Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/21

(Volume I, tome 2p. 150-164).
Partie 2, chapitre XXI.




CHAPITRE XXI.


Nous nous embarquons dans le coche
d’eau. Continuation des aventures de
ma tante.


Nous marchâmes très-vîte jusqu’au port Saint-Paul, où nous entrâmes dans un coche d’eau qui devait nous mener jusqu’à Valvin, auprès de Fontainebleau.

Comme une fois assises là, nous n’avions plus rien à faire qu’à causer, et que nous ne voulions lier de société avec aucun des passagers, je priai ma tante de m’apprendre la suite des événemens de sa vie. Nous montâmes donc, à l’air, sur l’impériale du coche, et, nous étant placées à notre aise sur des ballots, elle continua ainsi :

Nous en sommes restées, ma nièce, au moment où je retournai dans mon village avec ma mère, après l’heureuse issue de mon affaire avec la méchante femme qui avait voulu trafiquer mon honneur.

Nous fûmes reçues par tous les gens de notre endroit, avec beaucoup de caresses et d’amitié, et la copie du jugement que je fis afficher à la porte de l’église, ne servit pas peu à me donner encore plus de considération.

Comme tout ce qui m’était arrivé depuis mon départ et pendant mon séjour à Paris, m’avait un peu mûrie par les réflexions sérieuses que cela m’avait fait faire, je commençai, sans rien perdre cependant de ma gaieté naturelle, à être beaucoup moins folle qu’avant, et ma mère fut bien plus contente de moi dans les soins du ménage et de son travail de blanchisseuse, où je l’aidais assidument.

Il y avait déjà quelque temps que je vivais ainsi fort tranquille, et ne pensant plus à mes premiers chagrins… Un jour que nous étions allées laver assez loin du village, en remontant la rivière, pour trouver l’eau plus claire, ma mère, qui était retournée à la maison pour dîner, m’avait laissée seule à garder beaucoup de linge fin qui était étendu tout le long après des perches, pour sécher. Un homme mal intentionné, et qui avait médité ce coup-là d’avance, passa à cheval sur le chemin, puis se détournant tout-à-coup, il vint enfiler justement entre deux rangées des cordes de mon linge, et, toujours trottant, il enlevait de chaque main des pièces qu’il plaçait à mesure sur le cou de son cheval. Je me mis à crier, et à courir après lui à toutes jambes. Malheureusement j’étais trop loin du village pour être entendue, et personne ne passait sur cette route qui était peu fréquentée. Le voleur ayant fait son coup, mit son cheval au petit galop, et gagna du côté d’un petit bouquet de bois qu’on apercevait de là. Je le suivis toujours avec toute l’ardeur dont j’étais capable ; mais, épuisée par la fatigue, je ne pouvais plus crier, et ma langue, desséchée dans ma bouche, ne pouvait, malgré mes efforts, prononcer aucun mot… Sa course paraissant se ralentir par la lassitude de son cheval, et ne désespérant pas de l’atteindre dans ce bois, où, gêné par les arbres, il ne pourrait plus aller si vîte, j’y entrai après lui, tant la crainte d’être grondée par ma mère, et de la voir obligée de payer ce linge, m’ôtait la réflexion et la prudence !…

A peine y fus-je un peu avancée, qu’il tourna bride précipitamment, et revenant sur moi au grand galop, il m’effraya ; je tombai, il sauta à terre, et me saisit… « Ah ! dit-il, je te tiens enfin ! il y a long-temps que je te guettais ».

Alors, me faisant envisager que toute résistance me devenait inutile, puisqu’il avait la force, et qu’il était décidé à se satisfaire à quelque prix que ce fût, il essaya à m’engager, par de belles promesses, à me prêter de bonne grâce à ses désirs.

Malgré l’horreur que m’inspiraient ses propositions, je ne pouvais plus crier, comme je te l’ai dit. A peine me restait-il la force de le conjurer tout bas, et en pleurant, de ne point abuser de ma faiblesse ; il ne m’écoutait pas, prenait toujours des libertés, et il n’y avait plus que le ciel qui pût me sauver de ce terrible danger.

Animé par les efforts que je lui opposais, il ne ménagea plus rien, et m’ayant traînée sur une petite pelouse de gazon, il m’y renversa, et m’assujétissait sous lui, les bras retournés sous mon dos, pour venir à bout de ses criminels desseins. Déjà il était prêt à me déshonorer… lorsqu’en agitant, pour ma défense, les jambes et les pieds, qui me restaient encore libres, je fis, en frappant contre sa cuisse, partir la détente d’un pistolet qu’il avait dans la poche de côté de sa culotte, et dont le scélérat me voulait sans doute assassiner après avoir commis son crime… et le coup porta sur lui si extraordinairement, que, sans le tuer, il le punit par où il voulait pécher, et le mit hors d’état d’exécuter son infâme projet. Il tomba dans son sang. Je me relevai bien vîte ; je sautai sur son cheval, et, ressortant du bois, je renfilai le chemin du village, où j’arrivai bientôt avec tout mon linge, que j’avais si heureusement recouvré… et sans avoir rien perdu !… Je fis ma déclaration par-devant le bailli, qui envoya au bois avec le cheval, sur lequel on ramena le coupable maître.

