Michel Lévy frères (p. 167-185).



VIII


Je m’endormis enfin et je m’éveillai plus calme. La lettre de Jeanne était restée ouverte sur ma table ; je voulus la relire pour retrouver, dans ce chaste et doux sentiment de l’amitié inaltérable, la conscience de ma lucidité. Une phrase m’avait frappé, je tenais à la bien comprendre. « Je te défie, me disait ma sœur, d’aimer quelqu’un mieux que nous ; ta future compagne ne t’apportera que l’avenir, tandis que nous, c’est le passé, c’est la joie et la douleur mises en commun, c’est toute la vie qu’on a vécue. »

— C’est vrai, profondément vrai, me dis-je, et, si Manuela m’a ému si vivement hier, c’est qu’elle aussi est mon passé ; mais ce n’est pas celui dont parle ma sœur, ce n’est pas la sainte tendresse, la sollicitude, l’expansion de tous les jours, la confiance calme et sacrée : c’est l’insomnie, la curiosité, le dépit, le dégoût. J’ai passé par ces tourments-là, et je voudrais recommencer pour arriver à quoi ? L’avenir de cette fille appartient à M. Brudnel, et ce qu’elle a mis dans ma vie écoulée n’est certes pas digne de regret. Elle m’a inoculé la maladie du doute, elle m’a rendu amer et sceptique en fait d’amour, à l’âge heureux des illusions. Si elle était libre aujourd’hui, je ne pourrais l’aimer qu’avec les plus douloureuses restrictions. Hélas ! sans le savoir, Jeanne a raison ; je ne croirai plus, et, quel qu’il soit, le passé d’une femme sera pour moi comme un obstacle à la foi ou à la sécurité.

En pensant à l’angélique droiture de ma mère et de ma sœur, je ne vis plus en Manuela qu’un fantôme sans consistance, et ma nuit de fièvre me parut le résultat d’une simple irritation nerveuse. J’allai faire de l’histoire naturelle dans les îles du lac. Ce beau pays, tout lumière, avec ses fonds violets où les eaux sillonnaient de reflets d’argent la base des montagnes, cette profondeur limpide, miroir ardent qui doublait la puissance du soleil, ces rivages frais, ces longs murmures mystérieux des petites vagues, tout portait au rassérènement.

La nuit venue, devant garder le fragile trésor de mon patron, je rentrai, et je commençais à lire quand la suivante espagnole frappa à ma porte. Je crus que c’était encore Manuela. Je m’étais enfermé. J’allai ouvrir après avoir demandé d’un ton sec qui était là.

— Madame est très-souffrante, me dit la camériste, elle ne demande pas que monsieur le docteur se dérange. Elle m’a même défendu de l’avertir ; mais j’ai une responsabilité, je ne peux pas la laisser devenir malade sans avertir le médecin qui a la même responsabilité que moi.

— Qu’a donc madame ? demandai-je en passant mon habit.

— Elle n’a pas dormi de la nuit dernière.

— Bah ! c’est comme moi, la chaleur, les moustiques…

— Je ne dis pas, monsieur, mais elle n’a pas mangé de la journée.

— Alors c’est plus sérieux, ce n’est plus comme moi !

— Monsieur le docteur a eu bon appétit ?

— Appétit dévorant !

— Dieu en soit loué ! reprit la Dolorès du ton dont elle eût dit : « Quelle brute vous faites ! »

Je me méfiais de cette Dolorès. Elle n’avait pas l’air franc. C’était une grande fille sèche qui pouvait avoir été belle avant la petite vérole. Son âge était problématique, entre celui de la soubrette et celui de la duègne. Elle pouvait au besoin être considérée un peu comme gouvernante. Elle se disait noble, à la tête de nombreux malheurs de famille. Il est de fait qu’elle avait reçu une certaine éducation ; elle parlait le français, l’italien et l’anglais assez purement, mais avec une affectation qui lui donnait l’accent faux et flatteur. Je la regardais comme l’espion de sir Richard et de toute sa maison, soit pour complaire à sa maîtresse, soit pour remplir par ses commérages les longues heures qu’elles passaient ensemble.

