Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/11

(Volume I, tome 1p. 126-143).
Partie 1, chapitre XI.




CHAPITRE XI.


Dîner des clercs aux dépens du
procureur.


Le procureur et sa femme s’en allèrent comme en triomphe, car, avant d’entrer dans la voiture, le praticien avait eu soin de faire dans la rue beaucoup de bruit et d’étalage, afin d’avertir les voisins, et de ne pas partir incognito. Effectivement tous les curieux et toutes les commères du quartier s’étaient mis aux fenêtres, et avaient reluqué avec jalousie ce digne couple s’étalant dans ce char pompeux, et donnant au cocher, à haute voix, l’ordre de les conduire au château de, etc.

Quand je les eus perdue de vue, revenant à penser à la diète qui m’était encore imposée pour toute cette journée ; jugeant, par les propos que m’avait tenus la procureuse, que le même régime devait continuer pour moi toutes les suivantes, mon premier projet fut de fuir au plus vîte cette maison maudite, et de m’en aller retrouver ma tante : mais bientôt, réfléchissant que mes maîtres, piqués de ne me plus trouver en rentrant, seraient capables de m’accuser de les avoir volés, je fis contre fortune bon cœur, et je me résignai à prendre patience jusqu’à leur retour, bien déterminée à leur demander alors mon congé… et je me disposai à faire cuire les haricots pour les clercs.

Pendant que je leur apprêtais ce friand régal, un fermier qui avait un procès entre les mains de monsieur le procureur, vint de la campagne pour lui recommander son affaire ; et pour mieux le disposer en sa faveur, il lui apportait en présent un beau lièvre, et un panier de douze bouteilles de bon vin. En l’absence du maître, le premier clerc, qui le représentait dans l’étude, reçut le cadeau, et donna en échange au porteur, les assurances les plus positives pour le gain de sa cause, et le fermier partit enchanté du troc qu’il venait de faire de belles et bonnes denrées contre de vaines paroles.

Alors les clercs restés seuls et maîtres du présent, ces clercs malins… (car on n’accuse pas ordinairement ces messieurs de pécher par simplicité) ces clercs, dis-je, qui avaient aussi sur le cœur l’excès de sobriété que le procureur leur faisait observer malgré eux, jugèrent que l’occasion était favorable pour se dédommager, et se décidèrent promptement à profiter de l’absence de leurs deux surveillans, pour faire au moins un bon repas, malgré eux aussi, et à leurs dépens…, deux circonstances qui ajoutent encore au plaisir qu’on ressent à jouer un bon tour !

Ils montèrent donc à la cuisine avec leurs nouvelles provisions, dont il était déjà arrêté et statué, que le procureur et la procureuse ne tâteraient pas. Ils me demandèrent si, avant de partir, madame avait pensé à ordonner leur dîner. « Oui, messieurs, voilà deux litrons de haricots qu’elle m’a donnés à faire cuire pour vous trois, pour votre dîner et votre souper, ainsi que pour moi, s’il en reste après vous. Deux litrons de haricots pour deux repas à quatre personnes, s’écrièrent-ils tous trois ensemble !… Ah maudite avaricieuse ! tu en paieras du moins la sauce plus chère que tu ne l’as pensé ! Tenez, ma fille » (me dit alors le premier clerc, en me montrant le beau lièvre, sans toutefois m’instruire alors de la manière dont il lui était parvenu) vous allez nous faire un civet de la moitié de devant de ce monsieur-là, et vous nous mettrez le train de derrière à la broche, et voilà du vin pour arroser ce petit fricot-là ».

L’embarras alors était d’avoir les ingrédiens pour faire la sauce du civet… mais, par un bonheur inespéré, la procureuse, toute enthousiasmée de la vaniteuse idée d’être voiturée à un château, dans un bel équipage, en ouvrant le buffet pour me délivrer les haricots, avait oublié d’en retirer la clef, et je n’y avais pas encore pris garde… mais le premier clerc l’aperçut, et, sautant vivement dessus, il r’ouvrit les deux battans avec l’impétuosité d’un chef de hussards qui foncerait au pillage d’une ville prise d’assaut… « Ah morbleu ! dit-il, camarade, la victoire est à nous : main-basse sur l’ennemi ! point de quartier » !… Et soudain, les deux pigeons qui avaient été épargnés la veille, le beurre, les oignons, le lard, la graisse, les œufs, les fruits… Tout fut enlevé, et déposé à mes yeux sur la table de cuisine.