Il avoua tout, et même qu’il méritait sa punition. Ce n’était pas un voleur ; c’était le fils d’un homme fort riche des environs, qui, ayant conçu pour moi une passion mal-honnête, avait imaginé ce moyen pour la satisfaire.

Le bailli voyant qu’il était assez puni, et que d’ailleurs je ne voulais pas poursuivre l’affaire contre lui, le laissa libre et maître d’aller se faire guérir…

Mais le pauvre diable, sans aucune procédure ni condamnation de la justice, perdit, à la suite de son pansement, les moyens de se rendre criminel une autre fois.

Quelque temps après, je lavais encore à la rivière ; le vent fit envoler à l’eau un beau fichu de mousseline brodée, et le courant l’entraînait. Je courus pour le rattraper ; mais je voyais avec chagrin que j’allais le perdre, car il prenait le tournant d’une petite île qui avançait jusqu’au milieu de la rivière… lorsque je vis venir un bateau où il y avait un pêcheur qui allait justement de ce côté. Je le priai de me permettre d’y entrer, pour suivre mon mouchoir ; il y consentit, et je l’aidai à ramer jusqu’à l’île, où effectivement je le rattrapai, bien contente et remerciant bien le pêcheur de ce qu’il me sauvait une bonne savonnade de ma mère : mais, quand ensuite je le priai de me reconduire à terre, il ne voulut plus entendre de cette oreille-là. Il me dit que toute peine méritait salaire, et qu’il voulait être payé. « Mais, mon cher monsieur, lui dis-je, je n’ai pas d’argent. Oh ! il n’en faut pas pour ce paiement-là, reprit-il ; voilà une petite île toute garnie d’herbes et de fleurs ; on n’y est vu de personne, et nous allons nous amuser là comme des jolis enfans que nous sommes ! Venez, ma belle amie, que je vous montre ça ».

Alors, pour m’ôter l’espérance de retourner à terre sans l’avoir contenté, il ferma la chaîne de son bateau sur un pieu qui était à l’entrée de l’île.

« Allons, mon petit cœur », reprit-il ensuite, en m’attrapant la main pour me faire monter avec lui, « venez me payer ; vous y gagnerez autant que moi, et vous conviendrez que les bons comptes font les bons amis ».

Voyant avec confusion et douleur que j’étais encore prise de cette nouvelle manière, et qu’il m’était inutile d’insister pour repasser avec son bateau, je dissimulai pour me sauver de la violence que ce brutal pouvait me faire, et lui dis, en affectant un air leste, que je ne demandais pas mieux… qu’il montât devant moi pour me montrer le chemin, et que j’allais le suivre.

Il me crut et me lâcha, et soudain, quoique je ne susse pas nager, je me jetai à l’eau, toute habillée.

La providence me récompensa de la confiance que j’avais eue en elle ; car, au moment où je devais périr infailliblement, elle toucha le cœur de cet homme qui, effrayé du malheur dont il allait être la cause, détacha promptement son bateau, vint sur moi, me retira de l’eau, me reporta à terre, s’éloigna ensuite sans me dire un seul mot, et disparut bientôt.

Ces deux aventures, presque de suite, firent encore plus parler de moi dans le village, et j’y étais regardée avec intérêt par les jeunes gens, et admiration par les filles. Ma mère, qui était déjà âgée et affaiblie, sentant qu’elle avait besoin de repos, et jugeant, d’après tout cela, que j’étais véritablement une fille sur la sagesse de laquelle elle pouvait compter, me mit tout-à-fait à la tête de son travail, que je fis toute seule pendant à-peu-près deux ans… au bout desquels la pauvre femme, qui dépérissait de jour en jour, eut une attaque de maladie un peu grave, qui l’emporta enfin, malgré tous les soins que je pris d’elle.

Me trouvant par sa mort maîtresse de moi et héritière de son avoir, qui n’était pas considérable, je me déterminai à renoncer à l’état de blanchisseuse, que je trouvais trop fatigant, trop désagréable, et sur-tout trop dangereux, depuis mon histoire du bois et celle de la petite île. Je vendis tous les baquets et ustensiles du métier, et je me fis ouvrière en linge. Ayant déjà beaucoup de disposition pour ce talent, j’eus bientôt des pratiques, et les personnes que j’avais blanchies avant, me donnèrent à coudre et à raccommoder.

