Michel Lévy frères (p. 186-209).



IX


Le soir, on me rappela dans les appartements. Je trouvai Manuela plus malade que le matin, et, le lendemain, elle le fut encore davantage. Les symptômes, sans être alarmants, étaient plus caractérisés. Je dus la revoir dans la journée et le soir encore. Je pris le parti d’écrire à M. Brudnel.

Il venait d’écrire de son côté à Manuela sous mon couvert :

« Ma sœur est morte, acceptant la restitution pure et simple de la somme qu’elle m’avait prêtée. Pour satisfaire au plus tôt ses héritiers, je dois partir pour Bordeaux aussitôt après les funérailles, c’est-à-dire demain soir. J’espère être auprès de vous dans huit ou dix jours. Patience, ma chère fille ; votre ami Richard vous bénit. »

Cette lettre laconique me fut aussitôt communiquée par Manuela.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? me dit-elle.

— Je pense qu’elle n’est pas compromettante, et je n’y vois rien qui confirme les engagements pris envers vous.

— Il n’y a jamais eu d’engagements formels, et sir Richard n’écrit jamais autrement.

— Qu’appelez-vous des engagements formels ?

— Une promesse écrite. Je n’en ai jamais demandé.

— Et c’est le tort que vous avez eu, dit la Dolorès. Le vent emporte les paroles.

— Tu veux me faire douter de lui. Voyons, docteur, vous qui le connaissez si bien et qui l’aimez tant !

— Je ne peux pas avoir d’opinion, ne sachant pas si ses paroles ont été aussi explicites que vous vous en êtes flattée.

— Mon Dieu, je ne sais pas non plus, moi !… Il m’a dit qu’il ne se marierait jamais avec une autre. Oh ! cela, j’en suis bien sûre, il l’a juré.

— Il tiendra parole, mais ce n’est pas une promesse de vous épouser.

— J’en conviens. Pourtant il a consenti à me laisser porter son nom et passer pour sa femme.

— Il y a consenti parce qu’il n’a pu faire autrement, observa la Dolorès. Rappelez-vous comment la chose s’est passée. C’est moi qui ai commencé à vous appeler madame et à dire aux domestiques que vous étiez mariée avec lui. Ma naissance et mes principes ne me permettaient pas de servir une personne indigne de respect. Vous étiez pure, je le sais, mais personne n’eût voulu le croire. M. Brudnel était absent dans ce moment-là. Quand il revint, le pli était pris. Il me gronda de ne vous avoir pas plutôt fait passer pour sa fille. Il était trop tard pour changer ce qui était. Il a subi le rôle que je lui avais donné, mais je ne pense pas que cela l’engage à le ratifier par un mariage.

— Enfin ! s’écria Manuela en s’adressant à moi, elle veut me désespérer, vous voyez ! Et elle me rend plus malade, elle qui prétend m’aimer plus que tout au monde !

— Serez-vous, lui dis-je, réellement désespérée, si vous restez avec sir Richard dans les conditions privilégiées où vous êtes depuis cinq ou six ans ? Que vous manque-t-il ? Rien, pas même la considération, puisqu’il vous a laissée usurper le titre d’épouse. Vous vous ennuyez, vous souffrez d’être trop enfermée ; il s’agit d’obtenir qu’il vous fasse sortir plus souvent et qu’il vous conduise en voiture au lieu de vous accompagner à cheval. Cela ne me paraît pas bien difficile, et, dès qu’il vous saura souffrante, il s’empressera de vous satisfaire.

— Certainement, reprit la Dolorès, c’est un homme très-bon, et il a beaucoup de tendresse pour elle ; mais appelez-vous donc ces promenades-là le plaisir et le bienfait de la liberté ? Peut-on vivre éternellement tête à tête avec un homme qui n’a plus les besoins et les goûts de la jeunesse ? Jamais de conversations, jamais de visites, jamais de théâtre ni de bal. Voyons, monsieur le docteur, si vous aviez une femme, la tiendriez-vous à l’attache comme cela ?

— Si j’avais une maîtresse, peut-être ; une femme légitime, j’exigerais qu’elle ne s’occupât que de son ménage et de ses enfants. C’est vous dire que je ne prendrai jamais pour femme une personne qui aura besoin, pour se bien porter, de conversations, de visites, de théâtre et de bal.

