Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/16

Partie 2, chapitre XVI.




CHAPITRE XVI.


Ma tante me commence le récit de l’histoire
de sa vie.


Nous passâmes les deux jours suivans sans le voir revenir, et comme ma tante ne reçut aucune invitation concernant sa partie, elle resta constamment à la maison, où elle me fit faire quelques coutures, en attendant le jour de ma seconde séance chez le peintre.

« Ma nièce, me dit-elle, puisque ton étrenne, dans l’état de cuisinière, a été assez malheureuse pour t’en dégoûter, comme de celui du lavement, il faut essayer maintenant à te mettre couturière. Je t’ai montré ce talent-là aussi ; tu cousais déjà pas mal une robe… tu n’as qu’à t’y remettre pendant quelques jours, et puis, je te chercherai de l’ouvrage parmi mes connaissances. Nous avons justement une voisine au-dessous de nous, qui est très-employée dans ce genre-là, et qui pourra t’occuper un peu ».

A peine achevait-elle de me donner cette espérance, et avais-je enfilé ma première aiguillée, que nous vîmes entrer cette même voisine dont elle parlait, avec un paquet sous le bras.

« Ma bonne Geneviève, dit-elle à ma tante, j’étais fâchée que vous eussiez pris le parti de mettre votre nièce en maison sans m’en prévenir, car j’avais de quoi la faire travailler pendant une partie de la saison, et j’ai été bien aise de la voir revenir hier avec vous. L’état de servante ne lui convient pas ; elle est trop délicate, et il est bien plus agréable de gagner de l’argent chez soi, en travaillant à ses pièces. Tenez donc, comme je suis très-pressée, je vous apporte toujours cette petite robe du matin à me faire : elle est toute coupée, et il ne faut pas perdre une minute, car je dois la livrer sans faute après-demain de bonne heure ».

« Vous l’aurez, madame, dit ma tante, et je vous en réponds, moi ; ma nièce ne se couchera plutôt pas, ni moi non plus… car même, pour l’empêcher de dormir, je lui conterai des histoires toute la nuit ».

« En ce cas-là, je vous la laisse, reprit la couturière ; et je compte sur vous… et après celle-là une autre ». Et elle nous quitta.

« Vois-tu, Suzon, me dit ma tante, aussitôt que la voisine fut partie, c’est comme une bénédiction qui nous arrive ! J’ai perdu une ressource et toi une autre, eh bien ! en voilà deux nouvelles que tu retrouves à la fois, car ta couture n’empêchera pas tes séances du peintre… et puis encore il n’est sans doute pas le seul dans Paris qui prenne des modèles »…

(On voit que les deux louis de sainte Suzanne l’affriandaient, et qu’à ce prix, elle m’eût volontiers fait poser pour toutes les saintes du paradis) !

« Va, va, continua-t-elle, sois tranquille ; la Providence n’abandonne jamais les honnêtes gens ! »

Je me mis donc à assembler les pièces de la robe et à les coudre, tandis que ma tante s’occupait de notre cuisine. Enfin, sa fricassée de lentilles étant sur le feu, à cuire, et elle assise à côté de moi, à me regarder travailler en tricotant elle-même, pour ne pas perdre de temps…

« Ma bonne tante, lui dis-je, vous m’avez promis que vous me conteriez des histoires ; et il y en a une que je suis bien curieuse de savoir : c’est celle de votre vie. Vous nous en avez appris hier un chapitre qui me donne bien envie d’en entendre les autres ! »

« Je veux bien te contenter, me répondit-elle, aussi bien ça te profitera. Dans tout ce qui arrive à une femme, il y a toujours des leçons à ramasser pour une autre ; si elles ne se ressemblent pas toutes de visage, il n’y a pas tant de différence par les inclinations ; ça ne varie que du plus au moins, et quand les occasions sont pareilles, les mêmes conclusions terminent les romans de presque toutes.