Ce fut quelque temps après cela que m’arriva, avec monsieur Jasmin, l’histoire que je t’ai racontée devant monsieur de Lafleur. Quoique peu à mon aise, on me regardait dans notre village comme un parti assez avantageux, parce que j’étais toujours très-propre et arrangée, et parce que l’on connaissait en outre mon ardeur pour le travail, et ma sagesse, qui avait fait tant de bruit en différentes occasions ; j’étais donc fort recherchée. Mais les risques que j’avais courus avec les hommes, m’avaient prévenue contre l’espèce en général, de sorte que je n’en voulais écouter aucun. Ce fut même à ce sujet-là que le beau monsieur Jasmin avait formé le projet et fait la gageure de me réduire pour Se faire une réputation… et je t’ai dit comme il y avait réussi.

Pendant les premiers jours qui suivirent la punition de ce fourbe et avantageux valet de chambre, il avait passé par notre endroit une troupe de comédiens qui s’allaient rendre à une grande ville. Le seigneur du village, qui préparait des fêtes pour le mariage de sa fille, retint les acteurs pour trois jours, et ils jouèrent leurs meilleures pièces dans le château, où tous les amateurs purent assister gratis. Moi qui aimais toujours beaucoup la gaieté et le plaisir, je ne manquai pas une des trois représentations, et je m’y amusai infiniment.

Le directeur de la troupe ayant entendu parler du tour que j’avais joué à monsieur Jasmin, car c’était encore l’histoire du jour, me pria de la lui raconter moi-même. Je le fis volontiers, et cet homme, après en avoir beaucoup ri, me dit qu’il en ferait une comédie (notez qu’il était auteur aussi), et qu’il la jouerait dans la ville où il allait (car il était acteur encore ! c’était un triple moyen pour faire sa fortune… ou pour se ruiner).

« Mais, ajouta-t-il, en me faisant beaucoup de complimens sur la manière naïve et piquante dont je lui avais fait mon récit, ce qui me chagrine, c’est que je n’aurai pas pour jouer le rôle de la comédie une actrice aussi intéressante que celle qui l’a exécuté dans l’histoire véritable. Je donnerais beaucoup pour que vous fussiez de ma troupe, et que vous le rendissiez vous-même.

» Oh ! monsieur, dis-je, vous me flattez par politesse ; mais je n’aurais jamais assez de talent pour faire une comédienne. — Si fait. Je vous réponds même des plus grands succès. Vous avez tous les moyens qu’il faut pour cela. Vous êtes jeune, bien faite ; vous avez une belle prononciation, une jolie voix et du goût », car il m’avait entendu chanter des couplets que notre magister avait faits pour présenter des bouquets à la jeune mariée… « et vraiment vous feriez tout ce que vous voudriez dans cet état-là… qui est, comme vous pouvez le voir, un peu au-dessus du vôtre de couturière, sans le mépriser ».

Moi qui avais vu les politesses, les prévenances même que le seigneur et toute sa famille avaient témoignées aux comédiennes de la troupe, je fus émerveillée de la supposition seule que je pourrais être leur égale, être habillée magnifiquement comme elles, et me voir ainsi louée et caressée par des seigneurs et des dames de condition, qui me feraient manger à leur table.

Le directeur insista en me vantant et me détaillant tous les charmes de sa profession, où je gagnerais en outre, en un mois, plus qu’en un an dans mon métier… Je faiblis bientôt, et enfin je me rendis avec d’autant plus de confiance qu’il avait sa femme, fort aimable, qui me caressait et me pressait beaucoup aussi, et je consentis à les suivre quand il m’eut, pour dernier moyen de persuasion, fait voir une malle entière pleine de belles robes et de beaux ajustemens qui ne serviraient, disait-il, qu’à moi, tant pour mes rôles de théâtre que pour m’habiller à la ville.

Ce fut un instant d’erreur, j’en conviens. Mais quelle est la jeune fille à qui la vue d’une superbe toilette n’a pas inspiré une fois un mouvement de faiblesse ?

Je fis donc mes préparatifs. Je mis dans une petite malle qu’il m’envoya, tout ce que je pouvais avoir de linge et de bons effets, et ayant été l’attendre à une demi-lieue au-dessus du village, dont je partis sans dire adieu à personne, il me prit dans sa voiture, où sa femme était avec une autre actrice, habillées encore de leurs robes de théâtre, et leurs cheveux garnis de diamans faux, et je m’en fus en cette brillante et joyeuse compagnie, décidée à faire encore un nouvel apprentissage.