Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/25

Partie 3, chapitre XXV.




CHAPITRE XXV.


Grand embarras de ma tante. Elle est
refusée de tous côtés. Un boulanger
lui donne l’hospitalité.


Je marchai toute la journée sans boire ni manger, m’arrêtant à chaque porte du village, à chaque bicoque, à la moindre barraque, proposant par-tout mes services, mais personne ne les accepta, ni ne m’offrit même un morceau de pain, que je n’avais pas la hardiesse de demander, mais dont on voyait bien que j’avais très-grand besoin…

Le déshabillé que j’avais sur le corps, un peu plus propre et élégant que ne semblait devoir le permettre l’état de servitude pour lequel je m’offrais, donnait de la défiance de moi à tous ceux à qui je m’adressais. J’en fus avertie par une réponse amère que me fit la dernière femme à qui je venais de me présenter pour servante.

« Ah ! ma bonne amie, vous n’y pensez pas, me dit-elle, not’ servante avec ces belles nippes-là !… c’est plutôt la maîtresse, je crois ben, que vous voudriez être ! mais comme je n’avons pas encore envie que not’ homme troque sa ménagère pour une belle servante, je continuerons à nous servir nous-même, pour l’y empêcher la tentation… Allez, allez plus loin, ma mie, voir si vous trouverez d’aut’ femme qui veuille partager avec vous… » et elle me ferma la porte au nez.

Ce propos dur et humiliant, quoiqu’en me chagrinant, me donna deux avis utiles. L’un, que pour trouver la condition que je cherchais, il fallait être vêtue plus simplement ; l’autre, que dans le besoin que j’avais de manger et de me loger au moins pour cette nuit, je pouvais, en troquant ma défroque, remplir ces deux objets si essentiels.

Je pris donc aussitôt mon parti ; je doublai le pas pour arriver avant la nuit à une espèce de petit bourg que je voyais à quelque distance devant moi ; j’entrai dans la première boutique que je trouvai : c’était celle d’un boulanger, qui avait l’air d’un brave homme, et qui m’inspira de la confiance.

Je lui dis naïvement qu’ayant été volée dans un voyage que je venais de faire, et n’ayant plus uniquement que ce qu’il me voyait sur le corps, je le conjurais de vouloir bien me coucher pour cette nuit dans quelque grenier, et me donner seulement du pain et de l’eau ; que le lendemain il fît venir un marchand fripier pour acheter mon déshabillé et m’accommoder de quelques méchans vêtemens de campagne, comme pour une pauvre servante, telle que je voudrais trouver à l’être ; et que sans doute j’aurais au moins en retour, sur ce marché, de quoi payer le peu qu’il allait avoir la bonté de m’avancer… que même, s’il croyait pouvoir m’employer à quelque chose, je m’offrais à le servir simplement pour ma nourriture.

Ce boulanger, qui avait effectivement une bonne ame, comme l’annonçait sa figure, et qui était même une espèce de philosophe…

« Où la philosophie va-t-elle se nicher ? dira-t-on, dans un boulanger de village » ! Eh bien, oui, il l’était à sa façon, sans le savoir, peut-être, comme celui d’une comédie que j’avais vu annoncer dans notre troupe, et jouer même sans la savoir aussi. Ce qui n’est pas rare parmi les comédiens ambulans…

Ce boulanger, philosophe donc, m’ayant écouté avec attention, me dit que je pouvais d’abord me tranquilliser Sur un article. Qu’on devait aider les malheureux, et qu’il me donnerait à souper et à coucher sans rien exiger de moi…

« Mais, ajouta-t-il, nous savons qu’on fait souvent des histoires pour exciter la pitié du monde, et que celui qui les écoute est quelquefois dupe de son bon cœur… Ce n’est pas que j’aie mauvaise idée de vous, car vous avez un air de franchise qui me plaît et qui m’intéresse en votre faveur ; et si vous êtes aussi honnête que vous paraissez l’être, vous aurez peut-être bien fait de vous adresser à ma maison. Asseyez-vous, d’abord, et reposez-vous, car vous êtes fatiguée ; et buvez un coup pour vous remettre ».