» Tu ne fais que commencer à vivre, ma nièce, et quoique tu ayes déjà été un peu contrariée dans tes débuts, tu ne te doutes pas encore de ce que c’est que les tribulations. Hélas ! mon enfant, la vie n’est remplie que de vicissitudes et de cascades… et Dieu te préserve d’en essuyer autant que j’ai déjà fait, sans compter ce que sa sainte prédestination me réserve encore !… Mais, sa volonté soit faite… marchons toujours droit devant nous, c’est notre devoir ; et sans nous décourager, arrachons ou évitons à mesure les épines qui se rencontrent dans le chemin de notre vie… Ecoute-moi donc, et retiens bien tout ce que tu vas entendre ; ça t’apprendra à te méfier de ces vilains hommes !… Ah ? mon enfant ! ce sont des tigres pour nous !…

» Je ne te commencerai pas, comme tous les raconteurs d’histoire à prétentions, depuis le premier moment de ma naissance, ni même pendant mes douze premières années. Ça ne serait bon qu’à remplir des feuilles pour augmenter les profits d’un libraire, si je voulais faire mouler tous ces enfantillages-là. Non, je ne veux te dire que des choses utiles ; et pour ça, je ne dois prendre qu’au temps où j’ai eu assez de connaissance pour distinguer à-peu-près la valeur et la conséquence des événemens, parce que, si je me suis trompée en les jugeant ou en les suivant, eh bien, mon exemple pourra t’apprendre à faire mieux que moi, si tu te trouves en pareil cas.

» Je t’entame donc mon histoire à douze ans sonnés… parce qu’à cet âge-là je valais déjà une fille de quinze, tant pour la raison que pour tout… J’étais vraiment avancée… et c’est ce qui fait que j’ai vieilli de bonne heure ».

Comme je te l’ai déjà dit hier, je n’étais pas jolie, et c’est presque tant mieux quand on n’est pas riche ; on trouve moins d’occasions d’être tourmentée et poussée au mal par ces tracassiers d’hommes, qui n’en veulent qu’à la beauté !… car on ne rencontre pas toujours des gens qui se contentent de vous tirer en peinture, et qui vous donnent des deux louis pour vous regarder deux heures. Mais, tout est pour le mieux, il faut qu’il y en ait de toutes les façons…

Du reste, j’étais vive, alerte, rieuse, bien ouverte d’intelligence, et j’apprenais tout ce qu’on voulait. Je vous chantais avec un filet de voix à faire taire tous les violoneurs et fluteurs, même tambourineurs qui passaient par notre village ; je vous dansais et sautais à faire la nique aux jeunes chèvres que je menais paître ; aussi, aux fêtes, sous l’orme, c’était moi qui lassais tous les garçons… et puis, pour la couture, pour le blanchissage, pour le ravaudage, pour la cuisine, et pour étriller un cheval même et le faire galoper, il n’y avait pas de fée qui eut pu m’en remontrer !… Oh ! j’étais vraiment née pour être princesse !… Avec ça j’avais une malice et un caquet !… qu’il ne fallait rien dire devant moi, da, car je retenais et je répétais tout. Ma mère, qui était la plus forte blanchisseuse de Neuilly, craignant que toutes les caresses qu’on m’y faisait à cause de mes espiégleries et gentillesses, ne m’empêchassent de prendre le goût de son état, et de m’y perfectionner, s’imagina de m’envoyer à Paris, chez une cousine qu’elle avait, qui faisait le même état qu’elle au Gros-Caillou.

Elle lui écrivit à ce sujet, reçut ses réponses ; et, tout étant réglé entr’elles deux, elle me fit partir un beau matin, après m’avoir fait mon petit paquet, m’avoir donné l’adresse de sa cousine, et sur-tout bien recommandé la sagesse… car c’est toujours là le plus fort de la pacotille que les mères font aux enfans, quand elles n’ont pas d’argent à leur donner.

