Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/17

Partie 2, chapitre XVII.




CHAPITRE XVII.


Suite de l’histoire de ma tante.


Nous dînâmes très-vîte, car l’intérêt que je prenais à ce commencement des aventures de ma tante, me donnait une vive impatience d’en savoir la suite. Ayant donc lavé sa vaisselle, et moi ayant repris ma couture, elle se remit à tricoter auprès de moi, et continua ainsi.

J’allais donc sans savoir où, puisque je ne connaissais pas mon chemin, mais fort vîte, n’ayant d’abord pour première intention que l’envie de fuir le scélérat qui avait ainsi voulu surprendre mon innocence et ma bonne foi. Je me trouvai bientôt dans un bois où je m’égarai. La lune étant cachée par d’épais nuages, je ne voyais plus à me conduire. La fatigue que je commençais à ressentir, ainsi que le sommeil qui m’accablait malgré moi, (car dans notre village je me couchais de bonne heure, et mon cousin ne m’avait guères laissée dormir,) me firent penser qu’il valait mieux m’arrêter que de m’enfoncer davantage dans ce bois, en m’éloignant peut-être de l’endroit où j’avais affaire.

Cette réflexion me décida à m’asseoir au pied d’un gros arbre sous lequel je me trouvais alors, en me recommandant à la Providence, et me disant que puisque je voulais être sage, je ne pouvais pas manquer d’être heureuse. Je m’endormis dans cette consolante idée… Mais à peine le jour commençait-il à poindre, que je fus réveillée en sursaut par des cavaliers de maréchaussée, qui me saisirent brusquement et m’attachèrent sur un de leurs chevaux. Ils me firent traverser tout le bois sans me rien dire, et me déposèrent enfin dans une prison à l’entrée d’un village, où ils s’arrêtèrent.

Plus morte que vive de l’appréhension que me causaient tous ces gens, qui avaient le sabre nu à la main, et dont la mine était rébarbative, j’avais à peine osé hasarder une fois ou deux de leur dire :

« Eh mais, mes bons messieurs, que me voulez-vous ? où me menez-vous ? — Tu vas le savoir, misérable », fut toute la réponse que j’en pus tirer… et ils me laissèrent seule et enfermée, à faire bien des réflexions douloureuses qui n’aboutissaient cependant à ne me rien faire deviner.

Une heure après, je vis arriver un homme en robe noire, d’un aspect sévère et imposant ; et ce qui redoubla mon effroi, ce fut la vue du cadavre encore sanglant d’un homme qu’on étendit devant moi.

L’homme noir me demanda si je reconnaissais le mort, si je ne confessais pas l’avoir assassiné, et ce que j’avais fait de ce que je lui avais volé ?

Il le faut dire ici, ma nièce, que des voleurs avaient effectivement assassiné le soir et volé cet homme dans le bois où je m’étais égarée ; que la fatalité m’avait fait arrêter justement à l’endroit où ils avaient laissé son corps ; que sans le voir, et en dormant, je m’étais roulée et appuyée sur lui ; que le drap qui m’enveloppait portait encore les souillures de son sang ; que la maréchaussée passant par là, nous avait ramassés ensemble, et, pour surcroît de conviction contre moi, un poignard encore sanglant qu’on avait trouvé entre nous deux.

Quoique bien sure et bien forte de mon innocence, il y avait de quoi être atterrée de ces preuves, qui paraissaient convaincantes. Cependant une certaine fermeté qui ne m’abandonnait jamais, me donna les moyens de détailler bien exactement au juge, qui j’étais et tout ce que j’avais fait, heure par heure, depuis le matin de la veille que j’étais partie de chez ma mère ; et, pour preuve de mon escapade de chez ce faux cousin, je citais ce même drap qui m’enveloppait et qui était encore mouillé… On me dit que ce pouvait être ce même homme que j’avais volé, qui avait couru après moi, et que j’avais assassiné. Qu’il était toujours constant que j’avais été relevée près du cadavre où je faisais semblant de dormir, voyant que je ne pouvais fuir les cavaliers… Bref, que toutes les apparences confirmaient que je pouvais être au moins complice du meurtre, si je n’en étais pas seule l’auteur, puisque l’on ne trouvait rien sur moi des effets volés, tels que ses boucles de souliers, qui étaient ôtées, sans compter ce qu’on pouvait présumer de sa montre et de sa bourse… En conséquence je fus condamnée à garder prison jusqu’à ce qu’on eût acquis de plus fortes preuves contre moi, ou qu’on m’eût fait avouer par la question, à laquelle, disait-on, je ne tarderais pas à être appliquée.

