Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/24

Partie 3, chapitre XXIV.




CHAPITRE XXIV.


Comment finit le voyage avec monsieur
Belle-Rose. Ma tante n’est plus
comédienne.


Nous fîmes de suite quinze lieues, sans nous arrêter que pour manger un morceau à la dînée. Le soir on s’arrêta un peu plus long-temps, puis on repartit, et l’on courut toute la nuit. Le lendemain, dans l’après-midi, nous arrivâmes dans un endroit où la diligence arrêtait, à quarante lieues à-peu-près de la ville d’où nous étions partis. On devait reprendre là une autre voiture pour conduire les voyageurs qui avaient affaire plus loin. Tout le monde descendit donc. Monsieur Belle-Rose me proposa d’aller faire un tour par la ville, pour nous dégourdir les jambes et gagner de l’appétit en attendant le souper, parce que la seconde diligence ne partait que le lendemain. J’y consentis volontiers ; je pris son bras, et nous voilà en marche.

Il était d’une gaieté folle ; il me faisait cent contes pour me distraire, car je rêvais déjà, malgré moi, à l’inconséquence de la démarche que j’avais faite en quittant si brusquement et si malhonnêtement un directeur, dont, au bout de tout, je n’avais qu’à me louer, car il avait eu, ainsi que sa femme, toutes sortes d’égards pour moi. Ils avaient cherché à me faire acquérir du talent ; je leur étais redevable du peu que j’en avais déjà, ainsi que des cadeaux que j’avais reçus dans la ville, par le bien qu’ils avaient dit de moi à tout le monde, et je ne les avais payés que d’ingratitude !… Ces tristes et justes réflexions m’affectaient sensiblement…

De temps en temps je faisais à monsieur Belle-Rose des questions sur notre nouveau directeur et sur la ville où nous allions ; mais il me répondait d’une manière équivoque, sans me donner d’explication, me disant seulement que c’était un très-honnête homme à qui j’aurais affaire, et que je me plairais beaucoup dans l’endroit… Qu’au surplus ce n’était pas là le moment de parler théâtre ; qu’on était en vacance, et qu’il ne fallait penser qu’à se divertir.

Tous ces faux-fuyans commençaient à me donner de l’inquiétude. Je crus même remarquer qu’il se coupait en me disant un nom pour un autre, au sujet de ce directeur. Je demandai à revoir la lettre par laquelle il promettait de me donner cent louis. Il me refusa, sous prétexte qu’il l’avait enfermée dans ses malles. — Oh ! pour le coup, cela ne me parut pas clair.

« Comment ! lui dis-je, eh mais, ce papier-là ne devait pas sortir de votre poche, ou, pour mieux dire, vous auriez dû me le donner, à moi, puisque c’est mon titre, et j’ai très-mal fait de ne pas vous le demander avant de partir. — Pourquoi donc, mademoiselle ? — Parce qu’enfin, s’il ne voulait pas m’engager à présent que j’aurai fait le voyage, que vais-je devenir ? Et comment le forcerai-je, si je n’ai pas sa lettre à lui représenter ? — Quelle idée !… Mais quand cela serait, au pis aller… craignez-vous de manquer avec moi ? Est-ce que je vous abandonnerais ?… Nous aurons assez de mes appointemens pour vivre tous les deux. — Moi, monsieur, vivre à vos dépens ! et à quel titre, s’il vous plaît ? — Eh bien, mais… de ma bonne amie, de ma maîtresse, de ma petite femme… — Qu’est-ce à dire, de votre maîtresse ? — Eh ! oui. N’y a-t-il pas déjà assez long-temps que nous jouons ensemble les rôles d’amoureux au théâtre ? Il est temps que nous les jouions tout de bon et par-tout… et j’espère bien, mon cher cœur, que nous allons commencer dès ce soir, à l’auberge, à ne faire qu’un lit ; et voilà le premier baiser conjugal que je vous donne pour gage de ma foi ». Et il voulut m’embrasser.