— Eh bien, reprit Dolorès, vous seriez dans le vrai, parce que vous auriez un ménage et des enfants ; votre femme aurait de quoi s’occuper, et elle vous aurait, d’ailleurs ! Un homme jeune et beau, on n’est pas triste, on n’est pas malade quand on a une pareille compagnie, tandis que…

— Assez ! dit Manuela, qui était devenue rouge comme le feu et dont la voix tremblait. Tais-toi, Dolorès, tu ne dis que des sottises et des impertinences !

— Tout cela est étranger à mes visites de médecin, observai-je. Parlons de votre santé.

— Ma santé ? s’écria-t-elle ; non, je ne veux pas m’en occuper ! Je veux me laisser mourir, j’ai assez de la vie.

Et, comme j’allais la gronder :

— Laissez ! reprit-elle avec véhémence. Je vois trop clair à présent. Richard s’imagine peut-être que j’en veux à son rang et à sa fortune… Et vous ! je parie que vous le croyez aussi. Ah ! malheureuse que je suis ! Je l’aimais pour lui-même, pour sa beauté morale, pour son grand esprit, pour sa bonté qui est immense, pour ses bienfaits dont j’ai trop abusé, mais surtout pour l’amour vrai et profond que je croyais pouvoir lui inspirer. Vous m’ouvrez les yeux, cruels que vous êtes ! Il ne me juge pas encore digne de lui, il veut continuer l’épreuve, indéfiniment, jusqu’à ce que j’en meure ! Eh bien, que cela soit ; je mourrai pure, et il me regrettera, tandis que, si je le tourmente, il me prendra en dégoût et en mépris. Tais-toi, Dolorès, je te défends de jamais me parler de lui. Laissez-moi, docteur, je ne veux pas m’occuper de ma santé ; je veux rester esclave, prisonnière, objet de luxe dans mon hamac de soie et mon boudoir capitonné, comme vous disiez ! Est-ce que je mérite autre chose, moi qui n’ai ni intelligence, ni patience, ni instruction, moi avec qui un homme de mérite ne peut pas causer, moi enfin qui ai brisé ma vie le jour où j’ai aimé sans savoir où conduit l’amour ? Est-ce qu’on peut me pardonner cela ? Je me suis laissé enlever, pousser dans les plus ignobles dangers ; je ne comprenais pas, j’étais stupide. Je croyais marcher à l’autel, et j’étais jetée dans un mauvais lieu ! Qu’importe que j’en sois sortie comme j’y étais entrée ? on n’est pas excusable de ne pas savoir. Les demoiselles de qualité savent tout apparemment ; moi, j’étais déshonorée avant de rien connaître ! Et pour cela il faut qu’en dépit d’une longue expiation, je sois punie jusqu’à la mort !

Ses sanglots l’étouffèrent ; Dolorès la prit dans ses bras, et, avec une force masculine, la porta sur son lit ; puis elle sortit pour chercher un calmant ; je restai seul avec Manuela.

Il me serait impossible de retrouver dans ma mémoire ce que je pus lui dire pour la consoler et lui rendre le courage. J’étais trop ému pour m’en rendre compte. Je crois que je lui donnai raison contre M. Brudnel, et que je l’engageai à rompre un lien qui ne pouvait qu’être fatal à l’un et à l’autre. J’acceptais malgré moi les idées suggérées par la Dolorès, je ne voulais pas supposer que Richard fût résolu à réaliser les espérances qu’il avait données. Je ne me faisais pas scrupule de dénouer l’engagement invoqué, de montrer un avenir plus simple et plus vrai, de la détacher en un mot d’un joug léger en apparence, mais implacable en réalité.

M’entendait-elle ? me comprenait-elle ? Je n’en sais rien. Elle pleurait, les mains dans les miennes, les yeux baissés, voilés par ses longues paupières, la joue brûlante, le cœur oppressé.

Je lui fis prendre la potion, et, la voyant mieux, je voulus m’en aller.

— Ne la quittez pas, dit Dolorès, vous voyez que je la fâche et l’irrite malgré moi ; votre présence et vos paroles lui font du bien. Restez encore un peu, vous le devez.

J’eus la lâcheté de rester, même après que la malade, abattue par la potion, se fut endormie. Je pris un livre que je paraissais lire, Dolorès sortit sur la pointe du pied.

