Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/12

(Volume I, tome 1p. 144-157).
Partie 1, chapitre XII.




CHAPITRE XII.


Succès du voyage du procureur. Son
retour. Je suis renvoyée.


A propos du procureur, voilà l’occasion de dire ici quelques mots de son voyage. Arrivé, dans sa belle voiture, au village qu’on lui avait indiqué, le cocher s’informa du château du Trébuchet. Personne n’en put donner de nouvelles, et tous les habitans de l’endroit s’accordèrent à répondre qu’ils ne connaissaient d’autres trébuchets que des petites cages qui servent à attraper des oiseaux. Le procureur, mettant la tête hors la portière, demanda par le nom de monsieur Mondétour, qui était, disait-il, le maître de ce château inconnu : mais on n’avait pas plus de connaissance de lui que de son domaine, et personne n’avait jamais entendu parler ni de l’un ni de l’autre.

Enfin le cocher ayant encore voituré pendant plus d’une heure le couple affamé (car, outre la privation volontaire que les époux s’étaient imposée de leur souper de la veille, ils s’étaient encore retenus au milieu de leur déjeûner, afin d’en pouvoir prendre davantage aux dépens du maître du château), le cocher donc ayant rôdé inutilement dans tous les environs, où l’on répondait toujours qu’on ne connaissait ni le maître, ni le château, le procureur commença à soupçonner le tour perfide qu’on lui avait joué.

Effectivement, l’adresse et les noms avaient été supposés, dans l’intention de le faire courir et dépenser inutilement, par un homme sans doute qui, au lieu d’avoir gagné un procès par le talent du procureur, l’avait perdu par sa maladresse.

« Ah ! maudit monsieur Mondétour ! s’écria-t-il en enrageant, c’est un fier détour que vous nous faites prendre là pour arriver à notre dîner ! et nous sommes bien les imbécilles oiseaux que vous avez attrapés à votre infernal trébuchet ! et votre village de Crèvecœur en est un bien véritable pour nous !…

» Comment » ! reprit plus haut encore la dame, furieuse et de l’inutilité de sa belle toilette, et de la perte des deux bons repas sur lesquels elle avait compté, et du riche cadeau qu’elle s’attendait à recevoir… et des frais qu’ils allaient être obligés de payer pour la voiture !… « comment ! il est possible qu’on ait osé s’adresser à nous pour nous faire une horreur pareille !… Ah ! monsieur mon mari, vous me vengerez de cela, ou jamais je ne vous regarderai. — Eh ! comment diable vous en venger ? — Comment ?… par un bon procès bien criminel que vous allez intenter à cette occasion-là, et qui, j’espère, nous vaudra de grands dédommagemens, ou bien vous n’êtes plus digne d’être regardé comme procureur. — Eh mais, ventrebleu ! à qui l’intenter ce procès, puisque ces malheureux et traîtres noms-là ne sont seulement pas connus ?… Notre plus court, madame, est de nous en retourner bien vîte dîner chez nous, car j’ai une faim d’enragé, et de regagner, si nous pouvons, la moitié de la journée sur le louage de notre carrosse » ; et il ordonna au cocher de les reconduire à Paris à toute bride.

Mais le cocher, aussi malin qu’eux, et qui d’ailleurs venait d’entendre leur colloque, se garda bien d’entrer dans leurs vues et de presser ses chevaux pour épargner leur bourse. Il les remmena tout au contraire au très-petit pas, sous prétexte que ses bêtes étaient fatiguées, et même, comme, disait-il, croyant, d’après leur signification le matin, qu’ils dîneraient à ce château, il ne les avait pas fait déjeûner, il s’obstina à s’arrêter au milieu du chemin pour les faire dîner, le couple avare ne voulant pas entrer, pour en faire autant, dans une auberge où lui cocher alla, malgré eux, pour boire à leur santé.

Enfin, après bien des juremens du procureur, et des malédictions de la procureuse, qui ne firent que glisser le long des oreilles du stoïque phaëton, qui ne s’en était pas plus ému que ses chevaux, ils étaient repartis, et n’arrivèrent qu’à près de sept heures du soir à Paris, où ils furent en conséquence obligés de payer la journée toute entière.

Par un calcul de leur amour propre, tout opposé à celui du matin, ils avaient eu l’attention de renvoyer la voiture dès l’autre bout de leur rue, de peur que les voisins, en les en voyant descendre, ne devinassent, à la décomposition de leurs figures, l’humiliant échec dont ils venaient d’être les dupes, et s’en étaient revenus chez eux à la sourdine, de sorte qu’on ne les avait pas entendus rentrer.

Presqu’aussi tourmentés de la faim que je l’avais été moi-même le matin au moment de leur départ, ils montèrent vivement tous deux à la cuisine, pour ordonner et hâter leur souper. Le tapage scandaleux et les éclats bruyans d’une gaieté si inconnue jusqu’alors dans leur maison… (c’était le moment de la plus grande ivresse de nos six clercs, redoublée par la bonne compagnie que leur faisait ma tante), leur firent doubler le pas : ils ouvrent, ils entrent, ils nous surprennent…

Jugez, je vous prie, lecteur, de l’effet que le premier coup d’œil fit sur mes deux ladres, et représentez-vous ce tableau.

Figurez-vous six clercs, ma vieille tante et moi, attablés devant huit à dix plats tout nus, mais qui, au moins par la sauce et les os qui restaient encore, donnaient l’indication des mets friands dont ils avaient été garnis… douze bouteilles de vin vides et rangées par ordre de bataille, excepté deux ou trois qui, couchées sur la table, représentaient des soldats blessés à mort dans un combat… deux fioles de liqueur dont la dernière seulement offrait encore quelques signes de vie… et les huit convives, qui pourtant n’avaient pas été invités par le maître de la maison, bien en train, et chantant à pleine voix en l’honneur de celui qui régalait si bien malgré lui… Ajoutez à cela, le procureur et sa femme les bras en l’air, regardant d’un œil piteux le buffet qu’ils croyaient bien fermé, ouvert à deux battans et tout dégarni… Voyez leurs doigts écartés et recroquevillés comme pour nous égratigner tous, et leurs bouches ouvertes pour nous maudire… mais restant muets tous deux et immobiles par la surprise et l’indignation !… Certes, quelque nouveau Callot pourra dessiner ce sujet-là quelque jour.

L’excès de la fureur rendit pourtant au procureur assez de force pour détacher sa langue, que la stupéfaction avait d’abord collée à son palais.

« Qu’est-ce que c’est que ces maudits renégats-là ! chouans et brigands qui mangent mon bien, qui dévorent ma substance, et qui mettent ma maison au pillage, comme une troupe de bandits qui seraient venus y faire une incursion !… Mais heureusement il y a des lois ; très-heureusement nous savons les faire valoir… et plus heureusement encore, elles vont me venger et vous punir authentiquement.

» Oui, oui ! pas de grâce, ajouta la procureuse ; il faut faire ici une punition exemplaire.

» Dulciter, papa, et vous, la maman », leur dit, sans bouger de la table, le premier clerc, qui n’était pas le moins gris de la bande, et qui reconnaissait à peine le procureur, son patron, « pas de bruit ! nous sommes de bons enfans : nous voilà en train de nous divertir innocemment pour charmer les amertumes de la vie… nous ne vous attendions pas, et c’est cause que nous ne vous avons rien gardé sur le fricot… qui était, ma foi, excellent… Mais voilà encore des places de reste à table ; mettez-vous-y avec nous, faites revenir quelque chose, et nous allons recommencer pour vous tenir compagnie… Je crois que notre procédé est honnête, et que vous n’avez pas à vous plaindre.

» Monsieur ! dit la procureuse à son mari, si vous ne me chassez pas tous ces misérables-là, je vais me trouver mal.

» Décampez-moi bien vîte, drôles que vous êtes », reprit le procureur doublement excité par la colère de sa tendre épouse… et jouant le rôle d’Eole avec les Vents, « partez subitement, et ne répliquez pas ! Demain je vous attaque au palais, et en attendant le jugement, vos gages me répondent de vos malversations et du dégât inouï que vous avez osé commettre chez moi.

