Michel Lévy frères (p. 210-229).



X


Depuis que le monde est monde, un homme à qui une jeune et jolie femme confie ses peines de cœur est un homme tenté ou vaincu. D’abord, je blâmai M. Brudnel de son silence, et puis je m’en inquiétai, et puis j’eus l’égoïsme de m’en réjouir. Il me sembla qu’une rupture avec son Hélène était imminente, et qu’il n’avait racheté la liberté de se marier que pour légitimer quelque ancienne passion dont Manuela n’avait jamais reçu la confidence. Je fis une sorte d’enquête sévère où je confrontai ses réponses avec celles de Dolorès. Je constatai qu’il n’avait jamais promis le mariage, et je m’assurai tout à fait qu’il n’avait jamais parlé d’amour.

Restait la promesse qu’il avait réellement faite de ne pas épouser une autre personne. Cela pouvait-il être regardé comme un engagement irrévocable ? S’en souvenait-il ? Sa conscience lui ferait-elle un devoir de sacrifier sa vie au caprice d’une enfant qui n’avait aucun droit sur lui ?

Un moment vint, durant cette terrible quinzaine, où je me trouvai complétement désarmé. Manuela était toujours plus souffrante et je commençais à craindre l’invasion d’un mal sérieux. Elle ne voulait pas s’en occuper et je la grondais toujours assez brutalement, mais avec une animation qui éclairait de plus en plus la clairvoyante Dolorès. Sans doute, quand je n’étais pas là, elle commentait toutes mes paroles et forçait sa maîtresse à les interpréter comme des aveux involontaires.

Un soir que nous étions seuls dans son boudoir, je remarquai qu’à tous mes reproches Manuela souriait et me regardait avec des yeux humides, comme si je lui eusse dit les choses les plus tendres. J’eus peur, je me hâtai de redevenir amer dans l’ironie ; je crois que je fus même grossier. Je ne sais quelles paroles me vinrent aux lèvres. Tout à coup je sentis dans l’ombre qui nous avait envahis ses deux bras flexibles autour de mon cou.

— Tu me hais donc bien ! me dit-elle en penchant sa joue contre mon visage.

— Malheureuse ! tais-toi, m’écriai-je, ou je croirai…

— Crois ce que tu voudras, reprit-elle précipitamment et d’une voix ardente ; écoute, c’est assez souffrir, c’est assez lutter. Ce n’est pas Richard que j’aime ; je l’ai aimé, je te l’ai dit. Il fallait bien que ce fût vrai, car je ne saurais rien inventer, je n’ai pas assez d’esprit pour cela ; mais je ne me souviens déjà plus de cet amour. Il est comme s’il n’avait jamais existé ; j’en ris à présent en moi-même. Et pourquoi le prendrais-je au sérieux ? Il ne m’a fait commettre aucune faute, cet amour d’enfant qui m’a laissée pure et que je ne saurais jamais me reprocher, puisqu’il m’a préservée de moi-même et relevée à mes propres yeux ! Me voilà, je suis bonne et douce, jolie encore, peut-être destinée à redevenir ce que j’étais à quinze ans, si un peu de bonheur entre dans ma vie. Je n’ai aimé passionnément personne et je n’ai appartenu à personne. J’ai un trésor de tendresse et de passion en réserve pour qui m’aimera sincèrement. Veux-tu m’aimer ? réponds ! Tu m’aimes, je le sais, je le vois, je le sens. Tes colères, tes duretés, tes sarcasmes, c’est une flamme sortie de toi et qui m’a embrasée malgré toi, malgré le sort, malgré moi-même. Il faut s’aimer ou mourir. Ne te défends plus ; sois aussi brave que moi qui me livre et m’avoue vaincue.

Je me défendais énergiquement.

— Taisez-vous, mon Dieu, taisez-vous, lui disais-je. Attendez pour me parler ainsi que sir Richard soit là, et, s’il est vrai qu’il ne songe pas, qu’il n’ait jamais songé…

Elle mit ses mains sur ma bouche.

— Il faut me dire que vous m’aimez ou ne rien dire du tout, reprit-elle avec une décision extraordinaire. Nous n’avons pas besoin de la permission de Richard, il est trop honnête homme et trop bon pour ne pas m’approuver. Il vous connaît, il n’estime personne plus que vous ; mais comment voulez-vous que je lui ouvre mon cœur, si vous ne me livrez pas le vôtre ? Voyons, un mot divin, je t’aime ! voilà tout ce que je te demande. Ta bouche est-elle impure, la mienne est-elle souillée, que nous ne puissions le dire ensemble ? Que crains-tu de moi ? parle !

