Charpentier et Fasquelle (p. 508-520).
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XXXV


Enfin, nous voici à Montréal.

Depuis longtemps, dès ma plus petite enfance, je rêvais du Canada.

J’entendais toujours mon parrain regretter, avec quelle expression de fureur, l’abandon de ce territoire par la France à l’Angleterre. Je l’avais entendu énumérer, sans très bien les comprendre, les avantages pécuniaires du Canada, la fortune immense qu’il y avait dans ses terres, etc., etc.. Et ce pays était resté dans mon cerveau la terre lointaine et désirée.

Éveillée depuis longtemps par le sifflet strident du chemin de fer, je demandai l’heure. Il me fut répondu qu’il était onze heures du soir.

Nous étions à quinze minutes de la gare. Le ciel était noir et uni comme un bouclier. Les falots placés de loin en loin accrochaient les blancheurs de la neige, entassée là depuis combien de jours ?...

Le train stoppa tout à coup et reprit sa marche dans une allure si lente, si timide, que je pensai que quelque déraillement était à craindre. Mais un bruit sourd, grandissant de seconde en seconde, me tint l’oreille au guet. Ce bruit se fit bientôt musique ; et c’est dans un formidable « Hurrah ! Vive la France ! » poussé par dix mille poitrines, soutenues par un orchestre jouant La Marseillaise d’une furia endiablée, que nous fîmes notre entrée à Montréal.

L’endroit où s’arrêtait le train à cette époque était très resserré. Un talus assez haut servait de rempart au léger trottoir de la gare.

Debout sur la petite plate-forme de mon car, je regardais, émotionnée, l’étrange spectacle que j’avais devant moi : le talus était hérissé d’ours tenant des lanternes. Il y en avait des centaines et des centaines. Dans l’espace étroit entre le talus et le train arrêté, il y en avait encore de ces ours, des grands, des petits... et je me demandais avec terreur comment j’allais faire pour rejoindre mon traîneau.

Jarrett et Abbey firent écarter la foule et je descendis. Mais un député, dont je ne puis déchiffrer le nom dans mes notes (quelle louange à mon écriture !), s’avança vers moi et me remit une adresse signée des notables de la ville.

Je remerciai de mon mieux, et je pris le magnifique bouquet qui me fut présenté au nom des signataires de l’adresse. Quand je portai les fleurs à mon visage pour les respirer, je me blessai légèrement à leurs jolis pétales durcis par l’air glacial. Cependant, je commençais moi-même à me sentir les jambes et les bras gourds. Le froid m’envahissait tout entière.

Cette nuit-là fut, paraît-il, une des plus froides qu’on eût connue depuis de longues années.

Les femmes qui étaient venues pour assister à l’arrivée de la Compagnie française avaient dû se retirer dans l’intérieur de la gare, sauf Mme Jos. Doutro, qui me remit un bouquet de fleurs rares et me donna l’accolade.

Il y avait vingt-deux degrés au-dessous de zéro. Je murmurai tout bas à Jarrett : « Continuons notre route, je me sens devenir glaçon. Dans dix minutes je ne pourrai plus faire un pas. » Jarrett répéta ces mots à Abbey, qui s’adressa au chef de police. Ce dernier donna des ordres en anglais, pendant qu’un autre chef de police les répétait en français. Et nous pûmes faire quelques mètres. Mais la gare était encore loin. La foule grossissait, et à un moment donné je me sentis défaillir. Je repris cependant courage, me tenant, ou plutôt me cramponnant aux bras de Jarrett et d’Abbey. Je pensais à chaque minute tomber, car le trottoir était tel un miroir.

Cependant, force nous fut d’arrêter notre marche. Une centaine de falots levés par cent mains d’étudiants nous éclairèrent brusquement. Un grand jeune homme se détacha du groupe et vint droit à moi, tenant un large papier déroulé. Et il s’écria d’une voix claire :


A SARAH BERNHARDT

Salut, Sarah ! salut charmante doña Sol !
Lorsque ton pied mignon vient fouler notre sol,
____Notre sol tout couvert de givre,
Est-ce un frisson d’orgueil ou d’amour ? je ne sais ;
Mais nous sentons courir dans notre sang français
____Quelque chose qui nous enivre !