« Ma fille, sois sage, et la fortune viendra te trouver tôt ou tard »…

Je partis donc, comptant bien là-dessus, et me promettant bien d’obéir à ma bonne mère…

N’ayant rien de mieux à faire en route, et rien qui tourmentât mon esprit, car j’étais une véritable Roger Bontemps, qui m’accommodais de tout, je chantais par le chemin, dansais et courais après les papillons…

Un homme d’un certain âge, et assez bien couvert, passait dans ce moment, à cheval, suivant la même route que moi ; il s’amusa quelque temps à regarder mes yeux, en proportionnant sa marche à la mienne… Enfin, il m’accosta et entama la conversation. Moi, j’étais dans l’âge de la confiance et de l’indiscrétion ; je lui dis tout naïvement qui j’étais, où j’allais, et enfin, tous les tenans et aboutissans de mon voyage et de ma famille. Il m’écoutait et m’observait attentivement pendant tout mon récit, et paraissait y prendre un véritable intérêt…

« Ma chère petite cousine, me dit-il quand j’eus terminé mon histoire, dans laquelle il avait pu remarquer toute ma simplicité, car alors j’étais comme toi, ma nièce… je me félicite de vous avoir rencontrée si à propos et si heureusement pour vous ! Je suis justement votre cousin, c’est-à-dire, le mari de la cousine de votre mère, et je suis charmé de pouvoir vous épargner la fatigue de votre voyage à pied ; je m’en retourne chez moi, montez en croupe sur mon cheval, et bientôt nous allons être rendus ».

Je ne me fis pas tirer l’oreille, et toute émerveillée et enchantée de l’aventure, je sautai lestement sur la croupe du cheval, et j’embrassai mon cousin par derrière, comme si nous nous étions vus toute la vie.

Alors il piqua des deux, et bientôt nous fûmes rendus chez lui. Je demandai d’abord sa femme, la cousine de ma mère, pour lui remettre la lettre de recommandation que j’avais pour elle ; mais il me dit, en la prenant, que c’était la même chose ; que sa femme était allée à Paris pour affaires, qu’elle ne reviendrait que fort tard, ou même peut-être que le lendemain, et que nous allions toujours souper. Aussitôt il fit servir par une grosse servante, qui me faisait des signes, mais que je ne comprenais pas. Je soupai donc avec mon cousin, et beaucoup mieux que chez ma mère ; et, flattée de l’augmentation de l’ordinaire, je me disais déjà que je m’y accoutumerais bien, et que je n’avais pas perdu au change.

Cependant, en récapitulant avant le repas, je n’avais rien vu qui m’eût prouvé que j’étais dans la maison d’une blanchisseuse ; mais j’étais distraite de ces réflexions par les caresses de mon cousin, qui m’en faisait déjà beaucoup plus et de plus vives que ma mère ne m’en avait jamais faites… Bref, il fut question de se coucher. Ma foi, me dit-il, ma chère cousine, je ne vous attendais pas aujourd’hui, et nous n’avons pas de lit préparé pour vous, mais puisque mon épouse n’y est pas, vous coucherez à sa place, le lit est grand, et vous ne me gênerez pas… car même, si ma bonne femme y était, nous pourrions encore y tenir tous les trois à l’aise : dépêchons-nous, car je suis fatigué du cheval, et je ne demande qu’à dormir bien vîte. Demain matin, ma femme arrivera, et nous fera du café, car c’est elle qui s’en charge, et elle le fait très-bien…

Moi, qui couchais toujours avec ma mère, je ne trouvais rien d’étonnant ni d’inconséquent à partager entre deux un lit qui vraiment me paraissait assez grand pour trois. Je ne fis donc aucune difficulté ; et pendant que mon cousin se déshabillait, je me mis à genoux pour faire mes prières… car, vois-tu Suzon, j’ai toujours eu ma religion, et je t’exhorte bien à en faire autant, ma chère nièce, ça porte toujours bonheur… et sois même bien sûre que c’est ça qui t’a valu la protection de sainte Suzanne, et pour trouver le peintre qui t’a donné deux louis, et pour ressortir de chez lui saine et sauve et avec ton honneur. Pour moi, je m’en suis bien trouvée aussi dans cette occasion-là.

Quand j’eus fini mes prières, je me coulai dans le lit où mon cousin ronflait déjà… Ma fine, je m’y trouvais bien et très-douillettement, car outre trois bons matelas, il y avait un lit de plume, et jamais celui de ma mère n’avait été la moitié si bien garni.