— Je crains tout, m’écriai-je, je crains surtout…

— Ah ! oui, je sais ! les bienfaits de Richard, la dot qu’il me destine ! Un honnête homme n’acceptera jamais cela, tu l’as dit dans un moment où tu doutais de moi ; mais tu sais bien, tu vois bien à présent que je n’ai jamais été à lui ni à personne. Il a le droit de me traiter comme si j’étais une fille naturelle, et il faut bien que j’accepte ses bienfaits, puisque je ne sais rien faire pour assurer mon existence.

— Et mon honneur ? lui dis-je avec des lèvres tremblantes et la sueur au front. Qui donc, excepté moi, croira que tu as partagé sa vie et porté son nom sans être sa maîtresse ? Qui croira que j’ai refusé la dot, le payement de ma honte ? Non, non, ma mère et ma sœur rougiraient de moi. Je ne vous aime pas, je ne veux pas vous aimer ; je ne veux pas être déshonoré !

Je tombai accablé, les coudes sur la table. Je ne voulais plus voir le visage de Manuela, ce visage devenu radieux, irrésistible sous l’influence de la passion. Un combat effroyable se livrait en moi. Je me voyais avili par mes désirs, et je ne pouvais pas m’en aller, fuir cette villa maudite, sauver ma conscience et ma dignité. Un charme diabolique me paralysait ; ma parole luttait encore, mon énergie intérieure était brisée.

Il se fit un moment de silence, puis elle se leva et posa ses mains sur mes épaules.

— Oui, dit-elle, j’ai compris, tu as raison, tu ne peux pas, tu ne dois pas m’épouser. Je suis perdue, je ne puis prendre le rang d’une femme honnête ; il y a des destinées comme cela… J’aurais dû comprendre la vie, et je n’ai songé à rien. J’ai vécu au jour le jour comme ma perruche, sans savoir où me conduisait mon esclavage volontaire. J’ai consenti à être l’odalisque qui ne peut être rendue à la dignité de femme légitime. Tant pis pour moi ! Eh bien, refuse d’être mon mari. Ce n’est pas une raison pour ne pas m’aimer, puisque tu sais, toi, que je suis pure, puisque tu vois que je t’aime à en mourir. Je ne te demande que l’amour. Tout le reste n’est rien à mes yeux. Écoute, je te dirai plus. Je sais que tu m’aimeras mal, avec des soupçons toujours renaissants, avec le secret mépris de ma faiblesse, avec des jalousies insensées, des paroles cruelles, peut-être des moments de haine et de fureur. J’ai déjà vu ce qui se passe en toi, et je m’attends à tout. Eh bien, je suis résignée à tout. Aime-moi comme tu pourras, je m’estimerai encore heureuse ; ma vie aura un but, j’aurai vécu pour quelqu’un. Ne vois-tu pas que j’ai horreur de n’exister que pour moi-même ?

J’avais levé la tête, je la regardais. Jamais la sincérité n’avait parlé avec une conviction si enthousiaste et si profonde. Je tombai à ses pieds et je la contemplai en silence. Sa beauté était comme divinisée par l’héroïsme de l’amour vrai. Avec sa pâleur mate, que le reflet de la lune rendait bleuâtre, ses grands yeux noirs creusés par la souffrance et son sourire extatique, elle me fit songer à ces martyres que la peinture espagnole a su placer entre les tortures de la vie et les délices du ciel.

— Je suis à toi, lui dis-je, tu as vaincu, je t’appartiens. Quel sera l’avenir, je l’ignore ; oublions-le, ne soyons qu’au présent, il est la vérité. Nous nous aimons, et, je veux enfin te le dire, je t’ai aimée toute ma vie ! Oui, je t’aimais à seize ans sans t’avoir jamais vue, nos parents nous destinaient l’un à l’autre, et je t’adorais au collége. Je te voyais dans tous mes rêves, j’étreignais ton fantôme sur mon cœur. J’ai été à Panticosa à travers les glaciers et les précipices pour te voir. Je ne t’ai pas vue, mais je t’ai aperçue à Bordeaux, partant pour l’Espagne avec ton père. Et puis plus tard j’ai couru à Pampelune pour te retrouver. J’ai appris des choses qui m’ont brisé le cœur. J’ai voulu t’oublier. Je t’ai retrouvée aux Pyrénées, et un instant j’ai cru te reconnaître ; mais ton nom d’emprunt et ton accent parisien m’en ont empêché. Depuis que je vis près de toi, je me défends, je me combats, et à présent, au moment où je veux te fuir et te détester, tu me brises ! Eh bien, me voilà brisé, je t’adore, je deviens fou, tu l’as voulu.

