Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/09

Partie 1, chapitre IX.




CHAPITRE IX.


Suite de cette affaire. Procès à huis clos
avec le procureur.


Les deux condamnés et le juge retirés, et moi demeurée seule dans ma cuisine, toute abasourdie de la scène affreuse dont je venais d’être témoin, n’ayant presque pas entendu ce que le procureur m’avait dit en sortant, à cause de la confusion où était mon pauvre esprit, je m’attendais à tout moment à me voir donner aussi mon congé.

Dans cette pensée, tremblante sur la réception que me ferait ma tante en me voyant revenir ainsi chassée honteusement, je restais anéantie sur une chaise sur laquelle j’étais tombée au moment de l’apparition subite de mon maître… Cependant la force et la raison me revenant petit-à-petit, je me relevai, et me mis d’abord à ramasser les tessons et à balayer la cuisine, qui offrait à la vue le spectacle d’un champ où l’on venait de livrer une bataille.

En me rappelant à-peu-près le propos que le procureur m’avait tenu, je pensais que je n’étais pas quitte, et que même la plus forte moitié de l’abordage me restait à soutenir lorsque la procureuse, plus intéressée encore que lui, et qui n’avait consenti qu’à son corps défendant à me recevoir, serait avertie du furieux ravage qu’on venait de faire dans ses propriétés.

J’étais dans cette cruelle inquiétude quand je vis entrer un crocheteur portant une hotte couverte dans laquelle il y avait en faïence neuve de quoi réparer tout le dégât fait sur la vieille. Le procureur, qui l’amenait, l’ayant congédié, me dit d’un air à double entente, que je voyais déjà une preuve des bontés qu’il avait pour moi… Que ne voulant pas que sa femme fût instruite de cette fatale catastrophe, parce qu’elle me mettrait à la porte sur-le-champ, il avait pris des précautions pour lui en dérober la connaissance ; d’autant, comme il me l’avait déjà dit, qu’il se réservait à lui seul le droit d’éplucher mon affaire, et de prononcer en dernier ressort à mon sujet.

Là dessus, il m’ajouta que pour mieux donner le change à son épouse, que la soustraction du pot-au-feu pourrait mettre aux champs, il allait la retrouver dans une maison où heureusement elle avait été faire une visite ; qu’il lui dirait qu’il avait fait une œuvre charitable, en envoyant le bouillon et la viande à de pauvres gens malades, de son quartier, et qu’il se ferait prier à dîner, ainsi qu’elle… que par ce moyen je n’aurais rien à apprêter, et que conséquemment il me resterait tout le temps de remettre ma cuisine en état, pour que madame ne s’aperçût de rien à son retour, et il partit.

Je fus pénétrée d’une si grande complaisance de la part d’un maître, et je ne pouvais assez admirer la bonté de son caractère, qui lui faisait prendre tant de peine pour m’épargner des réprimandes de ma maîtresse. Il est vrai que je réfléchissais bien que du côté de l’intérêt il n’y perdait rien, puisque monsieur de Lafleur et le clerc lui payaient déjà entr’eux le double de sa faïence ; quant à son pot-au-feu, outre qu’il n’avait sans doute pas oublié de le porter en compte, il le retrouvait encore, et avec un bénéfice, sur un dîner entier et bon, qui allait de plus lui épargner le reste de la consommation qu’il aurait dû faire chez lui ; et il se procurait de surcroît l’honneur d’avoir fait une action charitable, en se vantant d’avoir substanté de pauvres malades. Cependant, j’avais tant de peur de sa femme, que je me croyais très-redevable envers lui de ce qu’il faisait, disait-il, pour me sauver de sa colère. On verra bientôt les motifs qui le faisaient agir, et on jugera si ma reconnaissance lui était bien due.

Je replaçai donc la nouvelle faïence dans les cases vides du vaisselier, comme après une bataille meurtrière, on met des recrues en place des vieux soldats dont le sang a payé la victoire : j’essuyai la graisse sur le buffet et sur les murs ; j’épongeai les carreaux et les lavai à plusieurs reprises avec force eau, pour effacer les traces et enlever jusqu’à l’odeur du vin qui les avait baignés, et j’attendis ensuite la rentrée de mes maîtres et leurs ordres pour le souper.

Monsieur le procureur revint le premier ; il avait eu la politique, après son dîner dans cette maison où il s’était invité de lui-même, d’embarquer sa femme dans une partie de reversi, et avait prétexté une affaire au Palais, où il devait, avait-il dit, comparoir à une audience de relevée, pour prendre des défauts… mais, c’était de celui de madame qu’il pensait à profiter. Je ne fus pas long-temps à m’en apercevoir.