« Allons, mademoiselle, me dirent-ils, vîte à l’ouvrage ! et méritez, par votre adresse et votre diligence, l’avantage de manger avec nous, votre part du plus beau dîner que jamais procureur ait fait servir à ses clercs ».

Je voulus hasarder quelques mots de remontrance sur l’enlèvement de ces provisions, et sur la colère que mes maîtres m’en témoigneraient, mais ils me fermèrent la bouche, en me disant qu’ils prenaient tout sur leur compte, et qu’ils gardaient la clef du buffet pour la remettre eux-mêmes : qu’au surplus, que je l’accommodasse ou non, le tout n’en serait pas moins mangé, parce qu’ils iraient chercher une autre cuisinière, et qu’en ce cas, toutes les fricassées me passeraient devant le bec… même jusqu’au pain qu’ils me refuseraient…

La faim cruelle que j’éprouvais me fit céder à cette dernière menace, d’autant plus que je pensais intérieurement que le procureur ne serait pas dupe de cet écot-là, et qu’il saurait y retrouver son profit, aussi bien qu’il l’avait fait sur la casse de sa faïence : je me mis donc aussitôt à l’ouvrage.

Le menu fut arrêté par ces messieurs. Ils me commandèrent les raves et radis avec du beurre pour hors-d’œuvre, le civet pour entrée, avec les pigeons en compote ; une bonne omelette au lard pour entremets, le derrière du lièvre pour rôti, avec une bonne salade de betteraves, de céleri et d’anchois, et pour couronner l’œuvre, des fruits et des confitures pour dessert.

Pour m’aider à aller plus vîte, deux des clercs se mirent aussi à la besogne, et tandis que j’écorchais et découpais le lièvre, ils épluchaient et nettoyaient les raves et les oignons, cassaient et battaient les œufs, montaient le tournebroche, et allumaient des fourneaux.

Pendant tous ces préparatifs, et d’après la réflexion qu’ils avaient faite en commun, sur l’abondance des mets et de la boisson, le troisième acolyte allait inviter, en leur nom collectif, trois autres clercs de leurs amis, aussi mal nourris, et conséquemment aussi affamés qu’eux, à venir prendre part du délicieux banquet que leur bonne fortune leur envoyait.

Les trois nouveaux égrillards ne se firent pas tirer l’oreille, et accoururent bientôt pour renforcer la bande joyeuse. Pour moi, je ne fus pas fachée dans un sens de leur arrivée : seule entre les trois clercs de la maison, j’avais des craintes qu’il ne leur prît la même fantaisie caressante qu’avait eue l’autre clerc que le procureur avait congédié la veille… Les deux qui étaient restés un instant avec moi, venaient déjà de commencer à me lâcher quelques mots de douceur, et à vouloir me chiffonner… Mais à la réunion des six amis, ils ne pensèrent plus qu’à boire et à se divertir aux dépens du pauvre procureur absent, qu’ils drapèrent de toutes les manières, ainsi que son épouse… Car, ce qui étonnera peut-être, elle n’avait pas un ami dans les trois clercs de son étude. Elle était si ladre, que, malgré le penchant naturel et violent qu’elle avait, disaient-ils, à la galanterie, elle n’osait s’y livrer, de peur qu’il ne lui en coûtât quelque chose… ne fût-ce qu’un petit surcroît de nourriture pour son favori… Et cela prouve qu’un défaut, quelque fois, empêche de s’abandonner à un autre.

Le dîner prêt enfin, ces messieurs se mirent à table : on servit tout à la fois pour faire plus d’étalage, et satisfaire plus voluptueusement les yeux, et le spectacle enchanteur de ce copieux ambigu, leur fit pousser à tous des cris d’enthousiasme et d’admiration.

Ce premier éclat de leur ivresse appaisé, ils se mirent à témoigner plus solidement encore leur satisfaction, et firent sauter les morceaux avec une adresse et une vivacité qui prouvaient à la fois, et la complaisance de leur estomac, et le besoin qu’ils avaient véritablement de ce supplément bienfaisant, qui leur arrivait si à propos.