— Oui, je l’ai voulu, répondit-elle en me pressant sur son cœur, et je n’aurai jamais le droit de te le reprocher, car tu t’es défendu comme un lion contre moi. Cette victoire-là n’est pourtant pas le fait de mon habileté, j’ai été sincère, voilà tout. Tu vois bien que l’amour peut se passer d’esprit. Voyons ! dis-moi que tu m’aimes ; dis-le-moi cent fois, mille fois. Je veux savourer ce mot-là, qui est toute ma vie. Tiens, dis-le ! je sens que quand je ne l’entendrai plus, je mourrai.

Je le lui répétai mille fois en couvrant ses mains et ses cheveux de baisers ardents et chastes, car le premier élan de l’amour vrai est quelque chose de paternel. L’homme sent alors le besoin de diviniser et d’adorer la faiblesse qui se réfugie dans son sein. Jusque-là, j’avais été à la fois enfiévré et honteux de la soif d’amour si ingénument avouée par ma jeune malade. Je m’étais senti brûlé en même temps qu’humilié à l’idée de ces flammes que le premier venu pouvait éteindre… Ravie et calme entre mes bras, Manuela réhabilitait ma défaite : elle ne se livrait pas au démon, elle me faisait monter avec elle à la région des anges.

Pauvre fille inconsciente comme la colombe, mais comme elle ardente et douce ! Je l’avais méconnue en la supposant capable d’un calcul. Elle se livrait tout entière sans vouloir regarder derrière elle, et c’était bien son âme qu’elle donnait sans être entraînée par les sens. Les sens ! il semblait qu’elle n’eût jamais compris leur langage, jamais écouté leurs suggestions. Entourée de mes bras, serrée contre ma poitrine, elle n’avait ni fièvre, ni tressaillement, ni rougeur. Elle répétait : « Tu m’aimes ! » avec une candeur inouïe, et, au moment où ma propre fièvre me dominait, frappé de son regard immatériel et de son sourire enfantin, je retombais agenouillé comme un dévot devant sa madone.

Nous fûmes tout à coup surpris d’un mouvement inusité dans la maison. Je courus vers la fenêtre.

— Qu’as-tu ? me dit Manuela ; que crains-tu ?

— Il me semblait avoir entendu le bruit d’une voiture. Si M. Brudnel revenait ?

— Il ne pourrait pas revenir sans que nous fussions avertis. Dolorès veille.

— Ah ! cette Dolorès ! tu la chasseras, n’est-ce pas ? Elle m’est odieuse ; c’est ton mauvais génie !

— Je la chasserai, si tu le veux, mais tu n’es pas juste envers elle. C’est à elle que je dois le bonheur d’avoir compris que ta haine était de l’amour. Je ne voulais pas la croire ; elle m’a conseillé de te parler franchement. Je l’ai osé au risque d’être méprisée, et voilà que le ciel est descendu sur moi ! Ah ! béni soit le courage que Dolorès m’a inspiré !

— Mais cette fille ne t’avait pas conseillé de te livrer sans conditions ? Elle espère que j’accepterai les dons de Richard, et qu’elle restera près de toi.

— Qu’elle espère et calcule ce qu’elle voudra, qu’est-ce que cela nous fait ? Si elle m’a donné de mauvais conseils, trouves-tu que je les aie suivis ?

— Ah ! pardonne-moi, m’écriai-je en retombant à ses pieds. Ta loyauté est au-dessus de tout, je le vois bien, et je suis lâche quand j’en doute !

— Tu crois donc en moi ? dit-elle en mettant ses petites mains dans les miennes. Enfin ! Mon Dieu, soyez béni ! Oh ! que je suis heureuse !

— Je vous en fais mon compliment, señora ! dit une voix sèche et glaciale qui partait du fond de l’appartement et qui se rapprochait en parlant. Nous vîmes se dessiner, dans le rayon de lune qui se projetait entre nous et la porte, la pâle silhouette de sir Richard Brudnel.

Je fis un mouvement pour dégager mes mains de celles de Manuela ; elle les roidit de toute sa force.

— Non ! s’écria-t-elle, reste ainsi pour qu’il voie bien comme nous nous aimons ! Est-ce que je voudrais le tromper ?

