Charpentier et Fasquelle (p. 521-541).
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XXXVI


Après notre immense et bruyant succès de Montréal, nous fûmes un peu surpris de l’accueil glacial du public de Springfield.

On jouait La Dame aux Camélias, en Amérique appelée « Camille » ; pourquoi ? Nul n’a jamais su me le dire.

Cette pièce, pour laquelle le public accourait en foule, révoltait le puritanisme outré des petits États d’Amérique. Les critiques des grandes villes discutaient sur cette Madeleine moderne ; mais ceux des petites villes commençaient par lui jeter des pierres.

Cette réserve pincée d’un public prévenu contre l’impureté de Marguerite Gautier, nous la retrouvâmes de temps à autre dans les petites villes. Et Springfield comptait alors à peine trente mille habitants.

Dans la journée que je passai à Springfield, je me rendis chez un armurier pour acheter un fusil de chasse. Le vendeur me conduisit dans une longue cour très étroite où j’en essayai plusieurs.

Quand je me retournai, je fus étonnée et confuse de voir deux gentlemen qui s’intéressaient à mon tir. Je voulus me retirer de suite, mais l’un d’eux s’approcha de moi : « Vous plait-il, Madame, venir tirer un canon ? » Je faillis tomber par terre de surprise et je fus une seconde sans répondre, puis je m’écriai : « Je veux bien ! »

Rendez-vous fut pris avec mon original interlocuteur, qui était le directeur de la manufacture d’armes Colt, Je me rendis une heure après au rendez-vous. Plus de trente personnes, invitées en toute hâte, attendaient déjà. Cela m’agaça un peu. Je tirai le canon-mitrailleuse nouvellement inventé. Cela m’amusa beaucoup sans me donner aucune émotion.

Et le soir, après la glaciale représentation, nous partîmes pour Baltimore dans une course vertigineuse, la représentation ayant fini plus tard que l’heure du train. Il s’agissait de rattraper ce dernier à tout prix. Et les trois énormes voitures qui composaient mon train particulier furent lancées à toute vapeur. Ayant deux machines, nous faisions des bonds sur la voie et nous retombions, grâce à quel miracle ? sur les rails.

Nous arrivâmes enfin à rejoindre l’express qui, nous sentant sur ses talons et averti par les dépêches, fit une courte halte, juste le temps de nous accrocher tant bien que mal ; et nous arrivâmes ainsi à Baltimore, où je restai quatre jours, donnant cinq représentations.

Deux choses me frappèrent dans cette ville : le froid mortel des hôtels et du théâtre, et la beauté des femmes.

J’eus une profonde tristesse à Baltimore, car je passais le premier janvier loin de ce qui m’était cher. Je pleurai toute la nuit, et j’eus cette minute de découragement qui fait souhaiter la mort.

Le succès cependant avait été colossal dan» cette charmante ville, et je la quittai avec regret pour me rendre à Philadelphie, où nous devions passer une semaine.

Cette ville, fort belle, ne me plaît pas. J’y reçus un accueil enthousiaste malgré le changement de spectacle à la première soirée : deux artistes ayant manqué le train, nous ne pûmes jouer Adrienne Lecouvreur, que je dus remplacer par Phèdre, seule pièce dans laquelle les retardataires ne jouaient pas. Il y eut vingt mille francs de moyenne dans les recettes des sept représentations données en six jours.

Mon séjour fut attristé par une lettre qui m’apprenait la mort de mon ami Gustave Flaubert, l’écrivain le plus soucieux de la beauté de notre langue.


De Philadelphie nous nous rendîmes à Chicago.

A la gare, je fus reçue par une députation des dames de Chicago, et un bouquet de fleurs rares me fut remis par une ravissante jeune femme, Madame Lily B... Jarrett m’entraîna ensuite dans une des salles de la gare où m’attendaient les Français délégués.