Je la suivis, c’était mon devoir, je ne pouvais m’y soustraire, quelque légère que fût l’indisposition de celle que, dans ma pensée, je continuais à appeler l’odalisque. D’ailleurs je me sentais très-fort et sûr de moi dans ce moment-là. Je trouvai Manuela sur la terrasse de son appartement, prenant le frais tranquillement et dégustant une glace au citron. Elle avait une toilette étrange, un véritable costume espagnol rose vif avec des dentelles noires, le col dégagé, les bras nus sous des mitaines de guipure noire, la jupe demi-longue, toute chargée de volants, les cheveux relevés, semés de roses, l’éventail à la main. On eût dit qu’elle allait partir pour le bal ou pour la course des taureaux.

— La maladie n’est pas grave, dis-je en entrant à Dolorès qui m’introduisit.

Manuela fit un cri :

— Que voulez-vous, monsieur ? dit-elle en se levant.

Sa surprise et son mécontentement n’étaient pas joués. Elle ne m’attendait pas. Dolorès avait agi à sa tête. Ce fut elle qui prit la parole pour dire qu’elle ne voulait pas me laisser coucher sans que j’eusse tâté le pouls de sa maîtresse. Et, comme elle recommençait à parler de sa responsabilité et de la mienne, Manuela, voyant mon air froid, se calma tout à coup, me tendit son bras et me dit en souriant :

— Débarrassez-vous de cette corvée, docteur, car c’en est une, vous n’avez pas besoin de me le dire ; mais soyez tranquille, je me porte bien. Vous n’aurez pas à vous occuper de moi.

— Je m’en occuperai, s’il y a lieu, répondis-je, — et, pour commencer, je constate que vous avez la fièvre.

— Dolorès ne vous dit pas, reprit Manuela, que je viens de danser avec elle une jota aragonaise des mieux enlevées ; mais mon costume vous le dit.

— Et vous, reprit Dolorès, vous ne dites pas qu’au beau milieu de la danse, vous vous êtes évanouie.

— Je ne me suis pas évanouie. J’ai eu un moment de vertige, je n’ai pas perdu connaissance, et cette glace que tu m’as donnée m’a remise tout de suite.

— Mais vous avez la fièvre, le docteur le voit bien ; vous n’avez ni dormi cette nuit, ni mangé aujourd’hui. Vous êtes pâle…

— Je le suis toujours. Voyons, laissez-moi tranquille. — Bonsoir, docteur, allez travailler. Je veux danser encore.

— Défendez-le-lui, docteur ! s’écria Dolorès avec un accent pathétique. Vous ne savez pas comme avec moi elle est enfant gâtée ; elle ne m’écoute pas.

Je tâtai encore le pouls ; il se calmait rapidement, et même il devenait faible.

— Comment, dit Manuela, vous aussi vous allez faire le tyran avec moi ?

— Non, dansez, si bon vous semble, mais pas avant d’avoir pris un potage. Promettez-le-moi.

— J’obéis tout de suite, d’autant plus que je n’ai pas eu d’appétit aujourd’hui et qu’il n’y a pas d’autre cause à mon étourdissement. Va, Dolorès, apporte-le, ce potage.

— J’y cours, mais restez là, docteur ; si elle s’évanouissait encore !

— Êtes-vous sujette à ces syncopes ? dis-je à Manuela quand nous fûmes seuls.

— Oui, dit-elle ; mais tout à l’heure ce n’en était pas une.

— Je vous crois d’une bonne santé, puisque je n’ai encore jamais été appelé auprès de vous.

— Je suis d’une bonne santé, reprit-elle d’un ton bref, et, s’il en était autrement, Richard ne le saurait pas ; par conséquent vous ne le sauriez pas non plus. Je ne comprends pas que Dolorès, qui m’a vue si souvent en défaillance, vous ait appelé pour si peu.