Mais, comme sir Richard, tournant le dos brusquement, se disposait à sortir, elle me lâcha, courut à lui et le retint.

— Mon ami, mon père, lui dit-elle, pardonnez-moi d’avoir donné mon cœur sans vous consulter ; mais bénissez mon amour, qui est toujours digne de votre protection.

— Toujours digne,… reprit Brudnel d’une voix altérée, signifie que votre honneur a tenu à peu de chose, au hasard de mon intervention. Ce n’est pas la première fois que le hasard seul vous protège, Manuela. Mettez-vous donc sous la protection de ce dieu-là, la mienne ne suffirait pas.

C’était la première fois que j’entendais sir Richard dire une parole dure.

— Nous sommes perdus, pensai-je, il l’aimait.

Manuela fit la même réflexion, car elle baissa la tête et resta interdite.

J’étais résolu, quoi qu’il arrivât, à ne pas la laisser outrager. Je me contenais pourtant. Je voulais tout savoir, j’avais repris l’empire de moi-même, j’attendais une explosion ; mais déjà sir Richard avait recouvré également son sang-froid. Il m’adressa la parole comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé.

— Je vous demande pardon, me dit-il avec politesse, de m’être oublié jusqu’à gronder cette enfant devant vous. Nous aurons à parler d’elle ensemble ; pour le moment, je me retire, je suis fatigué. Je croyais vous faire plaisir en accourant vers vous ; la froideur de votre accueil me prouve que, pour vous du moins, docteur, je suis de trop. Je ne m’en fâche pas. Je sais qu’en de certaines circonstances les meilleurs amis sont importuns. Oh ! mon Dieu ! je ne me fâche de rien. Je blâme la précipitation, l’absence de confiance, voilà tout ; mais, après le blâme, vient toujours le pardon, et c’est, sur quoi vous pouvez compter l’un et l’autre.

Ayant ainsi parlé avec une nuance d’ironie, il voulut encore nous quitter sans nous entendre.

Manuela se mit devant la porte.

— Vous ne vous en irez pas comme cela, lui dit-elle. Grondez-moi, je le mérite certainement, puisque vous voilà fâché ; j’accepte tous les reproches, mais je veux me justifier, tout au moins m’expliquer. Vous êtes fatigué, cher ami, vous allez vous reposer ici, on vous apportera votre thé, nous resterons à vous servir, et, après, nous causerons, nous vous dirons tout !

— Mais je sais tout, reprit M. Brudnel avec une bonhomie railleuse en se jetant sur un fauteuil. J’ai tout entendu : Dolorès m’a supplié de vous écouter afin de juger de la situation. Si je me suis mêlé à votre entretien, c’est parce que je voulais vous épargner une faute sérieuse, celle de vous lier irrévocablement l’un à l’autre sans vous souvenir de votre meilleur ami. Sonnez, ma chère enfant ; nous voici très-calmes, je pense, on peut demander de la lumière.

Je restai muet pendant que Manuela faisait servir le thé et parlait à sir Richard de son voyage avec une entière liberté d’esprit. La Dolorès allait et venait rapidement, scrutant avec une muette angoisse les paroles et les contenances. Il était évident qu’elle nous avait trahis, voulant frapper un grand coup, détacher Manuela de sa chaîne et forcer Richard à nous marier.

Quand elle fut sortie, M. Brudnel, qui n’avait pas encore levé les yeux sur nous, alla fermer les portes et nous regarda en riant. Ce rire me parut forcé et me déchira le cœur.

— Eh bien, mes enfants, dit-il, nous voilà seuls et réconciliés d’avance. Vous voulez une explication, je vais vous donner l’exemple de la franchise… Oui ! de la franchise la plus entière.

Il s’assit, et parla ainsi :

