Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/08

Partie 1, chapitre VIII.



CHAPITRE VIII.


Bataille dans la cuisine du procureur.


Cette malheureuse et ridicule affaire donna beaucoup à penser à ma tante, qui à peine rendue chez elle, réfléchit, pesa et balança beaucoup pour déterminer si elle continuerait ou non l’état de la seringue. Des événemens bien moins conséquens l’avaient déjà fait renoncer à des emplois plus relevés. Sa conscience timorée lui faisait regarder comme un péché doublement mortel, et d’avoir fait, quoiqu’involontairement, voyager en l’air un prieur de Carmes, et d’avoir exposé son postérieur sacré aux regards profanes d’une tourbe mondaine, et la décidait presque à faire abjuration… de l’autre, l’amour propre, car il est permis d’en avoir dans telle partie que ce soit, quand on y excelle, la rattachait à la canule, et la revissait plus que jamais sur la seringue.

Elle s’en remit enfin à se décider par les circonstances, et à voir si cet événement, qui faisait beaucoup de bruit, serait nuisible ou favorable à ses intérêts, en augmentant ou diminuant le nombre de ses pratiques.

Pendant que ceci se passait, j’étais dans la cuisine de mon procureur, et les deux premiers jours s’étaient écoulés assez tranquillement, sauf les vivres, dont on me faisait une part bien mesquine.

Le matin du troisième, monsieur de Lafleur vint me faire une visite. Il commença par m’apprendre l’histoire du lavement inflammable de ma tante, de l’éclat prodigieux qu’elle faisait dans le monde, et me fit craindre que cela ne lui devînt très-préjudiciable. Enfin il me remit sur le chapitre de son amour, me dit qu’il avait des propositions très-sérieuses à me faire pour le projet de notre établissement, et qu’il venait me chercher pour aller déjeûner avec lui en un lieu où nous serions plus à notre aise pour nous expliquer. Moi, qui me ressouvenais de sa leçon de cuisine au cabaret, et qui avais bien promis à ma tante de ne me plus retrouver seule avec lui en pareil endroit, du moins avant le mariage, je lui répondis qu’il m’était impossible de sortir, et que monsieur le procureur me l’avait expressément défendu.

« Eh ! mais, reprit-il, prenez le prétexte d’aller acheter quelque provision dont on a toujours besoin dans une cuisine ; je vais sortir devant, et vous attendre au coin de la rue. On gagne une heure comme ça, sans que ça paraisse. Oh ! ce prétexte-là, lui dis-je, ne servirait à rien. Madame sort toujours avec moi pour cela. C’est elle qui achète et qui paie ; moi, je ne fais que porter la marchandise. — Ah ! la belle précaution de procureuse !… Eh bien, dites-lui que c’est pour vous aller faire prendre mesure d’une paire de souliers ou d’un casaquin, et je vous demanderai la permission de vous en faire le petit cadeau. — Non. Cette malice-là est encore prévue. Madame m’a dit qu’elle ne voulait pas qu’on me prît aucune mesure qu’en sa présence. — La peste soit de sa prévoyance ! Supposez-lui donc que votre tante est malade, et qu’elle veut vous voir. — Oh ! elle ne me le permettrait pas davantage, elle craint trop le mauvais air pour cela, et elle m’a même prévenue d’avance que si je tombais malade, j’irais me faire soigner hors de sa maison. — Le Diable l’emporte ! Puisse-t-elle attraper une bonne fièvre elle-même !… Oh mais, pour le coup en voilà une immanquable ! dites-lui que c’est pour aller à confesse, que votre confesseur vous a remise à aujourd’hui pour vous donner l’absolution. — Ah ben, oui ! elle me répondrait ben vîte que si je fais d’assez gros péchés pour qu’on m’ait refusé l’absolution, elle ne veut pas d’un mauvais sujet comme moi chez elle. — Eh mais, morbleu ! il n’y a donc pas de ressources ? — Oh ! non ; pour sortir il n’y en a aucune. Le mari et la femme m’ont déclaré tous les deux que je devais me regarder comme clouée ici. — Que Lucifer les y enchaîne, eux, ces maudits tyrans-là !… Oh ! je vas vous chercher une autre condition que celle-là ; c’est trop incommode !… Mais du moins je peux déjeûner ici avec vous. Ils ne seront pas scandalisés de m’y voir, peut-être bien ? — Dame, je ne sais pas ; mais comme ils ne me l’ont pas défendu, nous pouvons l’essayer ».