Je crus devoir la questionner avec insistance. Elle me répondit :

— Eh bien, oui, la vie que je mène m’est contraire, et, si elle ne finit bientôt, elle me tuera. Songez donc : passer des mois entiers sans sortir du même jardin ! voir tous les jours les mêmes fleurs, faire le tour des mêmes allées ; quel ennui, quand Richard n’est pas là !

— Vous montez à cheval avec lui assez souvent.

— Cela me fait plutôt du mal. J’ai peur à cheval et même à âne.

— Vous êtes poltronne à ce point ?

— Je le suis devenue ; enfant, j’étais intrépide ; mais, depuis la peur que j’ai eue de mon père, ces scènes que je vous ai racontées… et puis les gâteries de Richard ! quand on est trop heureux, on devient lâche.

— Pourtant vous bravez quelque chose de plus méchant parfois qu’un cheval ou un âne, vous bravez la maladie, puisque vous êtes souvent indisposée et ne voulez pas qu’on vous soigne.

— Si fait, si fait, docteur, Dolorès suffit. Quand M. Brudnel est ici, elle ne s’inquiète pas comme aujourd’hui. Elle le sait bien, je ne veux pas qu’il apprenne que j’étouffe dans ma cage.

— Il faudra pourtant qu’il le sache ; mon devoir est de le lui dire.

— Je ne veux pas, moi !

— Qu’importe ?

— Ah ! nous sommes dans ces termes-là ! Eh bien, qu’importe en effet ? Nous allons nous marier, ma captivité va finir.

— Vous en êtes sûre ?

— Eh bien, et vous ?

— Moi, je n’en suis pas sûr. M. Brudnel vous chérit comme une enfant, mais il n’a pas l’air de vous regarder comme une personne.

— Oui ! je sais bien ! mais c’est sa faute, c’est lui qui m’a séquestrée comme cela et qui m’a empêchée de rien comprendre à la vie pratique. Après tout, qu’est-ce que cela fait ? Si je suis sérieusement malade, j’aime mieux ne pas le savoir. Voilà le potage demandé. Donne, donne, Dolorès, je serai très-bien après.

Je la regardai avaler lestement ce potage. Elle mangeait avec beaucoup de grâce, d’adresse et de propreté, sans appétit véritable, je l’avais souvent remarqué. Je me promis de lui indiquer un régime, et je pris congé. À peine étais-je au seuil de l’appartement, que le bruit strident des castagnettes me fit retourner la tête. Elle était debout dans une pose superbe, le coude droit élevé à la hauteur du visage, le bras arrondi avec autant de moelleux que de nerf, et la main droite rapprochée de la gauche dont le bras formait un angle gracieux et fier à la hauteur de l’épaule. Les castagnettes roulaient comme la foudre dans ses petits doigts agiles ; le cou et la face, tournés à droite, avaient une expression de noblesse extraordinaire, tandis que les yeux, à la fois ardents et sévères, semblaient dire : « À genoux devant moi ! »

Je m’arrêtai involontairement ; je n’eusse jamais cru que cette petite femme menue, si gauche en amazone, eût tant de tournure, de souplesse et de majesté en dansant. Chaque pays a sa grâce, l’Anglaise est centauresse, l’Espagnole Manuela était le type idéal de l’oiseau qui s’envole.

Elle vit que j’étais surpris par la fascination ; elle n’était pas coquette, mais elle savait l’être quand elle voulait se faire agréer.

— Regardez-nous danser, me dit-elle en faisant signe à Dolorès. Vous n’avez jamais vu ces danses-là, c’est curieux, ça ne ressemble pas aux vôtres.

Pourquoi restai-je ? Je n’en sais rien, ce fut une faute.