— Je sais, docteur, que Manuela, — il faut devant vous lui donner son vrai nom, — vous a raconté très-fidèlement toute son histoire. Je n’ai absolument rien à rectifier ; je dois seulement éclaircir un point resté douteux dans son esprit, dans le vôtre par conséquent. Elle a cru que par moments, dans le cours de notre longue et très-innocente intimité, j’avais subi en dépit de moi-même l’empire de sa beauté. Elle s’est absolument trompée ; je n’ai jamais été, je le dis à ma honte, je ne suis pas amoureux d’elle. Je ne lui ai jamais promis qu’une chose, c’est de ne pas me marier avec une autre ; je croyais ne me marier jamais. Vous cachez mal certain sourire, mon cher docteur, vous pensez que j’exagère un peu mon invraisemblable et stupide indifférence. Vous me faites bien l’honneur de croire que j’aurais su résister, même à la plus violente tentation, plutôt que de profaner la sainteté de mon adoption ; mais vous croyez que dans tous les cas mon rôle est maintenant d’échapper au ridicule, et que j’affecte une philosophie qui me coûte un peu. Je vais vous prouver que je suis un véritable Anglais, flegmatique au besoin dans certaines crises. Sachez donc que je revenais ici avec la ferme résolution d’épouser ma fille adoptive, si elle me faisait l’honneur d’oublier mon âge pour agréer mon nom et ma fortune. Et j’avais pris de sang-froid cette résolution suprême pour des raisons auxquelles Manuela était absolument étrangères. Ces raisons étranges, mais bien graves, je puis, je dois, je veux vous les dire. Un hasard imprévu, inespéré, m’a fait retrouver ma fille, ma vraie fille, perdue, cachée pour moi dès sa naissance. J’ai fait le doux projet de me réunir à elle, de vivre auprès d’elle, n’importe où, mais pour toujours. Cette découverte a mis en moi un espoir, un orgueil, une joie immenses ; mais cette fille adorée, que je ne peux avouer de longtemps peut-être, je ne puis l’avoir près de moi sans que la calomnie, le soupçon tout au moins ne vienne souiller sa réputation. La même injustice a atteint malgré moi la pauvre Manuela. Eh bien, il fallait empêcher un de ces malheurs et réparer l’autre. En épousant Manuela très-ostensiblement, j’assurais la considération qui lui est due ; j’offrais pour amie à ma fille une compagne légitime. Ma maison était purifiée à tous les yeux par ce mariage, et le bonheur pouvait nous réunir tous. J’arrive donc ici, après avoir fait des prodiges d’activité, croyant y apporter la meilleure des solutions ; mais l’amour va encore plus vite que la raison, et je vous surprends au milieu d’une solution toute différente. J’en ai été désappointé un instant, à cause de ma fille ; mais le mal est très-réparable. Je ferai un autre mariage, un mariage, très-sérieux, et, quant au vôtre, mes enfants, je suppose qu’après ce que je viens de dire, le docteur n’y verra plus d’obstacles et n’acceptera pas en égoïste le sacrifice romanesque qui lui était imprudemment offert. J’ai dit, Qu’avez-vous à répondre ?

— Rien ! répondit Manuela en lui baisant la main. Vous êtes un ange de bonté, et, comme toujours, mon âme se prosterne devant la vôtre. Vous vouliez me faire l’honneur ; sachant si bien le peu que je vaux, de m’élever jusqu’à vous. Je m’en étais follement flattée jusqu’au moment où l’amour véritable et complet a remplacé en moi l’amour filial. Alors, j’ai compris qu’il y avait eu de l’ambition dans mon dévouement pour vous, non pas de l’ambition cupide, vous savez bien que je ne connais pas ce sentiment-là, mais l’amour-propre de fixer un homme tel que vous… Oui, certainement, il y a eu de cela en moi à mon insu. La sévérité du docteur avec moi m’a éclairée. Il m’a fait comprendre que, si vous m’épousiez jamais, ce serait par point d’honneur et nullement par inclination. Je me suis jugée et blâmée, et à présent je le remercie. Je m’applaudis de n’être plus un obstacle dans votre vie. Je reste fière de vos bontés au lieu d’en être humiliée, et pour ce qui me concerne…, eh bien…

— Eh bien, reprit sir Richard, voilà de quoi il faut me parler, quelque délicat que soit le sujet. Nous sommes tous trois des personnes chastes et bien intentionnées. Il n’est rien que nous ne puissions nous dire, n’ayant pas de reproches sérieux à nous faire les uns aux autres. Je sais, Manuela, que vous aimez sans calcul et que vous l’avouez sans conditions. J’ai entendu ! j’ai écouté ! C’est grand de votre part ; mais je ne crois pas avoir démérité dans mon rôle de père vis-à-vis de vous, et je vous supplie de ne pas vous estimer si peu que de vous livrer à la destinée sans aucune garantie. Ne dites plus rien, mon enfant. Je sais que, quand votre cœur est surexcité, il trouve l’éloquence que vous n’avez jamais voulu étudier dans les livres. Vous sentiez apparemment que vous n’en aviez pas besoin. Vous êtes… ce que vous êtes ! une admirable nature d’enfant, héroïque parce que vous ne regardez jamais le danger. Enfin, vous êtes vous-même, différente de tous les autres types, capable de rouler dans les abîmes sans avoir eu la pensée du mal. Il ne faut pas que cela soit, c’est à Laurent Bielsa de le comprendre, et, jusqu’ici, je n’ai pu lui arracher un monosyllabe.