Un speech très court, mais plein d’émotion, de notre consul mit tout le monde en confiance et amitié ; et, après avoir remercié de tout mon cœur, je me préparais à sortir de la gare, quand je restai médusée — et il paraît que mes traits prirent une expression si intense de souffrance, que tout le monde se précipita vers moi pour me porter secours. — Mais une rage subite électrisa tout mon être, et je marchai droit vers l’horrible vision qui venait de se dresser devant moi : l’homme à la baleine !

Il était vivant, cet horrible Smith ! Couvert de fourrures, avec des diamants à tous les doigts. Et il était là avec un bouquet à la main, l’horrible brute ! Je refusai les fleurs, et le repoussai de toutes mes forces décuplées par la colère ; et un flux de paroles affolées s’échappa de mes lèvres blêmies. Mais cette scène le ravit, car elle fut racontée, colportée, amplifiée, et la baleine eut encore plus de visiteurs.

Je me rendis à Palmer-House, un des plus magnifiques hôtels de cette époque, dont le propriétaire, M. Palmer, était un parfait gentleman, courtois, aimable et généreux, car il emplissait l’immense appartement que j’occupais des fleurs les plus rares et il s’ingéniait à me faire servir à la française, chose difficile à cette époque.

Nous devions rester quinze jours à Chicago. Le succès dépassa les prévisions de tous. Ces quinze jours me parurent les plus agréables depuis mon arrivée en Amérique. D’abord, la vitalité de la ville dans laquelle se croisent, sans jamais s’arrêter, des hommes au front barré par une pensée : le but. Ils vont, ils vont, ne se retournant ni à un cri, ni à un appel de prudence. Ce qui se passe derrière eux, peu leur importe. Ils ne veulent pas connaître le pourquoi du cri poussé ; et ils n’ont pas le temps d’être prudents ; le but les attend.

Les femmes, ici comme dans toute l’Amérique, ne travaillent pas ; mais elles ne flânent pas dans les rues comme dans les autres villes : elles marchent vite ; elles aussi sont pressées d’aller s’amuser.

Je m’en allais toute la journée, loin dans les campagnes d’alentour, pour ne pas rencontrer les hommes sandwiches annonçant la baleine.

Un jour, je me rendis à la tuerie des porcs. Ah ! l’horrible et magnifique spectacle ! Nous étions trois : ma sœur, moi et un Anglais de mes amis.

En arrivant, nous vîmes défiler, sur un petit pont élevé et étroit, des centaines de cochons pressés, pilés, grognant et renâclant. Notre voiture passa sous ce pont et s’arrêta devant un groupe d’hommes qui nous attendaient. Le directeur des stock-yards nous reçut et nous précéda dans ses abattoirs spéciaux.

En entrant dans l’immense hangar, faiblement éclairé par des fenêtres aux carreaux gras et rougeoyants, une odeur abominable vous saisit à la gorge, odeur qui ne vous quitte que quelques jours après. Une buée sanglante s’élève de partout, tel un nuage léger flottant au versant d’une montagne et éclairé par un soleil couchant. Un charivari infernal vous tympanise le cerveau : les plaintes presque humaines des porcs égorgés, les coups violents des couperets tranchant les membres, les han ! successifs de l’éventreur qui, dans un geste d’ampleur superbe, lève la lourde hache et d’un seul coup ouvre de haut en bas la malheureuse bête pendue à un croc et qui se débat ; dans l’épouvante de la minute entrevue, le grincement continue du rasoir tournant qui, en une seconde, dépoile le tronçon que lui a jeté la machine qui avait coupé les quatre pattes ; le sifflet laissant échapper la vapeur des eaux chaudes dans lesquelles est ébouillantée la tête de l’animal ; le clapotis des eaux changées ; la cascade des eaux jetées ; le grondement des petits trains emportant sous de larges voûtes les voitures chargées de jambons, boudins, etc., etc.. Tout cela soutenu par la cloche des locomotives avertissant du danger de sa venue et qui, dans cet endroit d’effroyable massacre, semble le perpétuel glas de misérables agonies...