Leurs exclamations approbatives et réitérées sur la saveur des viandes et sur la bonté de l’assaisonnement, me faisaient venir l’eau à la bouche ; mes yeux, partagés entre les plats, leurs assiettes et leurs fourchettes, suivaient tous leurs mouvemens, et de temps en temps, mes dents, claquant les unes contre les autres, exprimaient bien significativement, qu’elles auraient voulu être aussi bien occupées que celles des six clercs.

Ils s’en aperçurent bientôt, et me renouvelèrent l’invitation qu’ils m’avaient déjà faite de me mettre à table avec eux. Je l’avais d’abord refusé par timidité, leur disant que je me contenterais de manger leur desserte ; mais quand je vis qu’ils officiaient si expéditivement, et que les morceaux fondaient et disparaissaient comme par magie, je pensai que si j’attendais après eux, je n’aurais pas plus à manger que la veille… Effectivement, après des clercs, dit-on, un chien ne trouverait pas de quoi ronger sur un os.

Je me déterminai donc à prendre place auprès du premier clerc, dont la politesse me fournit d’abord, en remplissant mon assiette, de quoi réparer le temps perdu, et ne plus m’inquiéter s’il en resterait ou non dans les plats. Les libations abondantes se succédaient de même fort rapidement, et l’on commençait déjà à juger que les douze bouteilles demeureraient aussi vides que les plats nets.

Cependant mon estomac, dérangé par la rude abstinence à laquelle on l’avait contraint depuis trois ou quatre jours, se refusait presque au désir que j’avais de le restaurer, et je m’efforçais aussi de boire, plus même par raison que par gourmandise (c’était pour lui redonner du ton et du ressort que je voyais qu’il avait perdu), de sorte qu’au troisième verre, déjà les fumées qu’il me renvoyait au cerveau, m’avaient étourdie.

Me voyant dans cet état, les six jeunes libertins, qui n’étaient guères plus rassis que moi, commencèrent à s’émanciper, d’abord dans les propos, puis bientôt dans les gestes. Des complimens ils passèrent aux embrassades, et bref des embrassades, leurs désirs s’augmentant par degrés, il n’y avait plus moyen de les contenir.

J’étais ivre et seule au milieu de six hommes jeunes et échauffés… Comment leur échapper, et quels dangers ma pudeur n’avait-elle pas à courir !… Heureusement ce qui avait fait mon mal servit à me délivrer.

Par une espèce de calcul, malgré leur emportement, et voyant qu’ils se nuisaient l’un à l’autre pour les plaisirs qu’ils voulaient prendre avec moi, ils étaient convenus de céder le droit de primauté au premier clerc, et parce qu’il représentait le procureur mon maître, et parce que c’était à lui qu’ils étaient redevables de la sublime idée du délicieux repas qu’ils étaient en train d’expédier. Les cinq autres ensuite devaient tirer au sort leur tour alternatif.

Le jeu était fait, et les rangs déjà réglés. Au moment donc où le maître clerc s’avançait pour jouir de ses droits, et qu’il préludait par m’embrasser vivement, une révolution soudaine et violente se fit dans mon estomac, et repoussant avec effort ce qu’il ne pouvait conserver, le rejeta, par le canal de ma bouche, sur la figure cléricale, qui en fut couverte. Ce premier amoureux se recula avec horreur, et m’abandonna pour se nettoyer.

Celui qui avait obtenu le second rang, s’avança en se moquant du premier clerc, et se promettant de faire, disait-il, mieux que lui… mais une seconde inondation que je lâchai, plus forte encore que la première, l’ayant mis de même hors de combat, il fut plus sot que le maître clerc ; et trois des quatre autres éclatant de rire aux dépens de ces deux-là, dirent qu’ils renonçaient à tenter l’épreuve ; qu’il était évident que Bacchus me protégeait, et que j’étais invulnérable et inabordable pour Priape.

Je ne sais pourtant ce qui en serait résulté, car j’entendis le quatrième qui, plus hardi ou plus malin apparemment que les autres, leur disait qu’il savait un moyen sûr pour ne rien risquer de mes évacuations, et qu’il allait le leur indiquer en l’éprouvant lui-même… Il allait procéder à son épreuve, lorsque la porte de la cuisine s’ouvrit, et le nombre des convives fut augmenté d’un individu que l’on n’attendait pas.

C’était ma tante, qui, pour profiter de la permission que le procureur lui avait accordée de venir me voir un jour par semaine, avait, heureusement pour moi, choisi celui-là.

« Ah ! scélérat ! qu’est-ce que tu fais à ma nièce » ? cria-t-elle, en entrant, au faiseur d’expérience, et s’armant du grand couteau de cuisine, « chenapan ! je vas te déraciner l’ame » !

A ce cri glapissant, à l’aspect de cette vieille figure, baroque déjà par elle-même, et rendue plus effrayante encore par la frayeur qui l’animait, les six clercs parurent confondus ; les cinq premiers s’empressant, et d’arrêter le bras de la menaçante Geneviève, et de retenir son corps, le sixième me lâcha bien vîte pour tomber aux pieds de ma tante, dans un état que sa frayeur prouvait n’être pas dangereux…

« Hélas ! ma bonne dame ! lui dit-il piteusement, soyez juste, et ne me faites pas plus de mal que je n’en ai fait à votre nièce. Je vous jure que… Tais-toi, petit monstre ! reprit-elle aussitôt en le toisant, tu n’as pas besoin de jurer… On voit ben que tu n’as pas assez de cœur pour être capable de grand’chose : mais, c’est encore tant mieux pour toi, car si je t’avais vu plus effronté, je te jure, moi, par ce couteau-là qui vaut mieux que ton arme chétive, que je t’aurais mis hors d’état d’en affronter d’autre… ainsi que tous tes beaux vauriens de camarades… Y en a-t-il quelqu’un qui ose se présenter pour faire une insulte à ma nièce ?

» Non, non, ma chère dame ! répondirent-ils à la fois, nous sommes tous très-calmes et très-respectueux, et aucun de nous n’est dans le cas de faire une offense ».

Alors, les six clercs réunis la pérorèrent si bien, qu’ils vinrent à bout de l’appaiser, et de lui faire abandonner le redoutable grand couteau, et l’intention vengeresse qui le lui avait fait saisir.

On lui expliqua que tout cela n’était qu’un effet du hasard, et la suite d’un petit jeu de société qu’on avait joué pour s’égayer en l’absence du procureur et de sa femme : on lui raconta le bon tour qu’on leur avait fait pour les punir de leur ladrerie, dont sa nièce souffrait elle-même autant qu’eux, puisque même elle n’avait pas mangé depuis trois jours… Enfin on parvint à la faire rire, et avouer que c’était bien fait, et que ces vilains avares-là méritaient bien ça.

Pendant cette explication, j’étais revenue à moi, et ma double évacuation m’ayant tout-à-fait soulagée, je me sentais beaucoup plus à mon aise, et même en retour d’appétit.

Les jeunes gens, obligés par la présence de ma tante, d’en revenir, et de se borner aux seuls plaisirs de la table, voyant, outre le dessert qu’on n’avait pas touché, encore quelque chose sur les plats et dans les bouteilles, proposèrent de se ratabler…

Dans ce moment, un des six clercs, qui, voyant le déclin du vin, furetait de tous côtés comme par inspiration ; ayant aperçu deux fioles bien bouchées, étiquetées et cachées dans un coin du buffet, s’écria fortement :

« Vivat, mes amis ! surcroît de bonne fortune et de plaisir ! voilà deux bouteilles de liqueur ; à table vîte, et buvons à la santé de la bonne tante, sans elle nous n’aurions pas trouvé ce trésor-là ».

A cette agréable invitation, d’un mouvement spontané nous suivîmes tous le porteur de liqueur, et ce ne fut qu’un temps de poser les fioles sur la table, et nos culs sur les chaises. Ma tante se mit à côté de moi pour me couvrir de ses ailes, et le vin, la bonne chère et la liqueur ramenèrent encore une fois la gaieté et la folie. On mangea, on but, on rit et l’on chanta à tue-tête, sans s’occuper de l’heure, pensant bien que le procureur et sa digne moitié n’étaient pas gens à aller dans un château à deux lieues, pour n’y prendre qu’un seul repas.