Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/10

(Volume I, tome 1p. 113-125).
Partie 1, chapitre X.




CHAPITRE X.


Demi-explication avec la procureuse.
Mes maîtres vont dîner à la campagne.


Je ne sais encore comment la nuit alla pour le procureur et sa femme, mais elle se passa pour moi en rêves bien creux, et en grands tiraillemens d’estomac ; de sorte que j’aspirais fort après le moment où madame viendrait me déprisonner, pour lui demander du moins ma double ration de pain, tant pour la jour courant que nous entamions, que pour la veille où on m’avait fait jeûner si rigoureusement.

Je l’entendis enfin, et ma première phrase fut : « Par grâce, madame, donnez-moi la clef du pain ! Eh mais ! voyez donc cette vorace créature ! s’écria-t-elle avec humeur, ça n’est pas encore éveillée, et ça demande déjà à se remplir le ventre !… Avant que de manger, mam’selle, il faut travailler pour gagner sa nourriture. — Eh mon dieu, ma chère dame ! je ne suis pas éveillée, dites-vous ?… Eh ! je n’ai pas pu fermer l’œil de toute la nuit ! et pour travailler avant de manger, je n’en aurais pas la force, car, après les quatre cuillerées de haricots que vous m’avez données le premier jour, et la demi-botte de raves le second, j’ai bien passé tout le troisième à sec, et je ne crois pas qu’il me faille faire beaucoup de besogne pour gagner une si mince nourriture.

» — Ah, ah ! outre que vous êtes gourmande, vous êtes encore paresseuse et raisonneuse !… C’est bon à savoir ; et tout cela me prouve, comme je m’en étais bien doutée d’avance, que vous êtes un joli sujet ! — Madame, je ne sais pas si je suis belle ou laide, et ce n’est pas là ce qui m’inquiète le plus ; mais ce que je sais très-bien, et ce que je sens encore mieux, c’est que je tombe de besoin, et qu’une cuisinière ne doit pas mourir de faim dans une maison. — Qu’appelez-vous, une cuisinière ? vous en êtes encore une belle, pour parler ! Vous ne savez apprêter aucun ragoût. — Pardon, madame, c’est vous qui m’avez défendu d’en faire, parce que vous m’avez dit que cela excitait trop l’appétit. — Je vous dis encore une fois, ma mie, que je n’aime pas qu’on raisonne, et vous êtes une… répliqueuse : au surplus, si je vous défends de faire des ragoûts, c’est du travail que je vous épargne, et c’est encore une preuve de la bonté de votre condition… N’êtes-vous pas bien fatiguée ici ? Hier, par exemple, vous êtes restée les bras croisés : vous n’avez apprêté ni à dîner ni à souper. — Oui ! les bras croisés, et le ventre vide… j’aimerais bien mieux préparer vos repas, que de perdre les miens, si petits qu’ils soient ; ce que vous mangez dehors, vous, ainsi que monsieur, ne me remplit pas ici, moi. — Mais, mais, quand je dis que cette fille-là est une dévorante ! les provisions d’un fermier-général ne lui suffiraient pas. — Ah ! pardine, madame, quand ce seraient celles-là d’un archevêque ou d’un chapitre de chanoines, tant qu’elles seraient sous la clef comme les vôtres, je ne m’engraisserais pas à en flairer l’odeur.

» — C’est bon, c’est bon ! descendez, mademoiselle la pleurnicheuse, je vas vous donner du pain pour manger, dit-elle (en appuyant bien fort sur ce mot), et vous allez me faire mon déjeûner… mais je mesurerai bien le lait, soyez-en sure, pour voir si vous ne m’en buvez pas ; et ensuite vous me rendrez compte de votre belle journée d’hier, où vous n’avez rien fait du tout, et où monsieur mon mari est revenu de si bonne heure : c’est encore une affaire que je veux tirer au clair » ; et elle descendit.

« Allons, dis-je en moi-même en la suivant, encore un procès que je vais avoir à soutenir avec la femme ! Dieu veuille qu’elle ne soit pas enragée aussi comme l’homme !… Ah ! quelles vilaines conditions que ces maisons de chicane ! Oh ! ma bonne tante ! je regrette déjà presque de ne m’être pas fixée à la partie du lavement » !

Madame ouvrit le buffet, et, tout en rechignant, me coupa un très-petit morceau de pain qu’elle me jeta en me disant : « Tenez, saoulez-vous donc, et qu’on ne vous entende plus vous plaindre et vous lamenter, car vous deshonoreriez ma maison : on dirait que la famine y est »… Ah ! certes, elle cherchait bien à l’y faire trouver aux autres !… et elle retourna dans sa chambre, en me recommandant derechef de bien soigner son chocolat, sans avoir oublié la précaution de bien mesurer son lait, et de me faire remarquer sa hauteur dans le vase.

« Mais, madame, prenez donc garde qu’en bouillant ça diminue, et qu’il y a toujours du déchet. — Eh ! laissez donc, ma bonne ! c’est à d’autres qu’on fait ces contes-là, et nous nous y connaissons… mais je suis raisonnable, je vous passe deux lignes pour le déchet… et n’allez pas me mettre d’eau en place, au moins, car, malgré la protection dont mon mari vous a flattée, et qui vous rend déjà insolente, je vous prouverais bientôt que vous ne dépendez ici que de moi… et souvenez-vous-en : deux lignes de déchet, et s’il y a deux gouttes d’eau, à la porte sous deux minutes » ; et elle partit en me faisant encore deux grimaces ; l’une, sans doute en punition de ma gourmandise, et l’autre, en l’honneur de la protection, ou plutôt de la persécution de son enragé de mari.

Je me mis donc à faire son chocolat, tout en dévorant véritablement le morceau de pain qu’elle m’avait non pas donné, mais jeté comme à un chien.