Rien, rien n’était plus hoffmannesque que cette tuerie des porcs à la date où je parle, car, depuis un sentiment d’humanité s’est glissé, quoique bien timidement encore, dans ce temple des hécatombes porciennes.

Je revins très souffrante de cette visite. Le soir, je jouai Phèdre. J’entrai en scène très énervée et voulant tout faire pour chasser l’horrible vision du tantôt.

Je me jetai à cœur et à cerveau perdus dans mon personnage, tant et si bien qu’à la fin du quatrième acte, je tombai sur la scène complètement évanouie.

Le jour de ma dernière représentation, on me remit, de la part des dames de Chicago, un magnifique collier de diamants.

Je quittai cette ville aimant tout d’elle : son peuple, son lac grand comme une petite mer intérieure, son public si enthousiaste, tout, tout, mais pas ses stock-yards.

Et je n’en voulais même pas à l’évêque qui, lui aussi, comme dans les autres villes, avait tonné contre mon art et la littérature française.

Du reste, il nous avait fait, par la violence de ses sermons, une telle réclame, que le manager M. Abbey lui écrivit la lettre suivante :

Monseigneur, J’ai l’habitude, quand je viens dans votre ville, de dépenser pour la publicité quatre cents dollars. Mais, comme vous l’avez faite pour moi, je vous envoie deux cents dollars pour vos pauvres.

Henry Abbey.

Nous quittons Chicago pour nous rendre à Saint-Louis, où nous arrivons après avoir fait 283 milles en quatorze heures.

Dans le salon de mon car, Abbey et Jarrett me montrent le bilan des soixante-deux représentations données depuis notre départ : soit 227,459 dollars ; c’est à-dire un million cent trente-sept mille deux cent quatre-vingts francs, en moyenne dix-huit mille trois cent quarante-trois francs par représentation.

Cela me fit grand plaisir pour Henry Abbey, qui avait tout perdu dans sa précédente tournée avec une compagnie d’artistes admirables chantant l’opéra, et plus grand plaisir pour moi qui recevait une large part des recettes.


Nous restâmes à Saint-Louis toute une semaine. Du 24 au 31 janvier. Je dois dire que cette ville, qui était spécialement française, me plaisait moins que les autres villes américaines. Elle était sale, et les hôtels peu confortables.

Depuis, la ville a fait de grands progrès. Mais ce sont les Allemands qui y ont planté la griffe du progrès. A l’époque où je parle, en 1881, la ville était vraiment repoussante de saleté.

Hélas ! à cette époque, nous n’étions guère colonisateurs, et toutes les villes où l’influence française était prépondérante, toutes ces villes étaient arriérées et pauvres.

Je m’ennuyais mortellement à Saint-Louis, et voulais partir de suite après avoir payé le dédit au directeur. Mais Jarrett, l’homme intègre, l’homme de devoir, l’homme féroce, me disait, le contrat à la main : « Non, Madame. Il faut rester, mourir d’ennui si vous voulez, mais il faut rester. »

Pour me distraire, il me conduisit dans une grotte célèbre dans laquelle vivent des millions de poissons sans yeux, car jamais la lumière n’a pénétré dans cette grotte. Et il paraît que ces poissons primitifs, n’ayant pas besoin de leurs yeux, ont fait des petits poissons sans yeux.

Nous allâmes voir cette grotte. C’était loin, très loin. Nous descendîmes et pénétrâmes avec mille précautions, et à quatre pattes comme des chats. Nous fîmes ainsi un chemin qui me parut interminable. Enfin le guide nous dit : « C’est ici. »

Nous pouvions nous dresser, la grotte était plus élevée. Je ne voyais rien. J’entendis le « crac » d’une allumette, et le guide alluma une petite lanterne. Je distinguai en face de moi, presque à mes pieds, un bassin naturel assez creux. « Vous voyez, dit flegmatiquement le guide, voilà le bassin. Mais dans ce moment-ci, il n’y a ni eau ni poissons ; il faut revenir dans trois mois. »

Jarrett fit une grimace si effroyable, que le fou rire me prit, mais le rire qui touche à la folie : je hoquetais, je pleurais, j’étouffais. Je descendis dans le bassin pour chercher une épave, une petite arête de poisson mort, un petit quelque chose... il n’y avait rien, rien... rien...