Femme vaillante au cœur saturé d’idéal,
Puisque tu n’as pas craint notre ciel boréal,

____Ni redouté nos froids sévères,
Merci ! De l’âpre hiver pour longtemps prisonniers,
Nous rêvons à ta vue aux rayons printaniers
____Qui font fleurir les primevères !

Oui, c’est au doux printemps que tu nous fais rêver !
Oiseau des pays bleus, lorsque tu viens braver
____L’horreur de nos saisons perfides,
Aux clairs rayonnements d’un chaud soleil de mai.
Nous croyons voir, du fond d’un bosquet parfumé.
____Surgir la reine des sylphides !
 
Mais non : de floréal ni du blond messidor.
Tu n’es pas, ô Sarah, la fée aux ailes d’or
____Qui vient répandre l’ambroisie ;
Nous saluons en toi l’artiste radieux
Qui sut cueillir d’assaut dans le jardin des dieux
____Toutes les fleurs de poésie !

Que sous ta main la toile anime son réseau ;
Que le paros brillant vive sous ton ciseau.
____Ou l’argile sous ton doigt rose ;
Que sur la scène, au bruit délirant des bravos.
En types toujours vrais, quoique toujours nouveaux,
____Ton talent se métamorphose ;

Soit que, peintre admirable ou sculpteur souverain.
Toi-même oses ravir la muse au front serein,
____A te sourire toujours prête ;
Soit qu’aux mille vivats de la foule à genoux.
Des grands maîtres anciens ou modernes, pour nous
____Ta voix se fasse l’interprète ;

Des bords de la Tamise aux bords du Saint-Laurent,
Qu’il soit enfant du peuple ou brille au premier rang,
____Laissant glapir la calomnie,
Tour à tour par ton œuvre et ta grâce enchanté,
Chacun courbe le front devant la majesté
____De ton universel génie !


Salut donc, ô Sarah ! salut, ô doña Sol !
Lorsque ton pied mignon vient fouler notre sol,
____Te montrer de l’indifférence
Serait à notre sang nous-mêmes faire affront,
Car l’étoile qui luit la plus belle à ton front
____C’est encore celle de la France !

Louis Fréchette.


Il lut très bien, c’est vrai ; mais ces vers, lus ainsi, sous vingt-deux degrés de froid, à une pauvre femme abasourdie par une Marseillaise endiablée, étourdie par les hurrahs fous de dix mille poitrines en délire de patriotisme, cela dépassait mes forces.

Je faisais des efforts inouïs pour résister, mais je fus terrassée par la fatigue : tout me sembla tourner en une folle farandole. Je me sentis enlever de terre et j’entendis une voix qui me semblait d’un ailleurs lointain : « Place ! Place à notre Française ! » Puis je n’entendis plus rien et ne retrouvai mes sens que dans ma chambre de l’hôtel Windsor.

Ma sœur Jeanne avait été séparée de moi par la poussée de la foule ; mais le poète Fréchette, Canadien français, lui fit faire escorte et la ramena quelques instants après, saine et sauve, mais tremblante pour moi. Et elle me raconta ceci :

« Figure-toi qu’au moment où la foule te pressait, prise de terreur en te voyant renverser la tête, les yeux clos, sur l’épaule d’Abbey, je me mis à crier : « Au secours ! On tue ma sœur ! » J’étais devenue folle. Un homme d’une taille colossale, qui nous suivait depuis longtemps, jouant des coudes et des reins pour écarter la tourbe enthousiaste mais forcenée, se jeta d’un brusque mouvement au-devant de toi, assez tôt pour t’empêcher de tomber. Cet homme, dont je ne pouvais voir le visage, tant il était caché par la casquette de fourrure dont les oreilles lui mangeaient la face presque en entier, te souleva comme une fleur et harangua la foule en anglais. Je ne comprenais rien à ce qu’il disait, mais les Canadiens en furent frappés, car la poussée s’arrêta et s’écarta en deux files compactes pour le laisser passer. Je t’assure que c’était très émouvant, de te voir si frêle, la tête rejetée en arrière, tout ton pauvre corps soutenu à bout de bras par cet hercule. Je te suivais de mon plus vite, mais, ayant pris mon pied dans le volant de ma jupe, je dus m’arrêter une seconde, et cette seconde suffit pour nous séparer complètement. La foule refermée derrière ton passage, faisait une barrière incassable. Je t’assure, sœur chérie, que je n’en menais pas large ; et c’est M. Fréchette qui m’a sauvée. » Je serrai la main de l’aimable homme, et le remerciai cette fois de mon mieux pour son beau poème ; puis je lui parlai de ses poésies, dont je m’étais procuré un volume à New-York, car hélas ! je dois l’avouer à ma honte, je ne connaissais rien de Fréchette à mon départ de France ; et cependant il était déjà un peu connu à Paris.