« O ciel ! me disais-je, en mangeant, pleurant et soufflant le feu tout à la fois, comme il est donc dur de dépendre des autres, et sur-tout de ces corsaires qui font métier de rançonner le public !… Hélas ! toutes leurs criminelles manœuvres sont récompensées, leurs vexations sont autorisées, leurs malfaits sont tolérés… Ils pillent impunément la veuve et l’orphelin, ils s’engraissent des larmes des malheureux !… Comment auraient-ils de l’humanité pour les pauvres diables qui sont réduits à les servir » ?

Le chocolat fait, je le descendis à madame. Monsieur s’était servi son caraffon lui-même, puisque, par une précaution pareille à celle de sa digne épouse, qui craignait que je ne misse de l’eau dans son lait, il appréhendait bien plus encore, que je ne fisse un remplacement dans son vin.

Je remontai à ma cuisine pour me soustraire aux doubles coups-d’œil que me lançaient en dessous les deux époux ; elle, pour voir si son mari me regardait, et si je lui répondais ; et lui, pour deviner dans mon maintien, si j’avais parlé à sa femme de notre procédure de la veille.

Pendant qu’ils déjeûnaient, le facteur apporta une lettre à l’adresse du procureur. Il la lut. Elle contenait une invitation très-affectueuse et très-pressante pour lui et sa femme, de se rendre tous les deux, ce même jour, dans une maison de campagne nommée le château du Trébuchet, à deux lieues de Paris, au-dessus du village de Crèvecœur, où on les attendait pour leur offrir un excellent dîner, et leur donner des témoignages de reconnaissance pour le gain d’un procès, qu’on disait devoir à l’intelligence et à l’activité que ledit procureur avait déployées dans cette cause. La lettre était signée Mondétour, qui se disait oncle du client pour qui mon maître avait si bien plaidé, et qui voulait aussi le charger d’une nouvelle affaire.

Le couple intéressé, qui, outre l’épargne encore d’une journée de nourriture, envisageait un cadeau conséquent en espèces ou en bijoux, qui servirait sans doute de plat de dessert, se disposa sur-le-champ à faire gaiement ce petit voyage. On leur marquait de plus dans la lettre, que ne pouvant leur envoyer de voiture, parce que les chevaux de la maison étaient fatigués, ils eussent à en prendre une, et que les frais leur seraient remboursés avec les intérêts.

Le procureur envoya donc commander un carrosse de remise le plus élégant, et les plus beaux chevaux que l’on pourrait trouver, voyant encore, dans ce faible article, un mémoire de dépens à enfler au double. Sitôt qu’il fut arrivé, la procureuse ayant achevé sa toilette à grande prétention, monta à ma cuisine pour me donner ses ordres particuliers, pour la nourriture des trois clercs restans.

Elle ouvrit le buffet, en sortit deux litrons de haricots, et me recommanda de les bien ménager, pour pouvoir en faire deux repas, au cas que, comme elle le supposait, on les retînt à cette campagne pour souper… et notez qu’en le supposant, son intention était bien d’avance de s’en faire faire l’invitation.

« C’est fort bien, madame, lui dis-je, voilà pour messieurs les clercs ; mais pour moi ?… — Oh ! pour vous ! et toujours pour vous !… Cette fille-là ne pense qu’à elle. — Et mais, madame, cette fille-là est bien obligée d’y penser, puisque les autres l’oublient. — Eh bien, eh bien, n’avez-vous pas du pain ?… je viens encore de vous en donner. — Comment, madame, un quarteron à peu près, depuis avant-hier que je n’avais rien mis dans mon corps !… — Oh ! rien mis dans votre corps ! vous faites la niaise, ma fille ; mais je ne suis pas votre dupe, et si le pain vous manque, vous vous dédommagez sur autre chose. — En vérité, madame, je ne comprends rien à vos reproches ; et sur quoi croyez-vous donc que je puisse me dédommager ? ne serrez-vous pas tout ici sous la clef ? — Oh non, pas tout ce que je voudrais… mais nous y reviendrons : ce voyage que nous sommes obligés de faire, retarde encore l’explication que je voulais avoir avec vous ; mais ce soir, sans faute, j’en aurai le cœur net. En attendant, puisque vous êtes d’un si grand appétit, voilà déjà un restant de pain où il y en a bien une livre, et on n’en donne qu’une livre et demie à un soldat, qui fatigue bien plus que vous ; et vous aurez encore en sus le restant des haricots de la desserte des clercs.

Comment, madame ! y pensez-vous ? Le restant de deux litrons de haricots après deux repas de trois clercs ! ah ! nous n’aurons besoin de cure-dent ni les uns ni les autres. Eh mais ! voyez donc cette impudente, dit-elle en me repoussant pour s’en aller ; ne faudrait-il pas lui laisser carte blanche pour prendre des vivres à sa discrétion chez un restaurateur ?… Allez, allez, mon bijou ; vous êtes trop heureuse qu’on vous laisse du pain, et prenez seulement bien garde que ce ne soit votre blanc que vous mangez le premier dans ma maison ».

Elle descendit alors, et s’emballa dans le beau carrosse de remise, avec monsieur le procureur, gonflés d’orgueil tous deux de se faire voir le long des rues, dans un brillant équipage (ce qui, pensaient-ils, devait leur amener de nouveaux clients). Le cocher fouetta, et les chevaux partirent au grand trot. Je restai dans ma cuisine à les regarder par la fenêtre, et à réfléchir sur mon malheur, sur leur bonheur, et sur la différence dont cette même journée allait être employée par eux et par moi !… Mais nos connaissances sont si bornées ! qu’on ne peut jamais juger d’avance… et le soir dément et détruit souvent tout ce que promettaient les apparences du matin.