Le but de cette fille était visible, elle voulait unir nos destinées ; mais comment l’entendait-elle ? Désirait-elle me faire trahir la confiance de sir Richard et me donner les droits de l’amour, tout en lui réservant les charges du mariage ? Avait-elle deviné mes agitations ? Croyait-elle réellement que Richard n’épouserait pas et serait enchanté de me marier avec sa fille adoptive ? Était-elle une bonne femme romanesque ou une intrigante corrompue ?

Mais, elle, Manuela, était-elle vraiment l’être sincère et désintéressé dont l’avenir pouvait me toucher ? N’était-elle point la complice bien stylée de sa duègne ? Ne prétendait-elle pas être ou la femme riche et honorée de M. Brudnel, ou tout au moins sa fille adoptive magnifiquement choyée, avec un amant discret installé dans la maison ?

Je laissai tomber le livre sur mes genoux, et mes yeux s’attachèrent invinciblement sur cette jeune dormeuse qui semblait devenue indifférente à toutes les choses de ce monde. Le profond sommeil n’était pas simulé. L’opium faisait son œuvre : elle avait la pose naïve d’un enfant vaincu par la fatigue. Aucune pudeur affectée ; le peignoir collé aux flancs, l’épaule découverte, le bras étendu, elle était l’image de la chasteté inconsciente et ne m’inspirait en ce moment aucune ardeur pénible à vaincre. J’examinais surtout les lignes de son visage, qui ne m’étaient pas encore familières, son front étroit comme celui d’une statue grecque, indiquant plus de spontanéité que de raisonnement, sa joue sans éclat, mais pure et veloutée, ses sourcils immobiles, ses paupières rougies par des larmes non simulées, sa poitrine vraiment virginale, ses mains souples, indices de douceur, ses doigts lisses, expression d’un esprit sans calcul et sans égoïsme. Non, ce n’était là ni une intrigante ni une ambitieuse ; tout en elle était sincère, et, si le désir ardent de l’amour avait consumé les premières fleurs de sa beauté, c’était à l’insu ou tout ou moins en dépit d’elle-même.

Je l’examinais avec l’intérêt du physiologiste. Le cœur calmé ne soulevait plus de ses battements l’étoffe légère de son peignoir. Était-il atteint d’une lésion inquiétante ? Non, les nerfs seuls étaient assez sérieusement malades, et l’équilibre menaçait de se détruire. Il fallait de l’amour à cette âme tendre, du bonheur à cette organisation refoulée ; mais alors sir Richard, qui avait pu apprécier ses qualités et admirer son dévouement, devait l’aimer avec passion et la garder avec jalousie. Il eût dû prévoir… Pourquoi la laissait-il seule, confiée à la garde d’un homme de mon âge ? Il me croyait donc bien calme ou bien fort ?

Au bout d’une heure, Manuela s’éveilla. Nous étions toujours seuls ; je voulus rappeler Dolorès ; Dolorès était sortie. Manuela me regarda avec un étonnement vague. Elle resta quelques instants sans se rappeler pourquoi j’étais là et sans vouloir me le demander. Je vis qu’elle faisait des efforts pour se souvenir sans être aidée. C’était au reste l’heure de la sieste. L’appartement, vaste, sombre et frais, portait à l’indolence. L’odeur des roses du jardin pénétrait en dépit des fenêtres fermées, avec le chant aigu de la cigale.

— Voyons ! dit Manuela quand la torpeur fut dissipée, je me sens très-bien. Est-ce que Dolorès est là ?

— Elle est sortie.

— Ah oui ! je lui avais donné des commissions ; mais je n’ai pas besoin d’elle. Je veux me lever, docteur. Je suis tout habillée, donnez-moi seulement la main. Je suis encore un peu ivre, car je sens bien que vous m’avez donné de l’opium.

Je la conduisis à son fauteuil.

— Restez près de moi, dit-elle ; je vous suis à charge aujourd’hui pour la dernière fois.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Encore la menace de vous laisser mourir ?

— Non, c’est fini, j’étais folle. Me voilà bien apaisée, bien raisonnable. Ne croyez pas tout ce que dit Dolorès. Je n’ai besoin ni de bals, ni de spectacles, ni de conversations. Je comprends que je ne peux pas épouser sir Richard, et j’y renonce.