Il fut très touché des quelques vers que je lui soulignai comme les plus beaux dans son œuvre. Il m’en remercia. Nous restâmes des amis.

Le lendemain, il était à peine neuf heures quand on me fit passer une carte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Celui qui eut la joie de vous sauver, Madame, réclame de votre bonté une seconde d’entretien. » Je fis entrer cet homme dans le salon et, après avoir fait prévenir Jarrett, j’allai réveiller ma sœur : « Viens avec moi », lui dis-je. Elle passa un peignoir chinois et nous nous dirigeâmes vers le grand, l’immense salon de mon appartement, car il eût fallu une bicyclette pour arpenter sans fatigue mes chambres, salon et salle à manger dans toute leur longueur.

Je fus frappée, en ouvrant la porte, par la beauté de l’homme qui était devant moi. D’une taille élevée, les épaules larges, la tête petite, le regard dur, les cheveux frisés et touffus, le teint basané, cet homme était beau, mais inquiétant. Il rougit légèrement à ma vue. Je lui exprimai ma reconnaissance et m’excusai de ma sotte faiblesse. Je pris avec joie le bouquet de violettes qu’il me tendit.

Au moment de prendre congé, il me dit assez bas : « Si jamais vous apprenez qui je suis, jurez-moi. Madame, de ne penser qu’au léger service que je vous ai rendu. » À l’instant même, Jarrett entrait, le visage blanc. Il s’approcha de l’étranger et lui parla en anglais. Je pus cependant saisir les mots : « détective… porte… assassinat… impossibilité… Nouvelle-Orléans… »

Le teint basané s’était couvert de craie. Sa narine se dilata en regardant la porte. Puis, l’impossibilité de fuir lui apparaissant nette, il regarda Jarrett et d’une voix tranchante et froide comme un silex : « Well ! » fit-il en se dirigeant vers la porte.

Mes mains ouvertes par la stupeur avaient laissé tomber son bouquet, qu’il ramassa en me regardant d’un air suppliant et interrogateur. Je compris, et lui dis à très haute voix : « Je vous le jure. Monsieur. »

Cet homme disparut avec ses fleurs. J’entendais le brouhaha de gens derrière la porte, et la foule dans la rue. Je ne voulus rien savoir. Quand ma sœur, esprit romanesque et fou, me voulut raconter l’horrible chose, je bouchai mes oreilles.

Lorsque, quatre mois après, on voulut me faire à haute voix lecture de sa mort par la pendaison, je me refusai à rien entendre.

Et maintenant que vingt-six années se sont écoulées et que je sais, je ne veux me souvenir que du service rendu et de ma parole donnée.

Cet incident m’avait laissée assez triste. Il a fallu la colère de l’évêque de Montréal pour me rendre ma gaieté. Ce prélat, après avoir tonné en chaire contre l’immoralité de la littérature française, a défendu à ses ouailles de paraître au Théâtre. Il fit un mandement violent, haineux, contre la moderne France.

Quant à la pièce de Scribe {Adrienne Lecouvreur), il la déchiqueta : soi-disant contre les amours immorales de la comédienne et du héros, et contre l’amour adultérin de la princesse de Bouillon ; mais la vérité se fit jour malgré tout, et il s’écria avec une fureur doublée par l’outrage : « Il y a, dans cette infâme élucubration des auteurs français, un abbé de cour qui, grâce au dévergondage de ses propos, est une insulte directe au clergé. » Enfin, il lança l’anathème contre Scribe déjà mort, contre Legouvé, contre moi, et toute ma compagnie. La conclusion fut que la foule accourut de toutes parts et que ces quatre représentations : Adrienne Lecouvreur, Froufrou, La Dame aux Camélias (matinée) et Hernani, eurent un succès colossal, et donnèrent des recettes fabuleuses.