« Comment, effronté ! lui dis-je en le repoussant fortement, est-ce que c’est un enlèvement que vous avez prétendu faire ?… Est-ce que vous avez pensé que parce que je m’étais mise à votre théâtre, c’était pour y devenir une prostituée ?… Désabusez-vous de cette idée-là. Vos dames m’ont paru honnêtes au château de mon village ; elles m’ont donné bonne opinion de leurs mœurs et de leur état, et j’ai pensé que je pourrais y conserver ma vertu comme elles. — Eh bien, sans doute, comme elles. Je ne vous en demande pas davantage. Elles vivent chacune avec un homme à qui elles sont fidelles, sans doute… tant qu’elles peuvent, du moins… car vous savez bien le proverbe, à l’impossible, nul n’est tenu… Vous ferez de même, vous vivrez avec moi bien chastement, et vous ne me tromperez que le moins que vous pourrez… D’ailleurs ce n’est pas ici, ma toute bonne, un endroit propice pour traiter ces questions-là. Nous ferons ce soir nos conditions dans le lit, et nous arrangerons tout cela pour le mieux.

» Dans le lit !… impudent, lui dis-je, en le regardant avec mépris et indignation…

» Ah ! ah ! reprit-il avec un rire ironique, ma petite Fanchonnette, vous voulez reprendre l’air et le ton des rôles de princesses et de déesses !… Vous savez bien qu’ils ne vous y réussissent pas, et que vous y avez renoncé. Va, va, ma petite, sois tout bonnement ma Fanchonnette, et garde-moi pour ton Jérôme ».

La colère me suffoquant à ce propos : C’est trop fort, répondis-je, en rejetant brusquement son bras qu’il me roffrait encore, vous êtes un scélérat, comme j’en ai déjà tant trouvés ; mais vous n’en viendrez pas à vos fins plus qu’eux. Je m’en retourne à l’auberge où la diligence a arrêté. Je m’y ferai rendre ma malle, et je m’en irai toute seule où je retrouverai de plus honnêtes gens que vous.

» Eh bien, allez, ma belle, ne vous gênez pas. Je vais continuer ma promenade pour vous donner le temps d’évaporer votre bile ; mais je retournerai ce soir à cette auberge, et vraisemblablement vous aurez mis de l’eau dans votre vin » ; et il poussa d’un côté, et moi de l’autre.

Le malheureux ! il ne disait que trop vrai !… Etourdie par l’indignation que ses insolences m’avaient causée, je ne pensais pas que ma malle n’était pas sur cette diligence. Cet escroc avait voulu me voler, m’abuser, et me planter-là après. C’est ce que je devinai et pus voir clairement au bureau des voitures. Il n’avait donné ni son nom ni le mien sur la feuille. Il avait fait partir ma malle d’avance, sans que je susse pour où, puisque tous les noms qu’il m’avait donnés, soit de personnes, soit de pays, étaient faux et supposés ; et voyant qu’il ne pouvait venir à bout de me déterminer à passer au moins une nuit avec lui, il était parti au moment où je l’avais quitté, pour reprendre le véritable chemin de la ville où il avait envoyé mes effets et les siens.

C’est ce qui me fut confirmé douloureusement quand je ne le vis revenir ni à l’auberge ni au bureau, le soir non plus que le lendemain. Pour comble de malheur, je n’avais aucun argent sur moi, car ce misérable avait encore eu la scélérate précaution de me faire tout serrer dans ma malle, en me disant qu’il ferait toute la dépense en route, puisque le directeur le rembourserait à notre arrivée. Toute ma faible ressource était dans une petite croix d’or que je portais à mon cou, et une paire d’anneaux à mes oreilles.

L’aubergiste voulut bien me garder deux jours sur le nantissement de ces effets ; mais le troisième, dès le matin, il me signifia qu’ils étaient mangés et au-delà ; que ses loyers étaient très-chers, et qu’il ne pouvait plus me garder… Le chagrin ne m’ôta pas le courage. Je regardai mon projet et mon histoire de comédie comme un songe, et cette dernière aventure comme une punition que j’avais doublement méritée, en sortant d’abord de mon village, où je n’osais plus retourner, pour me jeter au hasard dans un état si dangereux ; et ensuite en quittant mal-honnêtement le directeur et sa femme, qui étaient les seules personnes qui m’eussent encore rendu de véritables services…

Je me rappelai ma naissance et mes premières occupations ; je sentis que j’étais née pour gagner ma vie en travaillant ; mais considérant que je ne pouvais ni rester à la ville, dont j’appréhendais les dangers et les séductions, ni marcher bien loin, n’ayant pas de quoi me nourrir ni payer mon gîte en chemin, je me déterminai à aller chercher dans la campagne quelque fermier ou laboureur, ou même simple paysan, qui voulût me donner de l’emploi.