— Avec facilité, je trouve ! Il y a une heure, c’était un désespoir…

— J’étais lâche, mais je ne le suis pas toujours. Comprenez mieux ma situation morale. Je ne suis pas éprise de sir Richard, comme vous vous l’imaginez. Je l’aime, oh ! oui, je l’aime, comme mon père s’il veut n’être que mon père, comme mon mari s’il veut que je sois sa femme, c’est-à-dire que la tendresse qu’il me demandera, je la lui donnerai sans regretter trop celle qu’il ne me demandera pas.

— Vous êtes sûre de ne pas la regretter ?

— Je suis sûre d’arriver à cela avec un peu de temps ; je ne suis pas forte, mais je suis douce, je me soumets toujours. À présent, j’en ai l’habitude, et cela me coûte de moins en moins.

— Et vous pensez n’être plus malade quand vous aurez pris votre parti ?

— Je l’espère ; et qu’importe d’ailleurs que je sois un peu plus ou moins souffrante ? On s’habitue au devoir. Le mien est de complaire à Richard, de le rendre heureux comme il l’entendra.

— Même d’être sa maîtresse, s’il le désire ?

— Non, il ne le désirera pas. S’il avait un moment d’égoïsme, il ne serait plus lui-même.

— Pourtant, s’il l’exigeait ?

— Alors, je ne sais plus ; mais, le jour où il voudrait m’avilir après m’avoir tant respectée, je mourrais de honte et de chagrin.

— Vous n’avez pas toujours pensé comme cela !

— J’en conviens ; mais, à présent que j’ai compris tant de choses dont je ne me doutais pas…

— À présent, vous rougiriez, vous pleureriez peut-être, mais vous céderiez ?

— Mon Dieu, pourquoi ces questions-là ? Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Rien absolument, c’est le médecin qui vous interroge pour savoir si vous risquez une maladie grave par manque ou par excès de courage.

— Eh bien,… tenez, docteur, je vous demanderais conseil.

— Vous êtes bien bonne, répondis-je avec un rire amer.

Elle me regarda avec l’étonnement le plus ingénu.

Je sentis mon tort et changeai vite de ton.

— Si je vous donnais un conseil, repris-je, vous ne le suivriez pas.

Elle insista, l’impatience me reprit et me domina.

— Il est étrange, lui dis-je, qu’une femme demande conseil en pareil cas. Il me semblait que le sentiment de sa dignité devait suffire ; mais vous vous êtes fait un devoir et une vertu de vous mettre toujours hors de cause, sans même songer à faire la plus légitime et la plus nécessaire des réserves. On serait fort embarrassé de donner conseil à une personne qui s’abandonne ainsi, quand la passion allume son imagination malade.

La pauvre fille ne chercha point à se défendre. Au contraire, elle me donna trop raison.

— Il est certain, dit-elle, que je n’ai pas le mérite de ma vertu, puisque je l’eusse complétement sacrifiée s’il l’eût exigé, et à présent encore… je ne me sens aucune énergie contre lui. Je n’ai de protection que son point d’honneur. Que voulez-vous ! ce n’est pas tant l’imagination, comme vous dites, c’est la reconnaissance, c’est un sentiment filial…

— Oh ! ne profanez pas ce mot-là, m’écriai-je ; un sentiment filial n’est pas un sentiment bestial.

La jalousie me dévorait. Ma véhémence l’effraya. Elle me regardait avec une stupéfaction qui me troubla au point que je n’entendis pas rentrer Dolorès. Il est vrai qu’elle rentra sans le plus léger frôlement, et qu’elle se tint près de la porte sans bouger. L’étonnement de Manuela achevait de m’irriter. Son innocence me faisait l’effet d’une immoralité incurable ; mais pourquoi la voulais-je morale, moi dont les désirs ne pouvaient être que coupables ? C’est apparemment que je n’espérais plus les vaincre, et que j’aurais voulu trouver en elle la force qui m’abandonnait.