Dolorès avait tiré un cordon de sonnette. Le petit nègre entra aussitôt, et, sans rien dire, prit une guitare posée sur un fauteuil et se mit à jouer la jota. Dolorès passa rapidement dans ses doigts les cordons de soie d’une paire de castagnettes d’ivoire. Celles de Manuela étaient en ébène et faisaient moins de bruit. Le négrillon jouait avec feu. Le son aigre de l’instrument ainsi manié et le vacarme enragé des castagnettes portaient sur les nerfs. En un instant, les deux femmes devinrent commes folles. Manuela voltigeait comme une colombe ou se tordait comme une couleuvre ; la Dolorès, plus nerveuse encore, s’était transfigurée. Ses formes anguleuses, sa taille trop longue, ses yeux passablement éraillés, tout en elle semblait se fondre dans un moule nouveau. Elle avait des jarrets d’acier et bondissait comme une panthère. Ridicule d’abord, elle devenait belle ; ses petits yeux noirs lançaient des étincelles rouges, son énergie faisait ressortir le regard voluptueux et les allures langoureuses de sa compagne. C’était vraiment une belle danse, un couple séduisant, un rhythme à rendre fou.

La danse finie, le négrillon disparut comme si la muraille l’eût escamoté. Dolorès jeta un châle sur ses épaules, Manuela s’enveloppa des éclairs rapides de son éventail et me dit en riant :

— Eh bien, docteur, est-ce que vous ne croyez pas que ce soit là un bon remède contre le spleen de la prison ?

J’étais embarrassé, troublé. Je demandai si M. Brudnel, qui était un peu médecin aussi, approuvait cet exercice.

— Il ne s’y oppose pas, répondit Manuela.

— Et il prend plaisir à voir vos belles poses ?

— Non ! nous ne dansons pas devant lui. Il est trop Anglais, ça le scandalise un peu.

Je pensai que sir Richard jugeait ce spectacle trop émouvant pour un homme qui repoussait l’enivrement sensuel, et je me reprochai de l’avoir bravé. Manuela voyait certainement ma confusion. Je me mis à louer la Dolorès avec exagération, disant que cette danse était très-belle, mais qu’il y fallait une vigueur dont la duègne seule était capable.

— C’est-à-dire, reprit Manuela, que Dolorès la danse mieux que moi ?

— Beaucoup mieux, je suis forcé de l’avouer.

— Ce n’est pas étonnant, et je le sais bien, dit Manuela sans aucun dépit, c’est elle la maîtresse, je ne suis que l’élève ; elle a la danse classique, la vraie.

— Il faut dire aussi, observa Dolorès, que vous ne vous livrez pas quand un homme vous regarde ; vous dansez dix fois mieux quand nous sommes seules.

Je vis qu’on avait envie de recommencer, je m’esquivai et je ne travaillai guère mieux que la veille. J’étais forcé de convenir avec moi-même de l’obsession que je subissais. Je résolus de la traiter comme une maladie dont je devais observer les symptômes. Tout m’en faisait un devoir des plus sérieux. Manuela n’aimait au monde que sir Richard. Sir Richard, de quelque manière qu’il aimât sa fille adoptive (je ne pensais plus que ce fût avec passion), l’avait confiée à mon honneur. Il eût fallu pouvoir m’éloigner d’elle sur-le-champ, je ne le pouvais pas, j’avais juré de veiller de près sur elle. Il fallait donc accepter la souffrance de ma situation, vivre de dépit rentré, de jalousie surmontée, d’entraînements vaincus. Tout cela ne pouvait pas durer plus d’une huitaine de jours. Il faudrait, pensai-je, être bien faible et bien lâche pour ne pas savoir souffrir huit jours. Et qu’importe que je souffre, pourvu que je ne me trahisse pas ?

Je n’étais pas inquiet de ce côté-là, l’orgueil est une bonne armure à défaut de vertu. Je ne pouvais me trahir qu’en me rendant odieux et ridicule. Je renonçai dès lors au sot dépit qui me rendait bizarre. Il ne fallait pas être bizarre, la bizarrerie est une coquetterie masculine. Je résolus d’être amical, dévoué, désintéressé sans effort apparent. Dès le lendemain matin, je fis demander à Dolorès des nouvelles de sa maîtresse. Elle vint elle-même m’en donner.