On alla d’abord aux informations chez la cousine de ma mère, qui effrayée de ces détails, et d’une procédure criminelle, et me croyant déjà près d’être exécutée, avoua qu’elle connaissait bien ma mère, mais qu’elle ne m’avait jamais vue, et qu’elle se lavait les mains de tout le mal que je pouvais avoir commis. Je fus donc transférée à Paris, dans une prison de la Conciergerie du Palais, au pain et à l’eau. Ma mère, qu’on avait été chercher, vint me voir, et ses reproches et ses pleurs achevèrent de me déchirer l’ame…

Enfin, au moment où l’on venait me prendre pour subir un interrogatoire devant les juges assemblés, une escouade de la maréchaussée amenait un individu blessé, qu’elle avait arrêté dans le même bois où j’avais été prise. Cet homme me voyant passer, et entendant le prétendu crime dont on m’accusait, s’écria : C’est infame ! voilà comme les juges se jouent de la vie des innocens. Cette fille n’est pas plus coupable que moi, et je puis en fournir les preuves. Il demanda effectivement à être entendu au même interrogatoire que moi, et l’ayant obtenu sur les instantes supplications de ma mère, il dit aux juges qu’il était le valet de chambre du mort assassiné dans le bois. Qu’il avait été blessé à côté de lui en voulant le défendre. Que les voleurs l’avaient entraîné avec eux pour tirer de lui des indications sur cet homme, son maître, qui était un riche négociant qu’ils guettaient depuis long-temps ; mais que comme il s’était obstiné à ne pas leur déclarer sa demeure à Paris, ils allaient le tuer aussi, lorsque la brigade avait paru. Que les assassins s’étaient sauvés, et que lui, qui ne devait ni ne pouvait fuir, avait été arrêté ; mais que pour moi, il ne m’avait point vue du tout dans le bois. Sur cette déclaration, on nous remena tous deux en prison, et séparément, jusqu’à un plus ample informé.

Par un surcroît de bonheur qui nous fit rendre la liberté à l’un et à l’autre, l’escouade qui avait arrêté le valet de chambre, l’ayant laissé aux mains d’un des cavaliers pour le conduire, avait couru après les véritables assassins, les avait rattrapés, et les ramena.

Comme ils étaient encore nantis des effets volés, que le valet à qui ils furent confrontés, reconnut, et avait bien détaillés d’avance, ils furent convaincus, ils avouèrent leurs crimes, nous déchargèrent, et je fus déclarée innocente et libre.

Cette histoire avait fait grand bruit, et tout le monde qui était venu pour entendre mon jugement, s’empressa à venir voir après, dans la chambre du concierge, la pauvre petite qui avait été dans un si grand danger de périr injustement, et qui n’osait pas sortir de la prison avec son drap de lit taché de sang, qui l’enveloppait encore.

Ma pauvre mère avait couru bien vîte pour m’acheter un déshabillé ; mais plusieurs dames attendries sur ma double aventure, me firent des cadeaux, et leur générosité me valut une garde-robe complète, et de quoi habiller encore cinq à six sœurs, si je les avais eues. Une de ces charitables dames, même, proposa à ma mère, quand elle revint, de me prendre chez elle pour seconde femme de chambre. Ma bonne mère y consentit avec joie, et je repartis de la prison en triomphe, bien habillée, et dans un beau carrosse, pour aller dans un bel hôtel ; tandis qu’il semblait, une heure avant, que je n’en devais sortir que dans un tombereau pour être conduite à l’échafaud !… « Tu vois, ma fille, me dit ma mère, voilà ce que produisent la sagesse et la vertu ». — Je te fais la même observation, ma nièce, et tu en as eu déjà la même preuve avec sainte Suzanne.