Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/23

Partie 3, chapitre XXIII.

MA TANTE
GENEVIÈVE.




CHAPITRE XXIII.


Suite des aventures de ma tante. Ses
débuts à la comédie.


Je partis donc, me dit-elle, toute enthousiasmée de la comédie, dans une voiture, avec le directeur, son épouse et une autre actrice.

On ne me parla encore, pendant tout le chemin, que des agrémens dont j’allais jouir, et des succès que j’allais avoir. On me fit chanter toutes les chansons de village que je pouvais savoir ; et les complimens dont je fus comblée, redoublèrent encore mon amour propre et mes espérances. Les deux actrices firent une remarque au sujet du genre auquel on devrait m’employer de préférence. La longue habitude de mon premier métier de blanchisseuse m’avait fait contracter, disaient-elles, des gestes, un maintien et un ton de la Grenouillère, qui seraient précieux dans les pièces de Vadé. En conséquence il fut décidé, dans ce premier petit comité ambulant ou roulant, que je me destinerais au genre poissard, et qu’on me ferait apprendre pour débuter dans l’opéra comique de Jérôme et Fanchonnette, qu’une de ces dames avait justement dans sa poche.

Elle me le donna à lire pour en chanter les airs, et je m’en acquittai du premier abord d’une manière si originale, disaient-ils tous trois, et en y adaptant des gestes suivant mon idée, qu’ils en rirent aux larmes, et me réitérèrent les assurances du début le plus brillant.

Nous arrivâmes à la ville où la troupe devait s’établir pour passer tout l’hiver. Le directeur me prit chez lui, et, en attendant que je fusse en état de gagner des appointemens pour m’entretenir moi-même, il se chargea de mon logement, de ma nourriture, de ma garde-robe, de mon blanchissage, en un mot de toute ma dépense ; et m’engagea à bien étudier, pour me mettre promptement en état de pouvoir jouer. La troupe débuta donc sans moi, pendant que j’apprenais mon premier rôle de Fanchonnette.

Quand je le sus bien, et qu’on me l’eût fait répéter, je fus à mon tour annoncée pour mon début.

J’avais été assez hardie à la répétition le matin sur le théâtre, parce que je n’avais vu que cinq à six acteurs ou actrices à l’entour de moi, et personne devant… Mais, quand j’entrai le soir, et que je vis toutes ces lumières qui m’éblouissaient, et la quantité prodigieuse de toutes les têtes qui me fixaient, je perdis contenance, je fermai les yeux, mes jambes tremblèrent, et je ne pouvais plus ni avancer, ni reculer, ni presque me soutenir…

Le directeur, qui était dans la coulisse, avait beau vouloir m’animer et me crier « courage ! allons, du cœur ! chantez donc » !… je ne pouvais plus décoler ma langue… Enfin je fis un effort pour commencer un couplet, mais les premiers sons que je pus donner furent si faux, que j’entendis aussitôt partir, des differens côtés de la salle, des coups de sifflets qui m’effrayèrent et achevèrent de me faire perdre la tête.

Je ne connaissais pas encore cette manière que le public a adoptée, pour témoigner son mécontentement aux acteurs ; et ce bruit aigu me rappelant seulement les histoires de brigands que j’avais entendu raconter, j’oubliai que j’étais sur le théâtre. « Ah mon dieu ! m’écriai-je en tremblant, est-ce que je suis dans un bois, donc ? Y a des voleurs ici : v’là que j’entends leurs chifflets » !… et je ramassai toutes mes forces pour me sauver derrière une coulisse où je m’évanouis absolument, pendant que toute l’assemblée riait à se rouler, de cette sortie d’un genre nouveau, que je venais de faire.

Tandis que l’épouse du directeur et quelques autres actrices me prodiguaient des secours pour me faire revenir, le directeur lui-même alla haranguer le public, et solliciter son indulgence pour la jeune débutante, qui n’avait encore paru sur aucun théâtre, qui avait vraiment une jolie voix, mais dont l’extrême timidité avait besoin d’encouragement… et il apprit l’accident qui venait de m’arriver, occasionné par la grande sévérité avec laquelle on m’avait traitée.

Le public, qui est assez naturellement porté à la critique, n’est cependant jamais méchant, et s’il fait quelquefois sentir des mouvemens d’humeur, il aime à en dédommager par des marques de sensibilité et de bienveillance ; c’est ce qui arriva à mon sujet. Un applaudissement général, qui suivit le petit discours du directeur, lui annonça d’abord l’intérêt que l’on prenait à moi, et bientôt toutes les voix crièrent : « L’actrice ! l’actrice ! qu’elle paraisse ! amenez-là » !…

Je commençais à reprendre connaissance, et la directrice profitant de ce moment avantageux pour moi, où ma pâleur devait me rendre encore plus intéressante, m’amena sur la scène à l’aide d’une autre actrice qui me soutenait aussi. Des battemens de mains universels et des bravo multipliés m’accueillirent aussitôt, et me vengèrent des sifflets qui m’avaient si vivement affectée.

Un individu même du public, prenant la parole au nom de toute l’assemblée, engagea à me laisser reposer un instant et reprendre mes esprits, pour venir ensuite recueillir les suffrages par lesquels on voulait me dédommager.

Je saluai comme je pus, sur l’avis que m’en donna tout bas la directrice, et je fus reconduite dans les coulisses au bruit des mêmes applaudissemens.

Ce petit triomphe que je venais de remporter par la seule bonté du public, puisque j’étais loin d’avoir encore rien mérité de sa part, servit beaucoup à me rendre le courage, et deux verres d’excellent vin, que le directeur me fit avaler, ayant achevé de me remettre tout-à-fait, je me décidai à reparaître ; l’amour propre se mettant de la partie, me fit sentir que je devais m’efforcer de justifier ces encouragemens que l’on voulait bien me donner ; ce vin d’ailleurs m’avait inspiré de la hardiesse, et je reparus avec assez de fermeté.

Je chantai mon premier air, pas encore très-bien, mais je fus applaudie, et dès cet instant la peur me quitta entièrement, et j’allai de mieux en mieux jusqu’à la fin, où l’on me témoigna la satisfaction la plus complète, non-seulement en m’applaudissant unanimement, mais encore en redemandant une seconde représentation de cette même pièce pour le lendemain.

Voilà, ma nièce, comment se passa et s’acheva l’histoire de mon début, que quelques actrices jalouses avaient bien cru devoir être celle de mon enterrement pour le théâtre. Quant aux acteurs, ils me félicitèrent tous de la meilleure foi du monde, m’encouragèrent et m’assurèrent que je ne tarderais pas, en travaillant, à devenir un sujet très-précieux pour leur troupe.

J’eus encore plus de succès le second jour, et, j’ose le dire, un peu mieux mérité. La confiance m’avait mise à mon aise, et je fis beaucoup mieux valoir ma voix.

J’appris ainsi, et je jouai successivement trois ou quatre rôles dans lesquels j’eus toujours beaucoup d’agrémens… Au bout de quelque temps, le directeur voyant que les recettes baissaient, faute de varier le répertoire, imagina de ranimer un peu le public, en lui donnant des pantomimes et des mélodrames à grand spectacle. Comme j’avais peu d’habitude d’étudier, et qu’il me fallait beaucoup de temps pour apprendre de nouveaux rôles d’opéra, il pensa qu’il pouvait toujours, pour tirer parti de moi et m’accoutumer de plus en plus à la scène, me faire paraître dans des rôles de déesses et de magiciennes, où il n’y avait rien du tout, ou presque rien à dire, et qui pouvaient bien me convenir, parce que j’avais assez de taille.

Cela me plaisait aussi beaucoup dans les commencemens, parce que j’étais toujours habillée très-richement dans ces pièces. Comme bien des acteurs et des actrices, je jugeais de l’importance d’un rôle par la beauté ou par l’élégance du costume, et je préférais la robe brillante et dorée d’une princesse, au déshabillé mesquin de Fanchonnette. Je jouai donc plusieurs de ces ouvrages pendant trois ou quatre mois que je mis à monter une demi-douzaine de petits opéra. Mais à la longue, différens accidens me firent changer d’idée sur le genre de ces pantomimes.

Un jour, dans un vol, je tombai du haut d’un char, et je me démis une épaule. Une autre fois, m’abymant sous le théâtre en magicienne, je m’écorchai toute une jambe le long de la trappe. A une autre représentation, des diables et des furies mirent le feu à ma coiffure avec leurs torches, j’en perdis mes cheveux, et j’eus la tête presque rissolée…

Tous ces inconvéniens me dégoûtèrent absolument de l’emploi vaniteux des déesses et des sorcières, qui, malgré leur pouvoir magique, me paraissaient très-mortelles.

Je signifiai donc au directeur que j’y renonçais, et qu’il pouvait choisir quelqu’autre actrice qui eût des membres de rechange à lui sacrifier…

Cette signification ne le satisfit pas beaucoup, et il me bouda même quelque temps ; mais je tins ferme, et je me bornai à jouer le peu d’opéra que je savais, et dans lesquels j’étais toujours fort applaudie… Pâques approchait, c’était le moment de renouveler les engagemens des comédiens, et l’époque où notre directeur avait dit qu’il traiterait avec moi pour le mien. Je lui en parlai donc ; mais il voulut y insérer l’obligation de reparaître dans les pantomimes. Je m’obstinai à ne pas le vouloir, et nous restâmes ainsi indécis pendant quelques jours.

Sur ces entrefaites, un jeune acteur nommé monsieur Belle-Rose, qui jouait avec moi les amoureux de nos opéra, et qui même me faisait sa cour aussi hors du théâtre, sachant la difficulté que j’apportais à mon engagement, m’approuva beaucoup. Il me dit que le même motif l’avait déterminé à ne pas renouveler le sien (car il avait été blessé dans un combat de pantomime, d’un coup de sabre qui lui avait coupé une partie du nez…) mais qu’il avait trouvé à s’engager bien plus avantageusement dans une autre troupe, où l’on ne jouait que de l’opéra et de petites comédies, et que si je voulais, comme on avait besoin d’une chanteuse, il m’y ferait engager aussi. Que j’y serais très-bien payée, et que j’aurais beaucoup moins de fatigue et de danger à courir que dans une troupe où l’on se fixait principalement à la pantomime.

« Soyez sure, ajouta-t-il, que ce genre barroque, mais brillant, qui peut étourdir et éblouir le public, l’attire bien en foule trois ou quatre fois, mais qu’il ne peut pas se soutenir. Les petits genres, au contraire, sans paraître l’affecter si vivement, le flattent, l’amusent et le font revenir plus souvent, par la facilité qu’ils ont de se varier et de se renouveler ; de sorte que le directeur des comédiens et chanteurs a toujours de quoi payer ses frais, et du bénéfice de reste : au lieu que l’entrepreneur du spectacle à machines se ruine, et finit par faire banqueroute à ses pensionnaires et fournisseurs… C’est ce que j’ai déjà vu arriver plusieurs fois, et ce que j’ai pronostiqué à Saint-Franc. C’est vraiment un honnête homme ; mais il n’a pas de calcul, et il s’est enthousiasmé pour un mauvais genre, qui l’enterrera ».

D’après toutes ces observations, je me déterminai aisément. Je dis à monsieur Belle-Rose d’écrire sur le champ à son nouveau directeur, à mon sujet, et que si la réponse était favorable, j’accepterais avec plaisir. Il me répondit qu’il allait mettre la lettre à la poste, et que dans six jours j’aurais de bonnes nouvelles.

Il revint effectivement me trouver au bout de ce terme, me montra une lettre par laquelle on lui marquait que je pouvais partir en toute assurance avec lui ; qu’on me donnerait cent louis d’appointemens pour mon emploi seul de chanteuse dans l’opéra, et qu’on rembourserait, en arrivant, les frais de mon voyage et du port de mes effets. Enchantée de ces belles promesses, je fis une malle où je ramassai tout ce que je pouvais avoir en linge, robes, argent et petits bijoux, car les dames et messieurs de la ville, qui m’aimaient beaucoup, et qui savaient que je n’avais pas d’appointemens, que je ne gagnais cette année, dans la troupe, que ma nourriture, etc., m’avaient fait toutes sortes de cadeaux en m’invitant à des dîners et des soupers où je chantais de petits couplets et racontais mes premières aventures, celle sur-tout avec monsieur Jasmin, qui m’avait fait connaître par le directeur, et engager dans sa troupe.

Je confiai cette malle à monsieur Belle-Rose, qui la fit enlever en me disant qu’il allait la faire partir avec les siennes par le fourgon, à l’adresse de notre nouveau directeur, et que le lendemain de la clôture du spectacle ; qui était dans trois jours, nous nous en irions ensemble par la diligence, où il allait retenir nos places.

Tout cela étant bien convenu, nous feignîmes, pour ne rien laisser deviner de notre intention. La clôture se fit sans que j’eusse reparlé au directeur, ni à sa femme, qui, ne se doutant aucunement de mon accord avec Belle-Rose, croyaient toujours que je resterais avec eux, forcée d’accepter les conditions qu’ils m’avaient proposées. Nous soupâmes donc encore ensemble, comme si de rien n’était, et je m’allai coucher ainsi qu’à mon ordinaire. Mais dès le point du jour je sortis, pendant qu’ils dormaient, et j’allai retrouver monsieur Belle-Rose à l’auberge qu’il m’avait indiquée. La diligence était déjà prête ; on ne tarda pas à atteler les chevaux, et nous partîmes.