Je me décidai enfin à rompre le silence, bien que je ne fusse pas éclairé à mon gré par tout ce qui venait de se passer. Je priai M. Brudnel de me laisser lui parler seul à seul, et Manuela fit le mouvement de se retirer.

— Non ! s’écria M. Brudnel, dont les joues se colorèrent vivement et dont les yeux prirent un soudain éclat. Je ne veux pas de confidences que l’un de nous trois ne pourrait pas entendre. Ou je suis un honnête homme en qui l’on a une confiance absolue, ou nous jouons ici une infâme comédie ! Parlez, Laurent, parlez devant elle, je le veux, je l’exige ! J’ai le droit de conseil, j’ai le devoir de bien conseiller ; mais vous ne dépendez que de vous-mêmes. Faudra-t-il répéter… ah ! j’en rougis ! que je n’ai aucun autre droit sur l’un de vous ?

Je saisis ses mains tremblantes et les pressai contre ma poitrine.

— Ne me prenez pas pour un lâche, m’écriai-je, je vous estime et vous vénère. Jamais je n’aurais accepté le sacrifice de Manuela, ou, si, égaré par la passion, j’eusse oublié mon devoir, j’aurais promptement réparé ma faute. J’ai foi en elle, j’ai foi en vous. Si je vous semble hésitant et troublé, c’est que j’ai une autre crainte, une crainte poignante ; faut-il donc que je vous la dise, ne pouvez-vous la deviner ? Vous parliez d’héroïsme, c’est vous qui êtes capable d’héroïsme et qui savez joindre aux actions stoïques toute la puissance du savoir-vivre. Tenez ! si j’ai été abusé par tout ce que l’on m’a forcé d’entendre, si mon bonheur vous coûte un regret ; si, aveugle et sourd que j’étais, j’ai payé d’ingratitude votre loyale amitié, je ne veux pas rester une heure de plus ici. Je renonce à Manuela, je ne la reverrai jamais.

— C’est bien, mon ami, répondit M. Brudnel, je vous retrouve et vous reconnais ; mais, rassurez-vous, je ne suis point un héros, je suis un homme raisonnable, je suis content de vous avoir prouvé que Manuela mérite votre attachement sérieux, puisque je n’eusse point hésité à lui donner mon nom. Il eût été malheureux pour moi de ne pas savoir qu’elle vous aime. Sa reconnaissance filiale l’eût peut-être entraînée à se sacrifier. Voilà pourquoi, dans des circonstances si graves pour notre avenir à tous trois, je ne me suis pas fait scrupule de vous surprendre. Tout est donc pour le mieux. Nous nous connaissons maintenant, et rien ne troublera plus notre amitié. Permettez-moi maintenant de me retirer, je suis réellement fatigué de mes rapides voyages, et je lutte contre le sommeil. Demain, nous parlerons de la santé de Manuela. Je ne la crois ébranlée que par des causes morales qui n’existent déjà plus…

— Et la vôtre ! lui dis-je, frappé de l’altération de ses traits soudainement détendus.

— Oh ! ne parlons plus de cela, répondit-il en retrouvant sa vivacité enjouée, j’ai un but dans la vie à présent ! J’ai ma fille, je veux vivre et je vivrai !

Je le suivis à son appartement, mais il refusa mes soins et me congédia avec des paroles affectueuses et douces.

Je retournai dire à Manuela en peu de mots que la parole donnée était sacrée pour moi, mais que, jusqu’à notre mariage, je ne voulais plus la revoir qu’en présence de M. Brudnel.

— Tout ce que tu veux est bien, me répondit-elle ; va en paix et que Dieu te bénisse pour le bonheur que tu me donnes !

J’étais tellement brisé de tant d’émotions, que je dormis profondément. Il y avait si longtemps que je ne dormais plus ! Depuis quinze nuits, je me débattais dans des problèmes insolubles. La solution était venue, brusque, impérieuse, sans appel et comme fatale. Quelle qu’elle fût, c’était la fin de mes angoisses, je me l’imaginais du moins.

Hélas ! mes souffrances réelles, mon supplice incomparable à tout autre, allaient commencer.