Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/26

Partie 3, chapitre XXVI.




CHAPITRE XXVI.


Ma tante est presque mariée avec le
boulanger.


Je me levai d’assez bonne heure, et je descendis à la boutique pour aller trouver mon hôte, et lui demander ses intentions à mon sujet ; mais il dormait encore, ayant passé une partie de la nuit. Je remontai donc pour attendre son réveil, bien inquiète de ce qu’il déciderait sur mon compte.

Il m’appela bientôt par un juda qu’il ouvrit, et qui donnait dans ma chambre. Son garçon étant en course pour porter ses pains à ses pratiques ; il me dit que nous étions seuls, sans témoin qui pût nous gêner… qu’il avait besoin d’une fille pour l’aider dans son commerce, parce que depuis qu’il était veuf, il s’apercevait qu’il ne pouvait pas faire son ouvrage, et tenir sa boutique avec son garçon tout seul ; qu’il se sentait une certaine inclination à me garder avec lui, mais que ne me connaissant aucunement, il était juste que je lui donnasse quelques éclaircissemens sur ma personne. Cette demande était si raisonnable, que je lui dis que je voulais lui avouer toute mon histoire, comme à mon confesseur même.

Je lui racontai tout sans aucun déguisement ; lui disant le nom de ma mère et de mon village, et le priant d’y écrire pour en savoir la vérité, jusqu’à mon départ avec le directeur de comédie, et ensuite à celui-ci, pour avoir la confirmation du reste jusqu’à mon enlèvement par monsieur Belle-Rose… Ce qui ne laissait qu’un intervalle de quatre jours jusqu’à mon arrivée à sa boutique ; sur quoi l’hôte de l’auberge, où j’avais demeurée à la ville, lui certifierait encore et mon arrivée par la diligence, avec mon voleur, et mon séjour chez lui.

« Ma chère fille ! me dit-il, je vous crois, et, quoique vous ayez joué la comédie, vous avez un air de vérité qui me paraît trop naturel pour être étudié comme un rôle. D’ailleurs, comme vous dites, je pourrais me convaincre en écrivant aux endroits et aux personnes que vous m’indiquez. Je le ferai peut-être… Votre conduite dans les différentes aventures critiques que vous avez eues, me paraît très-estimable, et me donne encore plus de confiance en vous. Restez donc chez moi dès ce moment, comme fille de boutique. Vous y serez bien traitée, et pas trop fatiguée ; et si vos actions par la suite répondent à vos paroles, vous pourrez être heureuse avec moi, et, en devenant boulangère, vous n’aurez plus besoin, pour avoir du pain de cuit, de jouer des déesses, ni des Fanchonnettes »… Et voyant que je voulais encore le remercier…

« Ça suffit, ajouta-t-il, je ne vous dis que ça pour le moment… Je n’aime pas à causer beaucoup, à moins que je ne sois en gaieté, en pointe, comme vous m’avez vu hier… ce qui m’arrive assez volontiers, les fêtes et dimanches sur-tout… Mais jamais je n’aime qu’on me fasse des phrases, excepté quand c’est utile pour les affaires de mon commerce, par exemple. Hors ça, on me répond, oui ou non, et ça finit par là… Vous savez faire la cuisine, à ce que vous m’avez dit dans votre histoire ? — Oui, monsieur. — Bon ! vous allez commencer par nous faire dîner… mais pas comme chez votre dame de la Place-Royale de Paris. Ne me mettez pas de poulets couvés dans la sauce. — Oh ! monsieur, j’y prendrai garde. — A la bonne heure, car je vous les ferais manger… Gardez la clef de vot’ chambre, c’est celle de ma défunte : je n’y ai pas couché depuis qu’elle est morte. Vous serez bien là… Il y a encore de son linge que je n’ai pas voulu vendre, et d’autres affaires dans les armoires, que je pourrai vous donner pour vous renipper, et vous vendrez ce caraco de demoiselle de comédie, et ces jolies mules brodées là, qui sont à vos pieds, pour vous avoir, si vous voulez, un jupon de siamoise et des souliers plats… Quant à vos gages, nous parlerons de ça dans quelques jours, mais je ne vous tromperai pas : servez-moi bien, je vous paierai de même » ; et il me dit d’aller commencer à préparer le dîner.

Je fus obligée de me contenter de lui faire une révérence ; car, sitôt qu’il me voyait ouvrir la bouche pour parler, il me mettait la main devant, et me disait :

« Suffit. La langue peut mentir ; il n’y a que les actions qui ne trompent pas : vous jugerez les miennes, et moi, les vôtres ».

Je pris donc possession de mon double emploi de cuisinière et de fille de boutique, chez cet excellent et étonnant homme ; et je n’eus qu’à me louer de lui pendant six mois, comme de son côté, il fut très-satisfait de ma conduite. Je m’étais faite à sa manie de ne vouloir pas laisser parler le monde, et il me faisait souvent compliment de ma docilité à cet égard, et de la sobriété de ma langue ; car je ne lui disais pas vingt paroles par jour.