Je fus conviée par le poète Fréchette, et un banquier dont le nom m’échappe, à une visite aux Iroquois. J’acceptai avec, joie, et je m’y rendis avec ma sœur, Jarrett et Angelo toujours de toutes les parties dangereuses, car je me sentais en sûreté près de cet artiste plein de bravoure et de sang-froid, et qui était doué d’une force herculéenne ; il ne lui manquait, pour être parfait, que d’avoir du talent : il n’en avait aucun et il n’en eut jamais.

Le fleuve, le Saint-Laurent, était pris presque en entier, et nous le traversâmes en voiture, le long d’une route indiquée par deux rangées de branchages piqués dans la glace. Nous avions quatre voitures, et Canghnanwaga se trouve à 5 kilomètres de Montréal.

Ce voyage pour se rendre chez les Iroquois fut délicieusement enchanteur. On me présenta le chef, père et maire des tribus iroquoises. Hélas ! ce chef de jadis — fils du « Grand Aigle blanc », — surnommé dans son enfance Soleil des Nuits, vendait à cette heure, sous de tristes bardes européennes, des liqueurs, du fil, des aiguilles, du chanvre, de la graisse de porc, du chocolat, etc., etc.

Il n’a gardé de ses courses folles dans les forêts sauvages d’antan — quand il courait nu sur la terre libre encore de tout servage — il n’a gardé que la stupeur du taureau encloué par les cornes. Il est vrai de dire qu’il vend aussi de l’eau-de-vie et qu’il s’abreuve comme eux tous, à cette source d’oubli.

Le Soleil des Nuits me présenta sa fille, une enfant de dix-huit à vingt ans, sans beauté, sans saveur et sans grâce. Elle se mit au piano et joua je ne sais plus quel air à la mode.

J’avais hâte de quitter cette boutique, abri de ces deux victimes de la civilisation.

Je visitai Canghnanwaga et n’y pris aucun plaisir. Le même enserrement du gosier, la même angoisse rétrospective me laissaient révoltée contre la lâcheté des hommes, qui cachent sous le nom de civilisation le plus injuste et le plus protégé des crimes.


Je revins à Montréal un peu triste et fatiguée. Le succès de nos quatre représentations fut extraordinaire, mais ce qui pour moi leur donnait un charme particulier, c’était l’infernal et joyeux tapage des étudiants. Tous les jours on ouvrait les portes du théâtre une heure à l’avance pour eux. Là, ils s’arrangeaient selon leur convenance.

Doués pour la plupart de voix magnifiques, ils se groupaient selon la nécessité des chants qu’ils voulaient faire entendre ; puis ils préparaient, avec une forte ficelle à poulies, la route aérienne que devaient suivre les corbeilles fleuries qui descendaient de leur paradis au mien. Ils enrubannaient des colombes portant à leur cou des vœux, des sonnets, des pensées.

Ces fleurs et ces oiseaux étaient lancés pendant les rappels et venaient s’abattre : les fleurs, à mes pieds par une heureuse conduite des fils, les colombes, au gré de leur effarement. Et chaque soir, se renouvelaient ces envois de grâce et de beauté.

J’eus la première soirée une émotion assez vive. Le marquis de Lomé, gendre de la reine Victoria, gouverneur du Canada, était d’une exactitude royale, les étudiants le savaient. La salle était bruyante et frémissante. Je regardais, par une ouverture du rideau, la composition de cette assemblée. Tout d’un coup, il se fit un silence immédiat sans qu’aucune manifestation en eût provoqué l’effet ; et La Marseillaise fut entonnée par trois cents voix mâles, jeunes et chaudes.

Le gouverneur, avec une courtoisie pleine de grandeur, se leva aux premiers accents de notre hymne national. Toute la salle fut debout eu une seconde, et le magnifique chant résonna dans nos cœurs comme un appel de la patrie. Je ne crois pas avoir jamais entendu chanter La Marseillaise avec une émotion et un ensemble plus poignants.