— Tenez, lui dis-je avec dépit, il vous manque l’instinct du respect de soi-même. M. Brudnel n’abusera pas de cette infirmité, mais qu’il n’espère pas vous marier avec un homme qui aura la notion de ce qui vous manque ! Que vous importe après tout ? Vous rencontrerez facilement un nécessiteux sans délicatesse, qui se trouvera heureux de toucher une belle dot et de posséder une jolie femme. Vous ne vous apercevrez pas de sa lâcheté, et vous serez peut-être très-heureuse aussi. Il y a des destinées logiques avec elles-mêmes, des dénoûments naturellement amenés par la force des choses. Les bons conseils et l’indignation des âmes honnêtes n’y peuvent rien changer.

Là-dessus, je sortis, sentant que je me trahissais, et me trouvai face à face avec la Dolorès. Je crus qu’elle allait me retenir, et je m’apprêtais à la repousser de mon chemin ; mais elle me fit place, attachant sur moi un regard de pénétration railleuse qui n’excluait pas un sourire de satisfaction.

— Je suis perdu, pensais-je en rentrant chez moi, à moins que je n’aie réussi à offenser mortellement l’odalisque, auquel cas sa haine me préservera de ma folie.

Je crus avoir atteint ce but, car pendant trois jours non-seulement je ne la vis pas, mais Dolorès ne parut pas chez moi. Je fis demander des nouvelles de madame. Le négrillon vint me dire que madame me remerciait et qu’elle allait très-bien. Je ne le croyais guère, car je voyais le jardin silencieux et fermé. Plus de rires, plus de castagnettes sous la tendine. On eût dit que les chiens et les perruches étaient devenus muets. Ou l’on me boudait ou l’on souffrait davantage. Je n’étais pas sans remords. J’avais bien mal soigné ma malade, lui versant d’une main de l’opium, de l’autre lui déchirant le cœur. J’avais déchiré le mien davantage. Chose étrange, quand j’étais auprès d’elle, tout m’exaspérait ; seul, je me la rappelais bonne et charmante, j’oubliais son irritante situation.

Je cherchais un prétexte pour la revoir, quand je reçus une lettre de M. Brudnel. Je vis, dès les premiers mots, que la mienne ne lui était point parvenue. Cette lettre était datée de Pau :

« Mon cher docteur, me disait-il, me voici en route pour Bordeaux, où je dois conférer avec mon banquier pour un gros remboursement aux héritiers de ma sœur. C’est une affaire simple et facile, car depuis longtemps la somme est placée entre les mains de ce banquier en prévision de ce qui arrive. Mon revenu sera diminué de beaucoup, mais je rentre dans la liberté de l’avenir, et le présent est encore assez beau ; grâce à ma vie retirée et au peu de folies que j’ai faites depuis quelques années, je n’ai plus de dettes. Rien ne changera donc dans mon existence, vous resterez près de moi, si vous m’aimez comme je vous aime, et ma chère Hélène, dont l’avenir est assuré, ne souffrira d’aucune privation.

» Vous voyez que ma lettre est datée de votre ville, où j’ai dû m’arrêter pour prendre un peu de repos. Je ne veux pas la quitter sans aller me rappeler au souvenir de votre respectable et excellente mère. Elle aura sans doute quelque peine à me reconnaître ; mais, puisqu’elle n’a point oublié mon nom, j’espère bien qu’elle me permettra d’aller lui parler de vous et de lui dire combien vous méritez l’attachement que je vous porte. »

La lettre avait été fermée et rouverte. Il y avait en post-scriptum :

« J’ai vu votre mère, elle n’a point vieilli et m’a reconnu avant que je me sois nommé. Nous avons parlé et pleuré ensemble. Oui, mon cher enfant, nous avons pleuré des morts que vous n’avez point connus et qui nous seront éternellement chers. — Et puis… j’ai vu votre sœur…, un ange, — une muse divine ! — Pardonnez-moi, je pars ; je vous écrirai de Bordeaux. À la hâte je vous serre les mains. »

J’avais à peine fini de lire que Dolorès vint me demander s’il n’y avait pas une lettre pour madame dans celle que je venais de recevoir.

— Les lettres qui me sont adressées passent donc par vos mains ? lui dis-je. Je n’ai rien pour madame ; mais monsieur me parle d’elle. Priez-la de me recevoir.

— Elle vous attend, docteur. Suivez-moi ; elle s’impatiente !

Je portai la lettre. Manuela me parut très-changée, et je lui témoignai quelque inquiétude.

— Ce n’est rien, dit-elle. Vous m’avez défendu la danse, et je ne m’en trouve pas mieux ; mais voyons donc la lettre ? Puis-je la lire ?