« Voilà, disait-il souvent, comme toutes les femmes devraient être ! Je me rappelle d’avoir vu sur une enseigne, à la bonne femme, parce qu’elle n’avait pas de tête… mais le peintre avait tort. Leur tête est encore bonne à voir ; ce n’est que leur langue qu’il ne faudrait pas entendre ».

Le seul défaut que je voyais, avec intérêt pour lui, et qu’on pouvait raisonnablement lui reprocher, c’est qu’il aimait trop à boire, et qu’il se grisait régulièrement tous les dimanches et fêtes.

Enfin, après ces premiers six mois de mon séjour chez lui, il entra un matin dans ma chambre, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Il me dit d’un air sérieux et réfléchi, qu’il venait pour causer avec moi, sur l’article de mes gages.

« Eh ! mon cher maître ! répondis-je vivement, je suis très-contente d’être à votre service ; l’intérêt ne me tient pas, et vous me donnerez ce que vous voudrez.

» Oh ! voilà, beaucoup trop parler ! reprit-il. Je vous ai déjà avertie de ne répondre que oui ou non, quand je vous interrogerai. Ecoutez mes propositions, et vous me direz si elles vous conviennent, ou si elles ne vous conviennent pas ».

Je baissai la tête pour l’écouter, bien éloignée de m’attendre à ce qu’il m’allait dire, ni à la façon dont il me l’annonça.

« Entendez-moi bien, me dit-il, car, comme vous voyez que je ne suis pas en pointe, mais très à jeun exprès, je ne veux pas vous jaser long-temps non plus… Je suis content de vos services et de votre conduite, et vous faites bien l’affaire de ma maison… Quoique je vous estime, je ne suis pas amoureux de vous ; comme je crois bien, et encore mieux, que vous n’avez pas d’amour pour moi : mais je suis brave, vous êtes honnête. Je pense que j’ai besoin d’une femme. Je me doute qu’un mari ne vous serait pas de trop. Si l’affaire vous convient comme à moi, c’est fini en un seul mot. Au lieu de vous donner des gages comme à la servante, je vous épouserai et vous donnerai les clefs de tout, comme à la maîtresse ».

Etourdie et flattée de cette proposition, et ne sachant comment lui témoigner ma reconnaissance : « Eh ! mon dieu, monsieur, lui dis-je, par où ai-je pu mériter de votre part… Encore des phrases ? reprit-il, en me fermant la bouche. Ces pestes de femmes ont une terrible langue !… Oui ou non, v’là tout ce qu’on vous demande… — Eh mais, dame ! mon cher monsieur !… — Tortillage !… bavardage que tout cela ! oui ou non, ou bien marché nul. — Eh bien, oui, monsieur. — A la bonne heure. Touchez là ». Et il me tendit la main ; je lui avançai la mienne en tremblant, il la serra fortement, et me dit :

« C’est fini, vous êtes ma femme. Je vais chercher le tabellion pour venir souper ici ce soir avec nous, avec quelques amis pour témoins. Je lui dicterai le précis d’un contrat de mariage où je vous assurerai tout mon bien à ma mort, car je n’ai pas de parens, sinon deux ou trois, éloignés, même, mais des bavards et des commères qui m’ont tant ennuyé de leur maudit caquet, que j’ai rompu avec eux et ne veux jamais les revoir. Nous ferons un joli petit repas des accordailles, que vous allez préparer, et dont voilà la carte, que je vous ai écrite d’avance pour ne pas causer encore une heure là-dessus. Allumez du feu, et moi je vas avertir mon monde… » Et il me quitta en sortant comme il était entré… Puis revenant sur ses pas par réflexion…

« A propos, je pense qu’il faut des arrhes sur tous les marchés de conséquence. Voulez-vous m’embrasser » ?

Surprise de cette demande brusque, et si peu amenée : « Monsieur… lui dis-je en balbutiant… — Allons, allez-vous encore perdre du temps ? oui ou non. — Eh mais, dame !… embrasser un homme !… — Ah ! je vous entends. Voulez-vous que je vous embrasse ? — Oh ! mon cher maître… Oui ou non, encore une fois ? J’ai affaire. — Eh bien, donc, oui, monsieur ». Et en m’embrassant : « Eh morbleu ! que de façons !… Croyez-vous donc, mam’selle, qui serez bientôt madame, qu’il faudra toujours vous demander tout pièce par pièce ?… Oh ! je vous mettrai sur un autre pied que ça, moi ! Je vous ferai un signe, et ça voudra tout dire. Comme je vous dis, dans tous les cas, les actes valent mieux que les paroles ». Et il partit tout de bon cette fois.

Je descendis aussi pour aller apprêter ce repas de nos accordailles, tout en réfléchissant sur la bizarrerie de mon prétendu, et sur la manière singulière et inattendue dont le bonheur venait me trouver… Car ce boulanger, sans être bien riche, me donnait par ce mariage un établissement honnête et solide… et au moins l’assurance d’avoir du pain pour le reste de mes jours.