Aussitôt le chant terminé, les applaudissements de la foule reprirent par trois fois ; puis, sur un geste net du gouverneur, l’orchestre joua le God save the Queen.

Je ne vis jamais geste plus orgueilleux et plus digne que celui du marquis de Lorne, quand il fit signe au chef d’orchestre. Il voulait bien permettre, à ces fils de Français soumis, un regret, voire même une falote espérance. Et. le premier, debout, il écoutait cette grande plainte avec respect ; mais il en étouffait le dernier écho sous le chant national de l’Angleterre.

Et il avait, étant Anglais, indiscutablement raison.


Je donnai, pour la dernière représentation qui tombait le 25 décembre, jour de Noël : Hernani.

L’évêque de Montréal fulmina encore contre moi, contre Scribe, Legouvé et les pauvres artistes venus avec moi, qui n’en pouvaient mais. Je ne sais même pas s’il ne réclama pas l’excommunication contre nous tous, vivants et morts. Pour répondre à son injurieuse attaque, les admirateurs de la France et de l’art français dételèrent mes chevaux, et mon traîneau fut presque porté par une foule immense, dans laquelle se trouvaient des députés et notables de la ville. Il n’y a qu’à prendre les journaux de l’époque pour se convaincre de l’effet foudroyant que fit cette conduite triomphale à mon hôtel.

Le lendemain, dimanche, je partis le matin à sept heures pour faire, en compagnie de Jarrett et de ma sœur, une promenade le long de la rivière Saint» Laurent.

A un moment donné, je fis arrêter la voiture pour faire quelques pas.

Ma sœur me dit en riant : « Si nous montions sur le gros glaçon qui semble vouloir craquer ? » Sitôt pensé, sitôt exécuté. Et nous voilà toutes deux marchant sur le glaçon, essayant de le détacher. Tout à coup un cri terrible de Jarrett nous fit comprendre que nous avions réussi, En effet, notre esquif de glace se prot menait déjà dans l’étroit chenal du fleuve toujours libre par la force du courant.

Ma sœur et moi, nous nous assîmes, car le glaçon oscillait en tous sens ; et nous en fûmes prises d’un rire fou.

Les cris de Jarrett avaient attiré du monde. Des hommes armés de gaffes se mirent on devoir de nous arrêter, mais ce n’était pas commode, car les bords du chenal étaient trop friables pour un homme. On nous jeta des cordes. Nous en prîmes une avec nos quatre mains ; mais le brusque effort des hommes pour nous attirer à eux jeta notre radeau si brusquement contre les bords glacés qu’il se brisa en deux, et nous restâmes, très apeurées cette fois, sur une faible partie de notre esquif. Je ne riais plus, car nous commencions à voguer un peu vite, et le chenal allait s’élargissant.

Mais, à un coude qu’il faisait, nous fûmes heureusement enserrées entre deux immenses blocs auxquels nous dûmes de pouvoir sauver notre vie.

Les hommes qui suivaient, avec un véritable courage, notre très rapide course, grimpèrent sur les blocs. Un harpon fut jeté avec une adresse merveilleuse sur notre épave de glace afin de nous retenir en cette place, car le courant assez fort en dessous aurait pu nous en détacher.

Une échelle apportée et adossée à un des grands blocs nous offrit ses échelons sauveurs. Ma sœur monta la première et je la suivis un peu honteuse de notre ridicule.

Le long temps qu’il fallut pour rejoindre la rive permit à la voiture contenant Jarrett de nous rejoindre. Il était blême ; non par la peur du danger que j’avais couru, mais à l’idée que, moi morte, la tournée s’arrêtait. Et il me dit très sérieusement : « Si vous aviez été morte. Madame, vous auriez été malhonnête, car vous brisiez notre contrat par votre volonté. »

Nous eûmes juste le temps de rentrer pour nous rendre à la gare, où m’attendait le train qui devait me conduire à Springfield.

Une foule immense m’attendait, et c’est avec le même cri d’amour souligné par des « au revoir » que le public canadien salua notre départ.