Monsieur de Lafleur se décida enfin pour ce dernier parti. « Avez-vous la clef de la cave ? reprit-il, nous y descendrions ensemble. — Oh ! non. C’est monsieur le procureur qui la garde. — Oh le vilain ladre ! Je m’en doutais bien. Mais je vois un petit jardin là où il y a un berceau couvert ; allons nous y promener un instant. — Cela n’est pas possible non plus. Comme il y a beaucoup de fruits, le procureur en serre la clef avec celle de la cave. — Le chien d’homme a pris ses précautions sur tout ! Restons donc là, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement… Ah mais ! à propos, je m’avise encore. Je ne vois pas de lit ici. Vous avez donc une chambre ? — Oui, au grenier. — Ah ! Dieu soit loué ! Au-grenier soit. Nous y serons toujours plus tranquilles qu’ici, où tout le monde peut venir nous écouter. Montons-y, ma chère Suzon. — Ça ne se peut pas davantage. C’est madame qui me l’ouvre le soir pour me coucher : elle m’y enferme la nuit, et quand elle m’a rouvert le matin, elle emporte la clef dans sa poche. — Eh mais, ventrebleu ! vous êtes donc en prison ici ? — Oui : c’est bien à-peu-près la même chose. — Oh ! c’est trop fort ! et pas plus tard que demain je vous trouverai une autre maison, où on ne vous enfermera pas. En attendant, déjeûnons toujours, et si vos enragés de maîtres se fâchent, eh bien, tant mieux ; je vous emmènerai tout de suite avec moi. Y a-t-il quelques provisions ici ? — Oui, il y a du beurre, des œufs, du petit salé, et des pigeons pour faire une compotte pour leur souper. — Oh morbleu ! c’est excellent ; nous allons faire sauter tout ça… Ils jureront, et c’est ce que je demande. Où tout ça est-il ? — Dans ce grand buffet-là, dont madame a toujours la clef aussi. — Comment, encore cette clef-là !… Eh mais, comment faites-vous donc pour le fricasser ? — Quand il est l’heure que je commence le repas, elle vient me donner ce qu’elle veut que j’accommode. — Que le tonnerre la confonde ! C’est dit et décidé, vous ne resterez pas ici. Je m’en vais chercher du vin et du fricot,… et du pain aussi ; car apparemment on vous en coupe un morceau quand on veut permettre que vous mangiez ? — Ah ! mon Dieu, tout fuste. — Oh ! les vilains ! les avares ! les cancres !… ».

Et il descendit l’escalier en leur prodigant toute sorte d’épithètes.

Un peu après que monsieur de Lafleur fut sorti, un grand, jeune et faraud de clerc, qui avait déjà cherché trois ou quatre fois à me parler, entra dans ma cuisine. En rôdant par les montées, il avait entendu une partie de notre conversation. Après un petit compliment qu’il me fit d’un petit air fat, il me demanda ce que c’était que cet homme qu’il venait de voir descendre. Je lui répondis que c’était un ami de ma tante, le valet de chambre d’un abbé commendataire fort riche, et mon protecteur enfin.

« Ah ! protecteur, reprit-il d’un ton suffisant, est-ce qu’un homme comme ça est dans le cas de protéger ? — Oui, monsieur, c’est lui qui m’a fait entrer dans cette maison ; mais il ne se bornera pas là, car il dit qu’il veut m’épouser.

» Fi donc ! s’écria-t-il avec dédain, une jolie et charmante fille comme vous n’est pas faite pour un malotru de valet. Il lui convient bien d’oser prétendre à cette bonne fortune-là !… Oh ! ma chère enfant, ajouta-t-il, en commençant à vouloir me caresser et me prendre le menton et les mains, vous devez aspirer à une plus brillante conquête ». Et voyant que je me reculais et me refusais à la liberté de ses gestes : « Oui, si vous voulez vous humaniser un peu, je vous ferais connaître quelqu’un qui vous aura bientôt fait oublier les viles propositions du valet d’un abbé ». Et tout en disant cela il avançait toujours sur moi, et voulait m’embrasser.

Je lui remontrais honnêtement qu’il s’émancipait un peu trop, et que monsieur le procureur n’entendait pas que je me laissasse conter fleurette chez lui, encore moins que l’on prît avec moi de certaines libertés… Sans m’écouter il me serrait toujours, et m’ayant rencognée entre la cheminée et le buffet, il allait, disait-il, m’embrasser de force, pour m’apprendre à faire la petite cruelle… Ne me voyant plus de moyen pour l’éviter, je saisis l’écumoire avec quoi je venais d’écumer le pot-au-feu, et la portant vivement entre mon visage et le sien, qu’il appuya fortement au même instant, il se remplit toute la figure de graisse, et s’écorcha en plusieurs endroits avec les trous de l’écumoire, qui n’étaient que grossièrement limés.