Et, sans attendre ni ma réponse ni mon remercîment, ce brave homme me fit entrer dans son arrière-boutique, prit une bouteille de vin qu’il avait déjà entamée (car, dès cette première conversation, je m’aperçus qu’il aimait, comme on dit, à lever le coude, et j’en tirai bon augure, parce qu’on dit aussi que les buveurs ont bon cœur). Il m’en versa un grand verre, et, trinquant familièrement avec moi, me dit : « Avalez-moi ça, mon enfant, pour vous rendre des forces. Après ça, nous souperons ensemble, avec mon garçon, car je n’en ai qu’un, parce que je ne suis pas de ces plus riches, dà ! et puis un boulanger de village ne vous tient pas des régimens de garçons comme ceux des grandes villes ! Mais c’est égal, mon pain est bon, mon vin n’est pas mauvais, et il y a encore, les jours de dimanche comme aujourd’hui, un rôti et une salade… parce que j’aime à vivre, moi. Nous ne sommes sur la terre qu’en passant ; le bon Dieu nous fait pousser du blé, des herbes, de la vigne, et fait naître des animaux pour notre nourriture ; il nous donne en outre des bras et de la force pour travailler à gagner de quoi payer, tout ça… Car, malgré que ça abonde, on ne peut pas l’avoir pour rien… Eh ben, quand on peut donc Se le procurer, on serait dupe, et même coupable si on se laissait mourir de faim ou de soif… V’là mon principe, à moi… buvons »… Et il but un second verre, en me faisant achever moi-même celui qu’il m’avait versé…

« Mais, reprit-il, v’là mon garçon, à qui j’avais donné la clef des champs pour aujourd’hui, qui rentre… Notre souper est tout prêt : mettons-nous à table, et mangeons ».

J’étais émerveillée des bons procédés de cet homme, par comparaison surtout avec les duretés et les rebuffades que j’avais essuyées de tout le monde, avant lui ; mais je n’eus jamais le temps ni la permission de lui adresser des remercîmens : il me coupait chaque fois la parole…

« Si je fais bien, me disait-il, j’ai raison, et je remplis mon devoir ; faites bien aussi vous-même, vous remplirez le vôtre… et si vous restez quelque temps chez moi, à l’usée nous nous connaîtrons mieux tous les deux ».

Tout le temps du souper se passa ainsi fort gaîment, à bien boire et bien manger, et de sa part, à nous débiter par-ci par-là quelque petite sentence de morale bachique, comme il l’appelait.

« Car, voyez-vous, mes enfans », nous disait-il, à son garçon et à moi, « sans le vin, l’homme ne serait qu’un sot ; il ressemblerait aux bêtes qui ne boivent que de l’eau, et qui n’ont que de l’instinct : la rivière coule pour elles ; mais c’est pour nous que le raisin mûrit, et que son jus remplit nos tonneaux… et je n’ai jamais tant d’esprit que quand j’en ai bu beaucoup ».

Enfin, à force de chercher de l’esprit dans les bouteilles, il eut pourtant celui de s’apercevoir qu’il allait bientôt perdre la raison, et une réflexion de sagesse et de prudence l’arrêta à temps.

« Mes amis, nous dit-il, en reprenant un ton plus posé, quoique j’aime à boire, il ne faut pas perdre la carte. Je pense que j’ai aujourd’hui des devoirs d’hospitalité à remplir : voilà une jeune étrangère que j’ai à loger, et si je me grisais avant qu’elle fût couchée, je ne pourrais plus lui indiquer sa chambre ; et je ne voudrais pas charger mon garçon de cette commission-là… Ainsi, pour faire les choses en règle, je vas d’abord envoyer dormir monsieur mon garçon, pour qu’il se lève demain matin… autrement dit, cette nuit de bonne heure pour pétrir, et je vas mener mam’selle à l’endroit où elle se couchera, et s’enfermera sagement par-dedans, avec la clef que je lui laisserai… Après ça, je reviendrai finir ma bouteille en fumant ma pipe, et demain, ma belle voyageuse, quand vous serez reposée et levée, nous causerons ensemble, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour vous.

» Ah ! mon bon monsieur ! lui dis-je… C’est bon ! c’est bon » ! reprit-il en m’interrompant toujours, et emportant la chandelle en se levant, « vous m’acheverez tout ça demain : il est trop tard aujourd’hui, allez vous coucher. Moi, il faut encore que je fume ma pipe, et que je prépare de la besogne à mon garçon, pour quand il va se relever. Dame, c’est que dans notre état, nous ne dormons pas toute la nuit ».

Il marchait déjà devant moi, avec la lumière : je le suivis donc. Il me montra une petite chambre où il y avait un assez bon lit, m’alluma une petite lampe, me souhaita le bonsoir, et ressortit brusquement en me donnant la clef, et me disant, enfermez-vous.

Fatiguée comme je l’étais, je n’eus pas le temps, malgré l’envie que j’en avais, de réfléchir beaucoup sur le caractère singulier, mais obligeant, de cet homme, et je m’endormis en remettant au lendemain à récapituler mes idées sur son compte.