» Oh ! c’est nous, au contraire, reprit le maître clerc, qui allons vous citer au tribunal correctionnel, comme un mauvais citoyen, qui veut miner insensiblement les ressources de la nation, en mettant la famine, et faisant périr d’inanition de braves jeunes gens qui pourraient être utiles à l’état et à la population, et dont vous anéantissez toutes les capacités morales et physiques, par votre infame lésinerie. Partons, mes camarades, et prévenons la plainte de notre doux chef, en allant porter nous-mêmes la première contre lui ».

A cette parole, ils se levèrent tous, et quoiqu’en trébuchant, ils enfilèrent la porte en lui disant : « Au revoir, monsieur l’accapareur ! les tribunaux vont décider s’il est permis à un monopoleur, qui boit continuellement le produit de notre encre, d’affamer la jeunesse, et de vouloir nourrir trois clercs avec deux litrons de haricots pour un jour entier ».

Et le sixain de clercs partit joyeusement en défilant, tout le long de l’escalier, la litanie complette de toutes les belles choses qu’ils savaient, ou qu’ils imaginaient sur le compte des deux époux.

Il ne restait donc plus dans la cuisine qu’un quatuor, composé du procureur et de sa femme, de ma tante et de sa nièce.

Le jurisconsulte crut avoir plus beau jeu avec nous, et commençait à vouloir apostropher ma tante pour sa complicité dans ce qu’il appelait une pareille infamie, et déjà il l’assimilait, par ses odieuses comparaisons, à une recéleuse d’effets volés.

« Qu’appelez-vous, infamie » ! lui dit la brave Geneviève, indignée et mettant ses deux poings sur ses deux hanches en avançant sur lui, « infamies, sont les horreurs que vous avez voulu faire à ma nièce » ! (Notez que je lui avais raconté, pendant la suite du repas avec les clercs, la peur que j’avais eue la veille, d’être mordue par le procureur). « C’est toi-même, vieux pécheur endurci, qui es un infame ! Ah ! je crois bien que tu me trouvais trop vieille pour me mordre, et c’est une jeune fille qu’il te faut pour y appliquer la rage de tes dents… Mais de celle-ci, vois-tu, tu n’en tâteras seulement pas d’une… Imaginez-vous, madame, poursuivit-elle en s’adressant à la procureuse, que votre cher et fidelle époux a voulu hier, pendant que vous étiez dans une maison où vous aviez dîné… C’est bon, c’est bon, dit la dame en l’interrompant, je sais ce que vous voulez dire, et je m’en étais doutée d’avance… Voyez-vous, monsieur, que tout se découvre ; je sais à présent à quoi m’en tenir sur l’air échauffé que vous aviez hier au soir, et les motifs innocens de cette inflammation-là !… — Eh bien, morbleu, madame ! quand cela serait, qu’en pouvez-vous dire ? et avez-vous sujet de vous en plaindre, puisque c’est vous qui en avez profité.

» — J’ai à dire que je suis très-mécontente de votre conduite, et que si vous continuez, je me séparerai de vous, et vous ferai rendre ma dot, qui fait bien les trois quarts du fond de votre étude… Réfléchissez à cela… et, pour commencer à m’assurer de vous, j’ordonne à cette belle fille-là, qui goûte avec le maître, et qui dîne avec les clercs, de décamper à l’instant de chez moi.

» Ah jarni ! madame, reprit plus haut qu’elle encore Geneviève, il n’y a pas besoin d’ordonnance de votre part pour ça, c’était ben déjà décidé de la nôtre, et c’est moi-même qui vous ordonne de chercher des filles qui se nourrissent de pain sec, et qui aient encore, malgré ça, le talent de donner à vote mari des chaleurs dont vous, tirez le profit ».

Et, sans faire sa petite révérence accoutumée, ma bonne tante me fit passer devant elle, en hochant la tête et faisant la moue à la procureuse, et saluant le mari d’un adieu, je t’ai vu, insulteur de vieilles ; et dénicheur manqué des jeunes filles ; et nous partîmes, laissant le reste de l’explication à finir au duo doublement et triplement confondu, et qui, pour dernière et plus forte punition, n’avait pas à son tour de quoi souper, après avoir été privé de son dîner…

Ainsi tourne la roue de fortune !…


Fin de la première partie.