Mais ne v’là-t-il pas que pendant la nuit mon cousin vient à rêver et à parler tout haut, et oubliant que c’était moi qui étais à côté de lui, il me prenait pour son épouse, et me disait : « Ah ! ma chère petite femme, viens donc dans les bras de ton mari » ! Et il m’embrassait et me serrait si tendrement que j’avais envie de rire ; mais je le laissais faire par malice, parce que j’étais curieuse de savoir si vraiment il aimait bien sa femme. Cependant, à force de me presser et de me retourner de toutes façons, je me trouvai fatiguée et impatientée… et tout d’un coup, pendant que ses mains étaient passées à l’entour de moi pour m’attirer à lui, voilà que je vins à sentir un repoussement de je ne sais quoi… comme je n’en avais jamais senti avec ma mère… mais qui me fit une frayeur horrible. Eh mais, mon dieu ! disais-je en moi-même, ce n’est ni ses pieds, ni ses mains qui me poussent là… Combien ce cousin-là a-t-il donc de membres ?… Et je me reculais de lui tant que je pouvais ; mais il me serrait de plus belle, quoiqu’il continuât de dormir et de rêver, et la diable de machine me tourmentait et me blessait toujours. Par égard pour sa grande fatigue, j’avais craint d’abord de l’éveiller ; mais de l’épouvante que j’avais, je fis un saut si fort, en lui détachant les bras et les jambes qui s’étaient recroquevillées après moi, que je tombai à bas du lit. Au clair de la lune qui donnait dans la chambre, j’aperçus la porte d’un cabinet où j’avais vu entrer la grosse servante qui avait apprêté notre souper. J’y entrai bien vîte, et ayant refermé la porte sur nous par-dedans, je lui racontai l’histoire du rêve terrible de mon cousin, qui avait manqué m’effondrer avec ce je ne sais quoi dont je ne pus lui faire la description.

Cette fille qui était honnête, et que la pauvreté seule obligeait à rester chez un homme vicieux où elle trouvait son pain, m’apprit que c’était un libertin qui n’était pas mon cousin, comme il me l’avait fait croire ; qu’il cherchait et attrapait comme cela par-tout des jeunes filles innocentes ; que je n’étais pas au Gros-Caillou, ainsi qu’il me l’avait dit encore, mais à Passy, et que pour être rendue chez la véritable cousine de ma mère, j’avais encore la rivière à traverser. Je lui rendis grâces de l’instruction qu’elle me donnait, et la priai de m’aider à me soustraire aux attaques impudiques de son scélérat de maître. Cette bonne fille, vraiment vertueuse, et touchée de mon danger, y consentit, au risque de perdre sa place et d’être renvoyée. Elle ne couchait que par hasard, et sur un simple lit de sangle dans ce cabinet, pour y veiller une lessive qu’heureusement elle y coulait ce jour-là. Tout cela se rencontrait favorablement pour moi ; mais il n’y avait pas de temps à perdre pour me sauver. Déjà mon faux cousin m’appelait, frappait à la porte du cabinet et essayait à l’ouvrir…

Nous tirâmes du baquet, des draps que nous attachâmes au bout les uns des autres à la fenêtre, et je me glissai par ce moyen jusque dans le chemin qui passait au bas de la maison…

A peine touchais-je la terre avec mes pieds, que je fis une réflexion que la frayeur d’être reprise par le maudit cousin, nous avait empêchées de faire, la bonne servante et moi ; j’étais nue en chemise… Je pris mon parti tout de suite, et plutôt que de remonter pour aller chercher mes vêtemens, je dénouai le dernier des draps qui m’avaient servi d’échelle, et m’enveloppant tout le corps avec, je me mis à courir sans demander mon reste, et sans savoir où j’allais… mais bien contente d’avoir fait divorce d’avec ce parent de contrebande.

Mais, ma nièce, je sens que nos lentilles sont cuites ; je vais les fricasser, nous les mangerons, et je te continuerai mon histoire après.