Le bon vin qu’il avait bu copieusement ; l’absence de sa chère, mais pas trop douce moitié ; la supériorité qu’il avait sur moi, et l’espèce de prise que semblait lui donner encore la malheureuse aventure du matin… tout cela, dis-je, réuni, paraissant devoir lui donner beau jeu pour l’exécution d’un projet qu’il avait conçu dès le premier moment de ma présentation chez lui, il ne se gêna pas pour me le déclarer.

Il me sonna donc, et me fit descendre dans sa chambre, dont il ferma soudain la porte, et retira furtivement la clef dès que je fus entrée. Ce préliminaire commença à me paraître de mauvais augure.

S’apercevant d’une espèce d’inquiétude que je ne pus dissimuler, « que ceci ne vous effraye pas, mon enfant », me dit-il gravement en s’étalant dans une large bergère.

« Je vous fais comparoir pour procéder à l’examen de la cause qui est restée en suspens ce matin. Mais, quoique je dusse, vu la gravité du délit, n’être pour vous qu’un juge sévère, je sens que mon cœur, prévenu en votre faveur, veut être votre avocat contre ma bourse ; mais il faut lui fournir des moyens de défense. Voyons, avez-vous des pièces à produire pour constater, ou du moins laisser présumer votre innocence ?…

» — Moi, mon cher monsieur ! Eh mon dieu, je n’entends pas ce que vous voulez me dire : je suis certainement très-innocente, mais je n’ai pas de pièces à vous produire. — Tant pis, mon enfant ! les meilleurs procès se perdent tous les jours, faute de pièces à l’appui de son bon droit. — Mais, monsieur, je n’ai pas de procès, moi. — Si fait, mademoiselle, vous en avez un, très-majeur même !… et qui peut, par la tournure des faits incidens à votre charge, viser au criminel… — Ah ciel ! au criminel ! eh, bonne sainte Vierge, quel crime ai-je donc commis ? Deux hommes se battent dans votre cuisine, et cassent vos faïences, est-ce ma faute, à moi, qui en ai eu toutes les jambes brûlées encore par l’éclaboussure du bouillon !… — Eh bien, ma fille, voilà déjà un commencement de ce qu’on appelle des pièces au soutien d’une cause : voyons, produisez-les ces jambes brûlées, et je vais procéder à la vérification ».

Alors me tirant vivement à lui, il procédait déjà effectivement à relever ma jupe ; mais je lui dis séchement : Laissez-donc, monsieur, vous êtes procureur, mais vous n’êtes pas chirurgien.

» Mademoiselle, reprit-il, les gens de notre état sont tout : d’ailleurs ici je suis votre juge suprême, et je réunis tous les pouvoirs… Ne croyez pas m’échapper par des faux-fuyans et des semblans de scrupule de pudeur ; il n’y en a pas qui ne doivent céder à l’obligation de faire connaître la vérité. Un attentat énorme a été commis, consommé dans ma cuisine, et vous en êtes complice… — Moi, complice !… — Oui, et plus encore… plus responsable envers moi que les deux autres, car vous en êtes la cause première ; et sans vous, le délit n’existerait pas, suivant cet axiome incontestable : Sublatâ causâ collitur effectus.

» — Mais, mon cher monsieur, tout ce beau jargon-là que je n’entends pas, ne prouve pas non plus que c’est ma faute. Est-ce que c’est moi qui ai dit à ces deux hommes-là de casser vos affaires, et de m’estropier moi-même avec ?

» — Si votre langue ne le leur a pas conseillé, vos yeux le leur ont ordonné. — Ah ! ça n’est pas vrai non plus ; je réponds bien que mes yeux ne leur ont pas plus fait de signes que ma langue. — Mauvaise défense, tergiversage, nullité dans vos moyens ; la conviction existe contre vous, et je dois vous condamner comme eux à payer le déchet. — Mais, c’est injuste, ça, monsieur… et d’ailleurs avec quoi voulez-vous que je vous paie, puisque je n’ai rien ? — Je le sais : depuis le peu de temps que vous êtes chez moi, vous n’avez encore rien gagné, ainsi je ne peux rien vous retenir, ni vous imposer une amende pécuniaire… mais on peut commuer la peine ; et comme il faut toujours que justice soit faite, et que mes intérêts ne doivent pas être lésés, il faut que je trouve avec vous un dédommagement à telles fins que de raison ; et comme dit formellement la loi : Qui ne peut payer en grains, doit au moins payer en farine ».

