aide et de me relever… Mais juge, ma nièce, de ma surprise à moi-même !… ce voyageur, c’était Saint-Franc, ce directeur à qui je venais de rêver depuis le matin, et pendant tout mon sommeil.

Je le reconnus d’abord à la voix, avant d’avoir pu nous envisager l’un et l’autre ; et son étonnement ne fut pas moindre, lorsque m’ayant regardée, il retrouva Fanchonnette sous cet habillement de paysanne ; il croyait se tromper, il me fixait avec des yeux incertains, comme voulant dire : « ce ne peut pas être elle », et il ne savait s’il devait me parler… De mon côté, l’embarras que sa vue me causait à l’instant où je l’attendais si peu, me donnait un air qui vraiment nous faisait ressembler à deux acteurs qui auraient oublié leurs rôles, ou qui auraient joué une scène de stupéfaction.

Je rompis le silence la première… « C’est moi-même, mon cher monsieur, lui dis-je, et vos yeux, quoique vous paraissiez douter de leur rapport, ne vous trompent pas. C’est votre Fanchonnette…

» Ma Fanchonnette ! s’écria-t-il en m’embrassant, ah ! je suis enchanté de vous revoir… Mais venez dans une chambre, nous déjeûnerons, et nous y serons plus à même de pouvoir causer… A votre équipage, je juge que vous devez avoir bien des choses à m’apprendre, et que votre histoire est encore augmentée de quelques chapitres ».

J’étais si confuse, que je n’avais pas la force de marcher. Il me prit le bras très-amicalement, et me fit entrer dans une salle où l’on nous servit à déjeûner. Je lui racontai tout ce qui m’était arrivé depuis l’indigne tromperie que m’avait faite ce Belle-Rose, son chanteur d’opéra, jusqu’au moment où il me retrouvait.

Il me dit que par des indices qu’il avait eus depuis, il s’était douté que j’avais été la dupe de ce mauvais sujet ; qu’il m’avait plaint, mais qu’il ne m’en avait jamais voulu, attribuant tout à la légèreté et à l’inexpérience de mon âge… et pour preuve il m’offrait de me reprendre avec lui.

Il m’apprit qu’il avait changé de ville ; qu’il allait rejoindre sa troupe dans un nouvel endroit, dont il avait eu le privilége ; que sa femme était morte, et, bref, me dit qu’il avait toujours eu de l’affection pour moi, dès le premier moment qu’il m’avait vue au château de mon village… qu’il m’aimait déjà du vivant de sa femme, mais que l’honnêteté avait retenu ses sentimens, et qu’à présent qu’il était veuf et libre, il m’offrait de m’épouser…

« Allons ! encore un épouseur ! me dis-je en moi-même, avec un petit mouvement de vanité, une bien jolie fille n’en trouverait pas tant !… Si mon étoile est malheureuse, il faut convenir du moins qu’elle est bien conjugale !… ».

Je lui répondis avec sensibilité, que j’étais touchée et reconnaissante de sa bonne intention, mais que je n’oserais l’accepter… La prédiction funeste de la femme du tabellion, qui m’avait dit que je noyerais le premier qui me voudrait du bien, me revenant à l’esprit, je remontrai à cet honnête homme que la fin tragique du boulanger, mon premier prétendu, même le bras cassé du second, le tabellion qui m’offrait la survivance de sa femme, devaient le faire réfléchir sur le danger qu’il y avait à s’attacher à moi… mais il n’en voulut pas démordre.

Il me dit que les punitions étaient pour les coupables, et qu’il n’en avait pas à redouter ; qu’il n’était point ivrogne, comme le boulanger, ni mari perfide, comme le tabellion, et qu’il mettrait tout son devoir et son plaisir à me rendre heureuse… Et de suite, sans attendre ma réponse, il m’écrivit et me signa, au lieu d’un engagement de comédie, une promesse de m’épouser sitôt notre arrivée, et avant mes débuts à la ville où il allait… Il pria ensuite le conducteur de la diligence, qu’il invita à boire un coup avec nous, de lui faire descendre une malle qu’il avait dans le panier. Il en tira une blouse de soie, dont les femmes s’enveloppent le matin, et qui avait servi à son épouse, et m’en revêtit. Il me garnit la tête avec un beau mouchoir des Indes, surmonté d’une calèche qu’il acheta à la maîtresse de l’auberge ; et quand la voiture partit, il m’y fit entrer avec lui, en payant une des places qui restaient vides.

Voilà donc encore un changement d’état auquel je ne m’attendais pas plus qu’aux autres, et ma main engagée une seconde fois…

Nous arrivâmes le soir même à la ville où était sa troupe. Il fut exact à sa promesse. Il fit avec diligence toutes les démarches nécessaires ; notre mariage fut célébré avant qu’il me parlât de reparaître sur le théâtre, et je fus reconnue et saluée par tous les acteurs comme madame la directrice… mais c’était une nouvelle épreuve pour moi, et un chagrin de plus que le sort me préparait.

Nous fûmes assez suivis dans les commencemens de nos représentations ; mais nous essuyâmes bientôt des malheurs. Des sujets quittèrent notre troupe, et arrêtèrent notre répertoire ; d’autres, que mon mari avait engagés de loin, ne rejoignirent pas et gardèrent nos avances. De grandes pantomimes qu’il voulut monter, ne nous rapportèrent pas le quart de nos frais… Obligés de changer de ville, les voyages nous abymèrent ; bref, des créanciers, fournisseurs et autres nous firent saisir ; les procès achevèrent de nous ruiner ; et comme mon mari était honnête homme, il se trouva dépouillé de son magasin, privé de son privilége, et fut enfin obligé de faire banqueroute… mais les mains tout à fait vides.

Le double et fatal présage du voleur Belle-Rose et de la femme du tabellion fut ainsi vérifié et accompli dans sa personne.

Le chagrin s’empara de lui, la maladie s’ensuivit. Toutes nos ressources étant fondues et dissipées, notre hôte même nous poursuivant pour notre loyer, le pauvre directeur, ruiné, fut réduit à aller à l’hôpital, pour se faire soigner. Je l’y suivis, en obtenant, comme par grâce, d’y faire le service des sœurs de charité, seul moyen d’existence qui me restât, puisque notre hôte, impitoyable, nous avait mis à la porte, après avoir fait vendre le restant de nos effets pour acquitter une partie de sa créance ; car les frais de justice en avaient mangé plus qu’on ne lui en laissa.

Comme la maladie de mon mari était inflammatoire, par tous les chagrins qui avaient recuit la bile, on lui ordonnait force lavemens : c’était moi seule qui le soignait (car, même dans ces maisons dites de charité, les pauvres gens, dont on n’a rien à espérer, sont bien négligés) ; je lui donnais tous les remèdes… et c’est là, ma nièce, que j’ai fait mon premier apprentissage dans le talent du clystère…

Enfin, après beaucoup de souffrances et d’angoisses, et malgré tous mes soins, le pauvre cher homme mourut dans mes bras, me laissant très-affligée, sans ressources, et par conséquent plus à plaindre que lui.