Il se retira furieux, et tout en se débarbouillant avec un fin mouchoir blanc, il m’accabla d’invectives. Il me traita de petite mijaurée, de bégueule… et finit par me dire qu’une dévergondée qui s’abandonnait à un méprisable laquais, devait se trouver trop honorée des caresses d’un homme comme lui.

Monsieur de Lafleur, qui remontait pendant cette scène, avait, comme le clerc, écouté aussi un instant à la porte pour voir ce que la chose deviendrait ; mais à l’apostrophe impertinente que ce dernier venait de nous faire à tous deux à-la-fois, n’étant plus maître de sa colère, il ouvrit et entra brusquement.

« Comment ! mauvais gratte-papier ! lui cria-t-il, impudent saute-ruisseau ! tu as l’audace d’insulter une honnête fille, et de mépriser un brave homme qui vaut mieux que toi » ! et en même temps il lui fit voler à la tête une bouteille de vin qu’il apportait pour notre déjeûner. Le clerc esquiva heureusement le coup, et la bouteille, en se brisant contre le chambranle de la cheminée, inonda la cuisine des flots de la liqueur que nous aurions dû boire.

Monsieur de Lafleur, fâché de l’avoir manqué, et voulant réparer sa maladresse, ne perdit pas de temps, et en l’ajustant mieux, lui couvrit cette fois le chef, d’un poêlon de côtelettes de porc frais, dont la sauce lui brûla les joues et découla du haut en bas de sa personne. Le clerc, pour se venger, saisit le pot-au-feu à deux mains, et le lança contre son adversaire ; mais il tomba à moitié chemin, se brisa, et le bouillon qui était bien bouillant, éclatant et rejaillissant de tous côtés, nous échauda à tous, et à lui-même, les jambes, et augmenta l’inondation dans laquelle nous barbottions déjà.

Mon défenseur décrocha un saladier, et le lui cassa sur l’estomac. L’apprenti chicanier prit une soupière, et la lui brisa sur les côtes. Leur double fureur augmentant toujours en proportion du mal qu’ils se faisaient mutuellement, en un instant tous les plats, les assiettes et les verres furent en morceaux, et les deux assaillans n’ayant plus rien à se jeter, et ne pouvant avancer l’un contre l’autre pour se gourmer, à cause de l’encombrement des tessons qui arrêtaient leurs pieds, songèrent à s’attaquer de loin avec d’autres armes. Le clerc arracha le manche d’un balai, et en allait épousseter les épaules de mon protecteur, quand celui-ci empoigna la broche et se mit en posture de faire jouer à l’autre le rôle de dindon, un peu plus tragiquement que je n’avais joué celui de poularde.

Au vacarme de tout ce cassement et aux cris que je poussais, le procureur arriva juste à temps pour empêcher un assommage ou un embrochage, et peut-être tous les deux… Il recula d’horreur et de douleur à la vue des débris de tout son vaisselier…

Mais son aspect avait suffi pour faire tomber des mains des deux acharnés champions leurs armes meurtrières, qui bien heureusement n’étaient pas encore teintes de leur sang. Chacun des combattans voulut lui expliquer à son avantage le sujet de la dispute, mais le procureur, dont l’ame saignait à la vue d’un si effrayant déchet, les condamna sans vouloir écouter ni l’un ni l’autre. Il prononça que le délit était constant et constaté ; qu’ils étaient criminels tous deux, pris tous deux flagrante delicto, et qu’ils paieraient également tous deux chacun la totalité du dégât, l’un pour acquit de la perte réelle, et l’autre pour réparation du scandale qui en résultait.

Après ce bel arrêt, il mit monsieur de Lafleur à la porte, lui défendant de remettre les pieds chez lui, et l’assurant qu’il allait le recommander à monsieur l’abbé, son maître, et lui présenter un bon mémoire à défalquer sur ses gages. Ensuite il fit le décompte du clerc, et lui ayant retenu ce qu’il voulut pour la casse, il le congédia de même. Pour moi, il me dit qu’il ne jugeait pas ma cause pour l’instant, parce qu’il était trop en colère ; mais qu’il l’appellerait le soir, et qu’il entendrait mes défenses, si tant était que j’en eusse à produire.