Alors me prenant la main, et m’attirant encore à lui, mais plus doucement cette fois, il me dit d’un ton patelin, en voulant me faire asseoir sur ses genoux…

« Ecoute-moi, ma pauvre enfant ; je ne suis pas méchant, et loin de te vouloir du mal, je suis tout disposé à te faire du bien. Tu dois penser que je devine le fond de cette affaire-là ; d’ailleurs mon clerc m’a tout dit : tu as la bêtise de t’en laisser conter par ce coquin de Lafleur que je ferai chasser demain de chez son abbé, comme j’ai chassé mon clerc… Il appartient bien à ces misérables gredins-là de convoiter un minois friand comme le tien » !… Et il caressait mes joues. « Une taille élégante comme celle-là » ! Et il la serrait entre ses deux mains. « Deux jambes fines comme ces pauvres petites, qui ont été brûlées tantôt par leur impertinente extravagance ! des petites cuisses si rondelettes » !… Et il les pressait également par-dessus ma jupe. « Et cette charmante gorge dont la blancheur m’éblouit, et que je veux absolument baiser… Oui, tiens, ma belle, voilà pour le moment tout le paiement que j’exige de toi pour te mettre hors de cour et de procès »… et il allait joindre l’effet à la parole, quand, me débarrassant de ses mains, je m’échappai brusquement, et courus à la porte pour l’ouvrir… mais il avait poussé un ressort secret que je ne connaissais pas, et il me rattrapa.

« Oh bien ! dit-il, mademoiselle, puisque vous faites rébellion à justice, et que vous ne vous êtes pas soumise au premier jugement, j’en rappelle moi-même en dernière instance, et vous allez payer le principal, les intérêts et les dépens »… et il s’élança sur moi, les yeux étincelans, la bouche écumante, et grinçant les dents comme un animal carnassier et furieux qui saisit une proie tremblante.

Mes mains étaient comprimées fortement dans une des siennes, ma voix était étouffée par la frayeur et l’épuisement, et mes larmes, seule ressource que je pouvais employer, ne faisaient que l’animer davantage au lieu de le fléchir… C’en était fait, et le loup allait dévorer la brebis !… quand nous entendîmes le bruit d’un fiacre qui arrêtait dans la rue, devant sa porte. Il regarda par la fenêtre, et vit la procureuse qui en sortait : aussitôt il m’ouvrit sa chambre, m’embrassa, me poussa dehors, et me dit de remonter bien vîte à ma cuisine, et sur-tout de ne parler de rien à sa femme.

On juge bien que je ne me fis pas prier pour décamper. J’enfilai rapidement l’escalier, et regagnai la cuisine sans être aperçue. Je bénis le retour imprévu de la procureuse, qui m’avait délivrée si à propos des griffes de son mari… Car, sans deviner encore au juste ce que ce méchant homme aurait voulu faire de moi, je me figurais, en me rappelant sa mine effroyable, qu’il avait apparemment une maladie de convulsions, et que c’était comme des attaques de rage qui lui prenaient à l’aspect des jeunes filles… car je l’avais déjà vu une fois à peu près en pareil état, en reconduisant une couturière qui avait apporté un deshabillé pour madame, en son absence.

La procureuse, qui vraisemblablement lui connaissait cette maladie-là, l’ayant vu sortir de si bonne heure, et la laisser seule dans la maison où ils avaient dîné ensemble, avait sans doute eu peur qu’il ne retournât chez lui exprès pour me mordre ; elle avait donc quitté le jeu, et était revenue promptement et bien heureusement pour moi, au moment où je n’avais encore reçu que des égratignures.

Je ne sais pas ce qu’elle lui dit en le voyant dans la terrible situation où je l’avais laissé, ni quels remèdes elle lui administra pour calmer ses effrayans transports. Je restais dans la cuisine à attendre qu’elle vînt me donner ses ordres pour le souper : mais après avoir inutilement allumé un grand feu, croyant en avoir besoin pour faire la compote de pigeons annoncée du matin, car je ne savais pas encore que, quand ce couple avare dînait en ville, il n’y avait pas de souper à la maison… madame monta, et me dit de l’éteindre bien vîte, et d’aller me coucher, parce que monsieur se trouvait indisposé, et qu’ayant très-bien dîné, ainsi qu’elle, ils n’avaient pas besoin de manger.

Là-dessus, elle me renferma dans mon grenier pour jusqu’au lendemain, sans se soucier de ce que mon estomac n’était pas si bien garni que les leurs… Cependant, vu la scène du matin, et leur bon repas pris en ville, je n’avais ni déjeûné, ni dîné, ni soupé… et ce que j’avais mangé pendant les deux premiers jours, ne m’avait pas coûté de peine à digérer. Dieu garde les jeunes filles de bon appétit, d’être servantes chez des procureurs !