Il fallut nous en retourner à quatre pattes. Je fis passer Jarrett devant moi ; et la vue de ce gros dos fourré, grognant, jurant, et marchant sur les mains et les pieds, me donnait une telle joie que je ne regrettai plus rien. Je donnai dix dollars à notre guide pour son inénarrable surprise.

Nous rentrons à l’hôtel et on me dit qu’il y a là un bijoutier qui m’attend depuis deux heures. « Un bijoutier ?... Mais je n’ai aucune intention d’acheter des bijoux, j’en ai trop ! » Mais Jarrett fait un signe de l’œil à Abbey qui se trouve là, et nous entrons.


SARAH BERNHARDT CHASSANT AVEC SES CAMARADES DE TOURNÉE.
SARAH BERNHARDT CHASSANT AVEC SES CAMARADES DE TOURNÉE.
SARAH BERNHARDT CHASSANT AVEC SES CAMARADES DE TOURNÉE.


Je m’aperçois de suite qu’il y a connivence entre le bijoutier et mes deux imprésarios. On m’explique que mes bijoux ont grand besoin d’être nettoyés, que ce bijoutier se charge de les remettre à neuf, de les réparer, et, en un mot : de les exposer !

Je me révolte. Mais cela ne sert à rien. Jarrett m’assure que les dames de Saint-Louis sont friandes de ce spectacle ; que ce sera très beau comme réclame ; que mes bijoux sont très ternis ; qu’il manque quelques pierres que le bijoutier remettra pour rien. Quelle économie ! Pensez donc... Et je cède, car ce genre de discussion m’assomme.

Et deux jours après, la vitrine du bijoutier, éclatante de lumière, recevait la visite des dames de la ville venant admirer mes bijoux. Mais ma pauvre Guérard, qui avait voulu voir, elle aussi, revint affolée : « Ils ont ajouté à vos bijoux seize paires de boucles d’oreilles, deux rivières et trente bagues ; plus une lorgnette tout en diamants et rubis, un porte-cigarette en or entouré de turquoises, une petite pipe dont le bout d’ambre est constellé d’étoiles en diamants, seize bracelets, un cure-dents avec un saphir étoilé, et une paire de lunettes avec les branches en or ayant au bout un petit gland de perles ! Ils ont dû les faire exprès ! me dit ma pauvre Guérard, car il ne peut y avoir personne portant de pareilles lunettes ! Et il y a écrit dessus : Lunettes de travail de Mme Sarah Bernhardt ! »

Non, vraiment, je trouvai que cela dépassait les bornes de la réclame : me faire fumer la pipe et porter des lunettes, c’était par trop fort ! Je montai en voiture et m’en fus chez le bijoutier. J’arrivai juste à temps pour me casser le nez devant les portes fermées. C’était samedi, il était cinq heures, tout était noir, éteint, clos ! Je rentrai à l’hôtel et fis part de mon mécontentement à Jarrett, qui me dit tranquillement : « Qu’est-ce que cela fait, Madame ? Il y a un tas de jeunes filles qui portent lunettes. Quant à la pipe, le bijoutier m’a dit qu’il avait reçu cinq commandes et que cela allait devenir à la mode. Du reste, il est inutile de vous fâcher : l’exposition est finie, on vous rend vos bijoux ce soir, et nous partons après-demain. »

En effet, le soir même le bijoutier me rendait mes bijoux remis à neuf, brillants, clinquants et réparés. Il y avait un porte-cigarettes en or orné de turquoises, le même qu’il avait exposé. Je ne pouvais rien faire comprendre à cet homme, et ma colère fondit devant sa bonne grâce et sa joie.

Mais cette réclame faillit nous coûter la vie, car, alléchés par tant et tant de bijoux dont la plupart n’étaient pas à moi, quelques mauvais drôles s’assemblèrent dans le but de me voler mes bijoux, qu’ils pensaient être dans le grand sac que portait toujours mon intendant.

Le dimanche 30 janvier, à huit heures du matin, nous quittions Saint-Louis pour Cincinnati. J’étais dans mon Pulman-car, magnifiquement aménagé. J’avais demandé que ma voiture fût la dernière de notre petit train spécial, afin de pouvoir jouir, sur la plate-forme, de la beauté de la nature, qui se déroulait devant moi en panorama toujours changeant, vivant, admirable.

Nous étions partis depuis dix minutes à peine, quand l’homme de garde se pencha subitement au-dessus du petit balcon, puis, se redressant vivement, il me prit la main et, très pâle, très anxieux, il me dit en anglais : « Madame, je vous en supplie, rentrez ! » Je compris qu’un danger réel me menaçait et je rentrai vivement. Il tira le cordon d’alarme et, avant même que le train ne fût tout à fait arrêté, il fit signe à un autre gardien et tous deux se précipitèrent en bas du train.

Il avait tiré un coup de feu pour éveiller l’attention de chacun. Jarrett, Abbey et les artistes se pressaient dans l’étroit couloir. Je me trouvais au milieu d’eux, et nous vîmes avec stupeur les deux gardiens arrachant de dessous ma voiture un homme armé jusqu’aux dents.

Il finit par avouer la vérité, ayant un revolver collé à chaque tempe : il était chargé par la bande organisée à Saint-Louis pour me voler mes bijoux — car la réclame du bijoutier avait excité toute la gent des forbans — de décrocher ma voiture du reste du train, entre Saint-Louis et Cincinnati, à un endroit qu’ils appelaient la Petite-Montée. Cela devait se faire dans la nuit ; ma voiture étant la dernière, la chose était très aisée, il fallait simplement soulever l’énorme crochet et le retirer de l’anneau.

Cet homme, qui était un véritable colosse, s’était accroché sous ma voiture. Nous visitâmes son appareil : de très grosses courroies larges de cinquante centimètres le tenaient cramponné aux parois du train, entre les roues, et il avait toute facilité pour agir avec ses mains. Mais, vraiment, le courage et le sang-froid de cet homme étaient admirables.

Il raconta que sept hommes armés nous attendaient à la Petite-Montée, et que certainement on ne nous aurait fait aucun mal si personne ne s’était défendu ; qu’on voulait seulement prendre mes bijoux et l’argent que le secrétaire portait sur lui : deux mille trois cents dollars.

Oh ! il savait tout ! Il connaissait les noms de tous, et il me baragouina en mauvais français : « Oh ! vous, Madame, on ne vous aurait fait aucun mal, malgré votre joli revolver ; on vous l’aurait même laissé. » Ainsi, cet homme et sa bande savaient que le secrétaire couchait dans ma voiture et qu’il n’était guère redoutable (pauvre Chatterton !), qu’il était porteur de deux mille trois cents dollars, et que j’avais un revolver ciselé très joli et orné d’œils-de-chat.

L’homme fut garrotté solidement et tenu en respect par les deux gardiens ; et nous fîmes machine en arrière jusqu’à Saint-Louis. Nous n’étions partis que depuis un quart d’heure. La police, avertie, nous envoya cinq détectives ; et on fit partir avant nous un train de marchandises, qui devait nous précéder d’une demi-heure. Sur le train de marchandises, on plaça huit détectives, qui avaient l’ordre de descendre à la Petite-Montée. Notre colosse fut remis aux mains de la justice, et on me promit de le traiter avec indulgence, vu les aveux qu’il avait faits. J’appris par la suite qu’on avait tenu parole et que l’homme fut renvoyé en Irlande, dans son pays.


A partir de ce moment, on attacha ma voiture entre deux autres voitures, chaque nuit ; et le jour, j’obtins d’avoir ma voiture en queue, à la condition que j’accepterais un détective armé sur ma passerelle, lequel, du reste, je devais payer.

Nous partîmes à peu près vingt-cinq minutes après le train de marchandises. Notre dîner fut très gai, car l’excitation avait gagné tout le monde. Quant au gardien qui avait découvert le colosse caché sous le train, Abbey et moi l’avions si largement récompensé qu’il s’était grisé et qu’il venait à tout propos me baiser la main en pleurant des larmes d’ivrogne, et il répétait sans cesse : « J’ai sauvé la Française ! je suis un gentleman ! »

Enfin, nous approchions de la Petite-Montée. La nuit était venue, et le chauffeur voulut filer à toute vapeur ; mais nous n’avions pas fait cinq milles que des pétards éclataient sous les roues et il fallut bien ralentir. Quel était le danger nouveau qui nous menaçait ? L’anxiété nous gagna. Les femmes devenaient nerveuses. Quelques-unes pleuraient. Nous marchions lentement, fouillant la nuit, essayant de deviner, dans la lumière d’un pétard, la silhouette d’un homme, de plusieurs hommes.

Abbey pensait qu’il fallait marcher quand même, à toute vitesse, parce que, disait-il, ces pétards avaient été placés là par les bandits qui, prévoyant que le colosse ne pourrait peut-être pas décrocher le wagon, essayaient par un autre moyen d’arrêter le train.

Le mécanicien refusait de marcher, disant que c’était bien là les signaux de l’administration, et qu’il ne pouvait risquer la vie de tout le monde pour une supposition.

Il était dans le vrai, cet homme ; il était du reste très brave. « Nous aurons toujours raison, disait-il, d’une poignée de drôles, et je ne puis répondre de la vie de personne dans un déraillement, un choc ou une culbute dans un précipice.

Nous marchions lentement. On avait tout éteint dans le car, afin que nous puissions voir, nous, autant que possible sans être vus. On avait caché le plus possible la vérité aux artistes, sauf trois hommes que j’avais appelés près de moi. Les artistes n’avaient rien à craindre des voleurs. J’étais seule visée. Pour éviter les questions, et les réponses évasives et inquiétantes, on avait envoyé le secrétaire leur dire qu’il y avait embarras sur la route et qu’il fallait ralentir. On leur dit aussi qu’on faisait une réparation à un tuyau de gaz et qu’on rallumerait dans quelques minutes ; puis on coupa la communication qui conduisait à mon car.

Il y avait peut-être dix minutes que nous marchions, quand nous fûmes éclairés par un grand feu qui nous fit stopper : nous vîmes accourir vers nous une équipe d’hommes du chemin de fer. Je frémis encore en pensant que ces braves gens ont failli être tués. Nous étions dans un tel état de nerfs depuis plusieurs heures, que nous crûmes tout d’abord voir courir sur nous la bande de drôles amis du colosse.

Un premier coup de feu partit ; et sans le brave mécanicien qui cria « halte ! » au milieu d’un terrible juron, deux ou trois de ces braves gens eussent été blessés. Moi, j’avais pris mon revolver. Mais, avant que j’aie tiré la baguette qui sert de cran d’arrêt, on aurait eu cent fois le temps de me prendre, de me lier, et de me tuer.

Et dire que chaque fois que je vais dans un endroit où je crains quelque danger, chaque fois j’emporte mon pistolet, car ce n’est pas un revolver, non, c’est un pistolet. Je dis toujours revolver, mais, à la vérité, c’est un pistolet, et pistolet vieux modèle, avec la baguette, et une gâchette tellement dure que je suis forcée de me servir de mon autre main. Je ne tire pas mal pour une femme, mais à la condition de prendre mon temps, ce qui n’est vraiment pas commode si on veut tirer sur an voleur. Et cependant je l’ai toujours avec moi. Il est là, sur ma table, je le vois en ce moment où j’écris. Il est dans sa gaine un peu étroite, de sorte qu’il faut tirer dessus avec un peu de force et de patience. Il arriverait, en ce moment même, un assassin, il faudrait que je retire le bouton qui glisse mal, que je tire la gaine trop étroite, que je retire la baguette un peu dure, et que j’appuie les deux mains sur la gâchette.

Eh bien, la bête humaine est si bizarre, que cette petite chose ridiculement inutile qui est là devant moi me semble une défense admirable. Et moi qui suis, hélas ! peureuse comme la peur, je me sens en sûreté près de ce petit ami, qui doit éclater de rire dans sa gaine de laquelle on ne peut jamais le sortir.


Enfin l’explication nous fut donnée. Le train de marchandises parti avant nous avait déraillé, sans plus grands dommages et sans mort d’hommes. La bande de Saint-Louis avait tout prévu, et avait préparé un petit déraillement à deux milles de la Petite-Montée, au cas où leur camarade cramponné sous ma voiture n’aurait pas pu la décrocher. Le déraillement avait eu lieu ; mais, quand les drôles se sont précipités sur le train qu’ils croyaient être le mien, ils se sont trouvés cernés par la bande de détectives. Ils se sont, paraît-il, débattus comme des damnés. Un d’eux a été tué sur place, deux autres blessés, et le reste prisonnier.

Quelques jours après, le chef de cette petite bande était pendu : un garçon de vingt-cinq ans, nommé Albert Wirtz, belge d’origine. J’ai tout fait pour sauver cet homme, car il me semblait que j’étais, sans le vouloir, l’instigatrice de sa mauvaise pensée.

Si Abbey et Jarrett n’avaient pas été assoiffés de réclame, si on n’avait pas ajouté plus de six cent mille francs de valeur à mes bijoux à moi, cet homme, ce malheureux enfant n’aurait peut-être pas eu la stupide pensée de les voler. Qui pourra dire les idées qui ont germé dans ce jeune cerveau peut-être affamé, peut-être ivre d’intelligentes inventions ?

Peut-être, en s’arrêtant devant la vitrine du bijoutier, s’est-il dit : « Il y a là pour un million de francs de bijoux ; s’ils étaient à moi, je les réaliserais, je repartirais en Belgique, je donnerais de la joie à ma pauvre mère qui se crève les yeux sous la lampe, je marierais ma sœur. » Peut-être était-il inventeur, et s’est-il dit : « Ah ! si j’avais tout l’argent que ces bijoux représentent, je pourrais exploiter mon invention moi-même, au lieu de vendre mon brevet à un coquin honoré qui me l’achètera pour un morceau de pain. Qu’est-ce que cela peut lui faire, à cette artiste ? Ah ! si j’avais cet argent ! » Peut-être a-t-il pleuré de rage devant tant de richesses à un seul !… Peut-être l’idée du crime a-t-elle germé dans un cerveau pur de toute tache antérieure !

Ah ! qui dira ce que peut enfanter l’espoir dans un jeune cerveau ? Il commence par le plus beau rêve et finit par un désir fou de le mener à la réalité. Voler le bien d’autrui, ce n’est pas bien, mais cela ne mérite pas la mort ! Oh ! non. Tuer un homme de vingt-cinq ans est un crime bien plus grand que de voler des bijoux, même à main armée ; et la société qui se masse pour tenir le glaive de la justice est bien plus lâche quand elle tue, que celui-là qui vole et assassine tout seul à ses risques et périls !

Oh ! j’ai pleuré cet homme que je ne connaissais pas ; qui était peut-être un coquin, peut-être un héros ! peut-être un simple qui fut un brigand, mais qui avait vingt-cinq ans et qui avait droit à la vie.

Je hais la peine de mort ! C’est un reste de lâche barbarie ; et c’est une honte pour les pays civilisés de dresser encore des guillotines et des gibets ! Tout être humain a une seconde d’attendrissement, une larme douloureuse, et cette larme peut féconder une pensée généreuse qui mène au repentir !

Je ne voudrais pour rien au monde être un de ceux-là qui ont condamné un homme à mort. Et pourtant, beaucoup d’entre eux sont de braves gens qui, rentrés chez eux, caressent tendrement leur femme et grondent bébé d’avoir cassé la tête à sa poupée,


J’ai vu quatre exécutions : une à Londres et une en Espagne, deux à Paris.

A Londres, c’est la pendaison, et cela me semble plus hideux, plus répugnant, plus sournois qu’aucune autre mort. C’était un homme d’une trentaine d’années, la figure mâle et volontaire. Je l’ai vu une seconde, il a haussé les épaules en me regardant, et son œil était plein de dédain pour ma curiosité. À cette heure-là je sentais que les pensées de cet homme étaient bien supérieures aux miennes ; et le condamné me semblait plus grand que ceux qui étaient là. Peut-être parce qu’il était plus près que nous tous du grand mystère. Il me sembla le voir sourire au moment où on lui couvrit le visage du capuchon, et je m’enfuis très bouleversée.

A Madrid, je vis un homme garrotté, et la barbarie de ce supplice me laissa épouvantée pendant plusieurs semaines. On disait qu’il avait tué sa mère ; mais aucune preuve n’avait été réellement relevée contre ce malheureux. Et il s’écria, au moment où on le tenait assis, avant de lui mettre le garrot : » Ma mère, je viens te rejoindre, et tu vas dire devant moi qu’ils en ont menti ! » Ces mots, prononcés d’une voix vibrante, en espagnol, me furent traduits par un attaché à l’ambassade d’Angleterre, avec qui j’étais venue voir ce hideux spectacle.

Le malheureux homme cria cela d’une voix si sincère, si déchirante, qu’il était impossible qu’i’ne fût pas innocent. C’était du reste l’avis de tous ceux qui étaient avec moi.

Les deux autres exécutions auxquelles j’assistai eurent lieu à Paris, place de la Roquette. L’une était l’exécution d’un jeune étudiant en médecine, je crois, qui, aidé d’un camarade, avait tué une vieille marchande de journaux. C’était un crime odieux, stupide ; mais cet homme était plus fou que coupable. Il était d’une intelligence supérieure et avait passé ses examens avant l’âge. Il avait trop travaillé. Il avait le cerveau dérangé. Il fallait le mettre au vert, le soigner comme un malade, le guérir et le rendre à la science.

C’était un être supérieur. Je le vois encore : pâle, le regard perdu dans l’infini. Ses yeux étaient si tristes, à ce malheureux enfant ! Oui, je sais bien. Il avait égorgé une pauvre vieille femme sans défense. C’est odieux ! Mais il avait vingt-trois ans, le cerveau détraqué par l’étude, une ambition démesurée ; et l’habitude de découper des bras, des jambes, de dépecer des cadavres de femmes, d’hommes et d’enfants. Tout cela n’excuse pas l’action abominable de cet homme ; mais tout avait pu contribuer à déséquilibrer un sens moral peut-être très ébranlé par l’étude, la misère ou l’atavisme.

Eh bien, je trouve qu’on a commis un crime de lèse-humanité en éteignant à tout Jamais cet intellectuel qui, revenu à la raison, aurait pu rendre des services à la science et à l’humanité.

La dernière exécution à laquelle j’assistai fut celle de Vaillant, l’anarchiste. C’était un homme énergique et doux, aux idées très avancées, mais pas beaucoup plus avancées que ceux qui, depuis, montèrent au pouvoir.

Il me demandait très souvent des places pour mon théâtre, qui était alors la Renaissance, étant trop pauvre pour se donner le luxe des arts. Ah ! la pauvreté ! quelle triste conseillère ! Et qu’il faudrait être doux à ceux qui souffrent de la misère.

Un jour, Vaillant vint me voir dans ma loge. Je jouais Lorenzaccio. « Ah ! me dit-il, ce Florentin était un anarchiste comme moi ; mais il a tué le tyran, et non la tyrannie ! