Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/22

(Volume I, tome 2p. 165-174).
Partie 2, chapitre XXII.




CHAPITRE XXII.


Le coche s’engrave. Evénement pendant
la nuit.


Un accident assez ordinaire dans les coches d’eau, interrompit ici le récit de ma tante. L’eau était basse, et par malheur ou par la mal-adresse du marinier, qui n’avait pas bien dirigé son gouvernail, notre coche s’engrava sur le soir, au point qu’on ne put pas le retirer. Après deux heures de travail inutile, il fut décidé qu’on passerait la nuit dans cet endroit, à attendre le passage du coche de retour du lendemain, donc les chevaux joints aux nôtres, nous aideraient à nous relever. Heureusement nous étions alors en face d’une espèce de village où l’on voyait une auberge, et où ceux qui voulurent sortir pour dépenser de l’argent, purent aller souper et coucher. Ceux qui, plus ménagers, voulurent épargner, s’arrangèrent pour manger les petites provisions qu’ils avaient faites d’avance, et dormir dans le coche. Ma tante et moi nous fûmes de ce nombre-là.

Nous reluquâmes un certain coin près de la cabane qui servait de dépôt aux mariniers, où il y avait de la paille fraîche étalée, nous nous y installâmes sans obstacle, car dans ce moment les trois quarts des passagers étaient descendus à terre, ou pour y rester, ou pour y renouveler des provisions, et les mariniers pour rafraîchir, en buvant, leurs gosiers et leurs langues de tous les juremens que notre accident leur avait fait proférer énergiquement.

Après avoir fait un petit repas assez frugal avec du pain et du fromage, et détrempé cela de quelques verres d’eau de la rivière, nous nous endormîmes à côté l’une de l’autre sur cette paille.

Il est bon de dire ici que dans le nombre des voyageurs du coche, il y avait quelques moines de différens ordres, entr’autres un italien, comme j’en avais jugé par son accent, qui portait une besace, et allait apparemment pour quêter dans quelques endroits voisins. Il m’avait considérée toute la journée, et même adressé plusieurs fois la parole dans les momens de distraction ou d’absence de ma tante ; il m’avait aussi fait de ces caresses d’amitié qu’un homme d’âge se permet vis-à-vis d’un jeune homme, comme il me croyait être, flatté les joues et le menton, et donné de petits soufflets… liberté dont je n’avais pas cru devoir paraître scandalisée, pour mieux soutenir l’apparence du sexe que mes vêtemens faisaient présumer.

Ce moine était bien descendu un instant pour aller quêter à l’auberge, mais il était rentré peu après dans le coche, s’était établi proche de nous, et nous avait offert plusieurs fois, de bonne grâce, de partager les provisions de son bissac, qui était mieux fourni que le nôtre. Ma bonne tante avait accepté un morceau de saucisson qui, l’ayant altérée, l’avait déterminée ensuite à ne pas refuser quelques gorgées de bon vin, qu’elle avait bu à même une gourde que le révérend avait la précaution de remplir aussi dans toutes ses haltes… puis nous ayant souhaité le bonsoir, il s’étendit et s’endormit près de notre paille, de mon côté.

Il est encore bon de savoir qu’il y avait une assez jeune et jolie fille, au maintien et à la conversation fort leste ; une façon d’ouvrière ou de servante qui allait chercher condition, et qu’un des mariniers avait beaucoup courtisée toute la journée. Il avait fini par s’entendre avec elle, l’avait engagée à venir se coucher, quand il serait nuit, dans cet endroit où nous étions, et c’était pour elle et pour lui qu’il avait étendu cette paille fraîche dont nous jouissions alors sans lui en savoir gré ; car nous ne sûmes ces détails-là que le lendemain.

Malgré cette convention faite avec lui, la demoiselle avait cru trouver mieux en la personne d’un jeune perruquier qui l’avait accostée depuis, et au moment de l’engravement du coche, elle était descendue pour aller souper et coucher avec lui à l’auberge ; de sorte que ne revenant pas, nous ne fûmes pas dérangées du lit de rencontre préparé pour elle.

Le marinier de même ayant été boire à terre avec ses camarades, en à-compte sur les produits de la générosité que les passagers devaient leur témoigner, suivant l’usage, en l’honneur de saint Nicolas, en avait pris une dose un peu forte, et n’étant revenu au coche que déjà à nuit close, et les yeux très-brouillés, ainsi que la tête, il s’étala à tâtons le long de ma bonne tante, qu’il supposait, d’après sa consigne donnée le matin à l’autre, ne pouvoir être que sa bien-aimée.

Nous dormions donc ainsi toutes les deux bien tranquillement, et sans rêver que des ennemis nous serraient de si près !…

Mon sommeil fut troublé, à moi la première. J’étais couchée le visage contre ma tante, et moitié de mon corps retournée du côté opposé. Je sentais quelque chose qui me tâtonnait et se promenait par-derrière, le long de mes cuisses, et qui se reposait particulièrement au bas de mon dos, comme pour en compasser et en mesurer la forme… Je crus d’abord que c’était ma tante qui me caressait ainsi machinalement, et je ne dis rien pour la première fois. Je me rendormis même… mais peu après, je fus réveillée de nouveau par des mouvemens plus forts qui me remuaient des deux côtés. Ma tante me repoussait par-devant, et par-derrière la ceinture de mon pantalon était défaite, et je sentais quelque chose de rude comme du crin, qui me picotait la chair. Je portai vivement la main à l’endroit molesté, et je saisis une barbe longue et dure que je supposais, à moitié endormie que j’étais encore, être la barbe d’une chèvre que j’avais vu rôder toute la journée dans le coche.

Au même moment, ma tante, qui se réveillait aussi, s’écria de toutes ses forces : « Ah ! chien ! au viol ! au viol » !… et elle empoigna le marinier qui, la prenant pour sa favorite prétendue, la poussait amoureusement et fortement contre moi…

Tout gris qu’il était, il reconnut, à la voix, qu’il y avait erreur dans son fait, et il voulait se retirer. Mais ma tante, indignée de l’attentat prémédité et entamé contre sa vertu, ne le lâcha pas, et serrant toujours fermement ce qu’elle tenait : « Non, non, tu ne m’échapperas pas, criait-elle, impudique !… qu’on batte le briquet ; je veux connaître l’audacieux, le téméraire qui ose me manquer de respect à ce point ».

Quoiqu’alarmée moi-même par ces cris de ma tante, je ne lâchai pas non plus ce que je tenais, et je me mis à faire chorus, en criant comme elle : « Oui, vîte de la lumière ! on m’insulte aussi ».

Soudain tout le monde fut en l’air, et un des passagers, qui fumait sa pipe à un autre coin du coche, s’avança de notre côté, en faisant flamber une allumette. On vit alors un double et singulier tableau ; moi, tenant un moine par la barbe, à deux doigts de mon postérieur ; et ma tante tenant le marinier par… Le feu de l’allumette fut court, et la vue de ce spectacle ne fut pas assez prolongée pour pouvoir bien reconnaître les personnages ; de sorte que l’allumette éteinte, le marinier, par un coup de pied, fit quitter prise à ma tante le moine m’en fit autant par un coup de poing, et tous les deux, profitant de l’obscurité, s’éloignèrent du champ de bataille, et se confondirent dans la foule des passagers qui riaient aux éclats… et aucun des quatre acteurs ne fut même deviné.

Le premier transport de la colère de ma tante exhalé, elle réfléchit prudemment qu’il valait mieux ne pas rébruiter l’aventure, puisqu’aussi bien, nos témoins hors de nos mains, nous ne pouvions plus désigner les coupables… d’autant que plusieurs moines, dans le coche, portaient des barbes comme celle qui m’avait chagrinée, et que tous les hommes devaient avoir l’auteur du manque de respect dont se plaignait ma tante… Elle me dit donc tout bas de n’en plus parler, et de quitter aussi nos places, tant pour n’être pas reconnues non plus, que pour n’y pas être encore exposées à de nouvelles témérités de la part de ces enragés démons… Car c’est ainsi qu’elle les appelait.

Nous montâmes l’une après l’autre, et sans bruit, sur le haut du coche, où, pour nous empêcher de dormir en attendant le jour, j’engageai ma tante à reprendre le fil de son histoire.


Fin de la seconde partie.