— Elle ne dort pas, me dit-elle, et elle n’a pas dormi. Elle est-malade, je vous assure, monsieur le docteur, peut-être gravement. Je ne sais pas, moi, mais je me tourmente ; quand le maître n’est pas là. Me blâmez-vous d’être inquiète ?

— Pourquoi vous blâmerais-je ?

— Ah ! c’est que vous avez parfois l’air si étrange !

— Moi ?

— Vraiment oui, ne vous fâchez pas. On dirait par moments que vous haïssez ma pauvre maîtresse !

— Ce serait fort étrange en effet ; haïr une personne que je connais si peu et qui est aimée de M. Brudnel ?

— C’est peut-être pour cela, dit la duègne avec un méchant sourire.

— Hein ? fis-je en fronçant le sourcil et en la regardant bien en face.

Elle fut déconcertée.

— Excusez une étrangère, reprit-elle d’un ton mielleux ; je peux dire des mots dont je ne sens pas la conséquence.

— Vous parlez au contraire très-bien le français, mademoiselle.

— Vous êtes trop indulgent, monsieur le docteur ; mais vous disiez, ne pas connaître ma maîtresse. C’était possible il y a deux jours. À présent vous la connaissez très-bien, elle vous a raconté toute son histoire, elle me l’a dit. Je l’en ai blâmée, elle n’avait pas besoin de vous dire tout cela ; mais enfin vous le savez, et vous comprenez aussi bien que moi pourquoi elle est malade.

— Je ne sais pas du tout si elle est malade. Je crois qu’elle ne mange pas assez et qu’elle danse trop. C’est à vous d’obtenir un peu d’équilibre entre la recette et la dépense.

— Elle danse trop, la pauvre âme ! et à quoi voulez-vous qu’elle emploie les forces de son beau corps ? avec quoi voulez-vous qu’elle étourdisse son cœur, affamé d’amour ?

— Voilà de belles phrases, señora ; mais je ne puis avoir d’opinion sans examen, et, comme madame Brudnel s’y refuse, je crois devoir attendre le retour de son mari.

— Son mari ! Vous savez bien qu’il n’est ni mari ni amant ! Vous êtes médecin, vous, et vous ne devez pas refuser une consultation.

— On ne me la demande pas.

— Si fait. Ce matin, elle ne s’y refuse plus.

— En ce cas, dites à madame que j’attends ses ordres.

Dolorès vit que je me méfiais d’elle, elle sortit et revint au bout d’un instant avec ce billet de Manuela : « Prière au docteur de venir me voir. »

Je serrai le billet pour le montrer au besoin à sir Richard. Je ne sais ce que je craignais de la part de la duègne.

Je trouvai Manuela plus pâle que de coutume, enveloppée de son peignoir de cachemire blanc, les cheveux à peine noués ; elle était vraiment séduisante avec son air abattu et ses yeux chargés de langueur.

Je me livrai résolument aux périls de l’auscultation. Le médecin sauva le jeune homme, je fus attentif et lucide, je constatai un commencement apparent d’hypertrophie du cœur. Je défendis la danse, je prescrivis un régime, je me retirai en disant que ce n’était rien, et qu’il fallait cependant m’obéir.

Une heure après, je vis revenir chez moi la Dolorès.

— Voyons, monsieur le docteur, dit-elle, est-ce bien vrai que ce n’est rien ?

— Il faut dire toujours au malade que ce n’est rien ; mais, puisque j’ai défendu la danse, c’est qu’il y a quelque chose, Je vous rends responsable de ma prescription.

— Oh ! soyez tranquille, docteur, j’y veillerai. D’ailleurs, elle est soumise au fond, elle ne dansera plus ; mais que fera-t-elle donc pour se distraire et remuer un peu ? Si nous pouvions sortir en voiture ?

— M. Brudnel a dû vous donner des ordres à cet égard ?

— C’est à vous qu’il a donné toutes les instructions.

— Mes instructions se bornent à la prière d’être toujours aux ordres de madame en ce qui concerne ma profession, et à la défense de sortir avec elle.

— Vous n’êtes pas chargé de l’empêcher de sortir sans vous ?

