Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/27

Partie 3, chapitre XXVII.




CHAPITRE XXVII.


Le coche est remis à flot et repart. Suite
des accordailles de ma tante avec le
boulanger. Son mariage est manqué.


Le jour était venu pendant ce récit de ma tante, et des chevaux qu’on avait empruntés à des voituriers qui passaient, ayant été mis sur les cordes du coche avec les nôtres, qui s’étaient reposés toute la nuit, l’eau même ayant un peu augmenté, on était parvenu à nous désengraver, et nous continuâmes notre route. Nous mangeâmes un morceau de nos petites provisions pour déjeûner et laisser reprendre haleine à ma bonne tante ; ensuite elle poursuivit son histoire.

J’apprêtai donc mon repas, et le soir, mon futur rentré avec le tabellion et deux amis pour témoins, nous nous mîmes à souper fort gaiement en attendant la signature de notre contrat, qui devait se faire au dessert.

Je me croyais bien près d’être heureuse, comme tu vois, ma nièce !… Mais quand on a une étoile de guignon qui vous a une fois prise en grippe, on a bien des couleuvres à avaler pour se retirer de ce labyrinthe-là[1].

Je l’éprouvai bien vîte, et la chance ne tarda pas à me tourner… Malheureusement c’était doublement fête ce jour-là ! D’abord, parce que c’était dimanche ; ensuite par rapport à nos accordailles. Mon accordé donc, fidèle à son principe de s’enivrer ces grands jours, et obéissant de même au double motif qui l’excitait à boire, avait pris aussi double dose de l’extraordinaire qu’il se permettait pour une fête simple. Mais sa tête, qui ne pouvait pas se doubler de même, ne put résister à cette double charge, et elle céda… Bref, il se pansa si bien, qu’il ne fut plus possible de songer à la signature, et que le tabellion et les deux amis du boulanger se retirèrent à nuit close, en le laissant dormir sur la table, et me promettant de revenir le lendemain matin, pour terminer cette affaire en déjeûnant avec lui.

Par une rencontre singulière, son garçon se mariait aussi ce même jour-là, et avait été faire la noce chez les parens de sa nouvelle femme ; de sorte qu’étant seule à la maison, je me déterminai à rester auprès de la table, à veiller le boulanger.

Je réfléchissais avec chagrin sur ce malheureux défaut qu’il avait de s’enivrer comme ça… mais, en même temps, considérant que ça ne lui arrivait que les dimanches, et calculant qu’il n’y en avait qu’un par semaine, je trouvais que j’aurais encore bien moins à me plaindre que les femmes dont les maris recommencent tous les jours.

Après un petit somme il se réveilla un peu plus frais, et me voyant là, seule, il me demanda ses amis. Je lui dis qu’ils étaient partis quand ils l’avaient vu endormi, et qu’ils reviendraient le lendemain matin.

« Ah ! les lâches déserteurs, s’écria-t-il en voyant encore du vin dans les bouteilles… lâcher ainsi le pied !… quitter le combat quand il y a encore des ennemis en présence !… fi ! c’est une poltronnerie indigne… impardonnable !… Mais je veux réparer leur honneur, ou pour mieux dire, leur faire honte, en faisant face moi tout seul… Allez-vous-en aussi, vous, mam’selle ma prétendue. Ce qui n’a pas été fait aujourd’hui, se fera demain. Je me rappelle encore… car je ne perds jamais la tête, voyez-vous… je me rappelle que nous n’avons pas signé le contrat. Mais il fera jour demain matin, et nous le signerons, et il fera nuit demain au soir, et nous le ratifierons… je ne vous dis que ça. Allez-vous-en dormir, et laissez-moi combattre ».

Et en prenant une bouteille cachetée de cire verte, « voilà un dragon que je vas désarçonner » ; et une autre en cire rouge, « et voilà un anglais que je vas faire prisonnier… »

Je voulus lui remontrer qu’il se ferait du mal et qu’il serait vaincu dans cette bataille-là. « Silence, mam’selle, me dit-il ; les femmes ne connaissent rien à la guerre… Souvenez-vous seulement, quand vous allez être madame, qu’en vous donnant mon bien, je ne vous donne pas la parole. J’ai fait insérer dans le contrat, que vous ne feriez toujours que répondre oui ou non, mais que vous ne parleriez jamais la première, ni de votre chef… Vous avez même une preuve de l’obligation d’être réservée et ménagère de vos paroles, dans la formule du sacrement de mariage, à la question importante que le prêtre vous fait, acceptez-vous, etc. il ne vous est permis de répondre qu’un mot, un seul mot, oui ou non… Jugez donc, d’après ça, s’il doit vous être libre de bavarder long-temps sur des sujets de bien moindre conséquence[2]… Allez vous coucher, et le seul mot que vous ayez à me dire à présent, c’est bonsoir ».

« Bonsoir donc, monsieur » ! lui dis-je… et je sortis, pour ne pas le contrarier davantage… Mais au lieu de monter dans ma chambre, je passai dans la boutique, pour pouvoir être à ses ordres, s’il m’appelait.

Je ne sais s’il but encore long-temps, ni s’il vida toutes les bouteilles, pour faire prisonniers tous les ennemis, comme il venait de les qualifier, car je m’étais endormie profondément… Je ne sais pas non plus combien je dormis, mais je fus réveillée par une fumée horrible qui m’étouffait, et, en ouvrant les yeux, je vis toute la maison en feu par le haut…

Effrayée, je courus à l’arrière-boutique, où nous avions soupé, et où j’avais laissé mon maître à table ; il n’y était pas, et comme de même il n’y avait plus de chandelier ni de lampe, je jugeai qu’il était remonté dans sa chambre avec. Je voulus y aller… mais dans le même instant l’escalier de bois qui y conduisait, et qui était déjà tout embrasé, tomba avec fracas. La flamme alors sortant avec impétuosité, s’élança par le bas et m’enveloppait moi-même…

Je n’eus que le temps de me jeter sur la porte de la boutique, de l’ouvrir et de me sauver dans la rue… et la maison entière ne présenta plus qu’une masse de flammes.

Je courus, toute éperdue et hors de moi, chez le tabellion, qui ne demeurait pas loin de là, pour lui apprendre ce terrible malheur… Tout le monde dormait. Mais à force de frapper et de crier, je réveillai tout le voisinage, et enfin le tabellion le dernier… (car, et c’est étonnant, ces gens de loi, ou de justice, ont toujours, hors de ce qui les concerne eux-mêmes, l’oreille plus dure que tous les autres citoyens).

On vint avec moi chez le boulanger, mais il n’y avait plus de ressource. Sa maison, qui était la première du village, était isolée. La flamme ayant percé par la porte et les fenêtres, l’avait entourée de tous les côtés : on ne pouvait plus même en approcher, et tous les morceaux de la charpente tombaient en cendres ou en charbons.

Dans ce désastre affreux et irrémédiable, chacun ne pouvant que gémir sur le sort du malheureux boulanger, se retira navré de douleur… Alors, ne sachant plus que devenir moi-même, je me jetai par terre, fondant en larmes, et m’accusant presque d’être la cause de la déplorable fin de ce brave homme, par l’étoile mal-faisante qui me poursuivait par-tout.

Enfin le tabellion chercha à me consoler, ou du moins à me faire prendre encore ce mal en patience ; et comme je n’avais plus ni ressource, ni abri, il m’engagea à aller passer le reste de la nuit chez lui, me disant qu’il verrait le lendemain s’il ne serait pas possible de tirer encore de cette terrible aventure quelque chose à mon avantage.

Je le suivis en le remerciant de l’intérêt qu’il paraissait prendre à moi. Il m’assura qu’il en prenait effectivement beaucoup. Qu’il le devait même, puisque j’étais presque la femme du pauvre boulanger, qui avait été l’un de ses meilleurs amis, et qu’il me le témoignerait de plus en plus par la suite.

C’était un personnage singulier que ce tabellion. Quoiqu’il sut apparemment écrire des contrats, il n’avait pas le talent de la parole. Sa langue bredouillait beaucoup et son esprit s’embrouillait encore davantage ; de sorte que souvent, ni lui ni les autres ne comprenaient ce qu’il voulait dire. Malgré cela il se croyait un génie, et prétendait même le persuader ; et tout au contraire du pauvre boulanger, il se croyait philosophe sans l’être.

Il me présenta à sa femme, qui attendait son retour avec impatience, pour savoir des nouvelles de ce feu que j’avais annoncé. Il lui apprit tranquillement, (car c’est encore une qualité de ces gens-là, de ne pas s’affecter beaucoup), que tout était fini ; que la maison était brûlée, et le boulanger, son ami, rôti avec… « Et voilà, ajouta-t-il, cette pauvre fille, qu’il devait épouser aujourd’hui, qui perd tout par ce cruel accident, et qui se trouve à présent sans mari, sans maître, sans gages, sans nourriture, sans maison et sans lit !… Ça n’est-il pas très-particulier, ça, madame !… Voyez pourtant ce que c’est que… la vicissitude de la prédestinée !… car il y a un sort, au moins, ne vous y trompez pas, et chacun a le sien… Voilà le boulanger, par exemple !… Mais, moi-même qui vous parle là… je remarque souvent… D’ailleurs, dans mon état, tout ces contrats que je fais tous les jours… Oh ! oui… C’est pour en revenir à cette fille… car en vérité ça me confond, moi !… et tout ça prouve bien, ma femme… que ce n’est pas là une heure à laisser dans la rue une fille dont le lit vient d’être brûlé… »

Avec cette belle éloquence-là il parvint à déterminer madame la tabellionne à me permettre que je couchasse dans un petit cabinet à côté, où était le lit d’une servante qu’elle avait renvoyée la veille. J’y entrai donc en la remerciant beaucoup, et je me jetai toute habillée sur ce lit, non pour dormir, mais pour pleurer.



  1. On voit que ma tante variait assez souvent son style.
  2. Ce boulanger-là avait un certain jargon, et quelques connaissances acquises par des lectures : ce qui ne doit pas étonner ; il était fils d’un magister.