Elle la lut et la relut. Dolorès lisait tranquillement par-dessus son épaule, et, tout de suite après, elle exprima son opinion.

— Pas un mot de mariage, dit-elle en s’adressant aussi bien à moi qu’à sa maîtresse. Vous voyez bien qu’il n’y songe plus, si tant est qu’il y ait jamais songé.

Il me répugnait de fouiller avec cette personne dans les secrètes pensées de mon ami. Je gardai le silence malgré les regards suppliants de Manuela, qui eût voulu savoir mon opinion.

Elle se décida à répondre à Dolorès que Richard parlait de sa liberté reconquise et de son présent assuré.

— C’est au docteur qu’il en parle, reprit Dolorès ; il n’y a pas un mot qui s’adresse à vous.

— Si fait. Je suis toujours sa chère Hélène…

— Qu’il a mise sur son testament, et qu’il continuera à garder dans une belle cage à grilles d’or.

— Voyons, parlez donc ! me dit Manuela.

— Vous avez, lui dis-je en montrant Dolorès, un conseil pénétrant et disert. Je veux rester en dehors des commentaires.

— Va-t’en ! dit-elle à sa duègne ; tu ne plais pas au docteur. Il parlera quand tu n’y seras plus.

Dolorès, souple, et comme incapable de rancune, sourit et sortit après avoir dit un mot tout bas à l’oreille de Manuela.

Manuela, avec une candeur sans pareille, répéta le mot dès que nous fûmes seuls.

— Le post-scriptum ? dit-elle en se remettant à lire la fin de la lettre de sir Richard. Eh bien, il a vu votre mère…, il la connaît, il a des secrets avec elle… Ça ne me regarde pas… Et puis votre sœur…, une muse, un ange… Elle est donc bien jolie, votre sœur ?

— Ne parlons point de ma sœur, je vous prie.

— Pourquoi donc pas ? Une muse divine ! c’est-à-dire qu’elle a de grands talents que je n’ai pas ; mais il l’a vue un instant, et il est parti. Je ne peux pas être jalouse de votre sœur.

— Je vous défends de parler de jalousie à propos de ma sœur. Il y a des mots impossibles à associer avec de certaines idées.

— Ah ! grand Dieu ! s’écria Manuela en se levant toute droite, comme vous me méprisez ! Pas digne de prononcer le nom d’une honnête fille !

— Si fait, répondis-je en lui prenant la main et en la faisant rasseoir ; vous êtes une honnête fille aussi, mais vous avez l’esprit troublé, et la triste compagne à qui vous avez donné votre confiance achève de vous égarer. Elle fait naître en vous des idées absurdes. Ne comprenez-vous pas que supposer M. Brudnel épris de ma sœur, c’est faire une mortelle injure à lui et à moi ?

— Pourquoi ? Elle est une sainte et un ange. S’il l’aimait, celle-là, il n’hésiterait pas à la demander en mariage !

— Il ne ferait pas cette chose insensée, repris-je, car il serait refusé avec empressement.

— On le trouverait trop vieux ?

— Ma sœur ne trouverait rien, elle ne veut pas se marier ; mais, sa mère et moi, nous la préserverions des ridicules prétentions d’un vieillard.

— Un vieillard ! c’est bon pour moi, je comprends.

— Vous me rendez très-malheureux, señora. Vous me forcez à vous blesser sans cesse quand je ne demande qu’à me taire.

— Ne vous taisez pas, mais laissez-moi vous parler de votre sœur. Soyez tranquille, je n’oublierai pas le respect que je lui dois. Comment s’appelle-t-elle ?

— Jeanne.

— Et son âge ?

— Vingt et un ans.

— Pourquoi ne veut-elle pas se marier ?

— Parce qu’elle veut se consacrer à son art.

— Quoi donc ? La musique peut-être ?

— Oui.

— Et on peut se passer d’amour quand on est musicienne ?

— Apparemment, puisqu’elle s’en passe.

— Elle est jolie véritablement ?

— Elle est remarquablement belle.

— On ne la demande pas en mariage ?

— On la demande beaucoup ; elle a refusé les meilleurs partis.

— Comme cela est singulier ! La musique ! on peut aimer la musique plus que l’amour ! je n’aurais pas cru cela, je ne comprends pas… Elle est dévote peut-être ? elle veut être religieuse ?