— Je n’aurais pas accepté le métier de geôlier.

— En ce cas… Mais non, elle ne voudra pas lui désobéir.

— Qu’elle lui écrive ! Il n’est pas si loin. Je vais lui écrire de mon côté le résultat de mon examen. La permission arrivera dans deux jours ; mais je vous avoue qu’il vaudrait mieux attendre quelques jours de plus et ne pas inquiéter M. Brudnel. Le mal n’est pas si prononcé qu’il y ait péril en la demeure.

— Oui, parce que vous croyez que M. Brudnel…

— Eh bien ?

— Je ne peux rien dire.

— Alors ne dites rien.

Elle sortit comme dépitée, et rentra aussitôt.

— Je veux tout dire, s’écria-t-elle. Il faut que vous sauviez ma chère maîtresse ; il faut que vous engagiez M. Brudnel à dire la vérité.

— Quelle vérité ?

— C’est qu’il ne l’épousera pas ; il ne l’épousera jamais.

— Il ne l’a donc pas réellement promis ?

— Pas si réellement que Manuela se l’imagine. En tout cas, il a promis malgré lui, dans des moments de tendresse et de pitié. Au fond, il n’est pas amoureux de Manuela, il ne l’a jamais été. Il a bien été quelquefois ému auprès d’elle dans les commencements ; elle était si jolie et elle l’aimait tant ! Mais ces Anglais ! cela vous a une tête de fer. Il s’était juré, en la sauvant de son père, de ne pas l’aimer trop ; il s’est tenu parole. Il est arrivé pourtant une chose qu’il n’avait pas prévue, c’est qu’elle lui serait si fidèle et si dévouée, qu’il s’habituerait à ses soins, à son charmant caractère, et qu’il ne pourrait plus se passer de son amitié ; mais son amour, il le craint, il le fuit et il voudrait pouvoir l’éteindre en soufflant dessus. Le mariage lui ferait une obligation d’y répondre. Eh bien, pour une fille qui a attendu si longtemps, un homme de l’âge de M. Brudnel, habitué d’ailleurs à la regarder comme sa fille… Non, il croira commettre un inceste ; et puis une autre raison encore : s’il fait accepter à sa sœur le remboursement que vous savez, il sera peut-être gêné, et avec une femme qu’il a habituée à être sultane, c’est-à-dire à n’être que dépense et non-valeur dans un ménage… Vous voyez, voilà bien des raisons. D’ailleurs, qu’il épouse ou n’épouse pas, jamais il ne consentira à ce que Manuela soit libre d’aller et venir comme les autres femmes. Il n’a pas confiance en elle ; il croit qu’elle ne doit sa vertu qu’à l’isolement où il la tient. Il croit qu’elle a la tête faible, le cœur facile, les sens…

— Et peut-être ne se trompe-t-il pas ?

— Il ne se trompe pas, si elle doit être la femme d’un vieillard. Autrement, il se trompe. Manuela est plus forte et plus digne qu’il ne pense !

— C’est possible ; mais tout cela ne me regarde pas. M. Brudnel ne m’ayant pas fait de confidences, je n’ai pas le droit de conseil et vous eussiez pu m’épargner des révélations que la délicatesse m’oblige à lui communiquer, s’il me questionne.

— Dites-lui tout ! s’écria la Dolorès. Si je l’avais osé, il y a longtemps que je lui aurais parlé comme je vous parle, car, je le vois bien, il faut que le sort de Manuela soit changé ou qu’elle meure.

Là-dessus, Dolorès fit une sortie dramatique et je restai fort embarrassé de mon rôle, il était des plus délicats et compliqué d’un intérêt personnel que je ne pouvais plus me dissimuler. La Dolorès, avec un cynisme caché sous son emphase naturelle, avait mis le doigt sur la plaie du futur ménage. La fiancée avait trop attendu pour ne point arriver à explosion, le fiancé avait trop dompté les dangers de l’intimité pour retrouver la passion nécessaire à une union aussi disproportionnée.