— Pas du tout.

— Vous n’avez pas d’autre sœur ?

— Non.

— Et vous la laissez libre de vieillir sans famille ?

— Nous devons respecter sa volonté, parce qu’en elle tout est respectable.

— Et elle ne serait plus respectable, si elle aimait un homme excellent et charmant, un homme de mérite comme Richard ? vous l’en empêcheriez ?

— Oui ; car ce serait une déviation du sens naturel, le caprice d’un esprit malade.

— Mais pourquoi ? pourquoi ? il faut me dire pourquoi !

— Parce que le but du mariage pour une femme jeune, c’est la maternité.

— Ah ! cela !… dit Manuela en portant la main à son cœur comme si elle eût éprouvé un déchirement… Oui, oui, je ne peux pas parler de cela ! je n’ai jamais osé y songer. Une fois j’y ai pensé passionnément, je voulais adopter, élever quelque petit malheureux, cela m’aurait mieux valu que des singes et des perroquets. Richard n’a pas voulu. Il a cru que je ne saurais pas, ou qu’on dirait que cet enfant était le nôtre. Ah ! je le vois bien, l’attachement que j’ai eu pour lui ne m’a pas réhabilitée. Il ne m’a rendue bonne à rien, utile à personne…

— Ne vous en prenez point à lui. Il a voulu vous marier, c’est vous qui vous êtes acharnée à le retenir près de vous. Votre douceur apparente a caché une profonde obstination, je dirais un calcul habile, si je doutais de votre désintéressement.

— Ah ! vous en doutez peut-être ! Tenez, je ne veux plus supporter cette existence-là. J’ai la situation d’une fille entretenue. Je vous l’ai dit dès le premier jour, j’en souffre affreusement, il faut en finir !

— Que voulez-vous faire ?

— J’accepterai le premier mari que sir Richard me présentera ; certainement il ne me livrera pas à un malhonnête homme.

— Ce ne sera certes pas son intention ; mais il sera trompé.

— Un honnête homme ne peut pas vouloir de moi ?

— Avec une dot ? certainement non !

— Mais sans dot ?

— Sans dot, l’honnête homme qui vous prendrait ne serait pas un homme raisonnable, à moins qu’il ne fût très-riche.

— Parce que je ne sais rien faire, parce que je suis une sultane ; c’est pour cela ! Je comprends ; eh bien, alors je renonce au mariage ; mais je veux m’en aller d’ici, je m’en irai. J’en ai eu cent fois la tentation, à présent, j’en ai la volonté.

— Où irez-vous ?

— Quelque part où je pourrai travailler et ne rien devoir à personne.

— Travailler à quoi ?

— C’est vrai, je ne sais rien faire ; pourtant, je parle espagnol et français.

— Moins correctement que la Dolorès, qui s’estime heureuse d’être femme de chambre.

— Ma mère gagnait son pain à enluminer des images. On vit de rien à Paris, quand on aime Paris, parce que le plaisir d’y être tient lieu de tout. Oui, oui, j’y retournerai, et je redeviendrai ouvrière. Je serai très-heureuse comme cela !

— Peut-être, pourvu que vous ayez quelque avance, cela ira très-bien jusqu’à ce que vous rencontriez l’amour qui vous relèvera peut-être, mais qui peut-être aussi vous jettera dans le ruisseau ! Tenez, tous vos projets sont puérils et déraisonnables. Vous avez trop vécu dans le luxe pour vous en passer. Votre santé d’ailleurs est trop compromise pour qu’une vie de privations vous soit supportable. Vous voulez un conseil, ne décidez rien, ayez le courage d’envisager le présent et l’avenir, et consultez franchement sir Richard. Ne lui cachez ni votre maladie, ni vos ennuis, ni vos regrets. C’est à lui seul que vous devez votre confiance, puisque lui seul peut vous accepter pour sa femme ou rendre son adoption moins accablante pour votre esprit, moins nuisible à votre santé. Il ne parle pas de son prochain retour ; mais demain ou après-demain il vous écrira certainement, et vous confirmera la promesse de revenir bientôt.

Je croyais dire la vérité. M. Brudnel n’écrivit pas. Pendant quinze jours, il ne nous donna pas signe de vie.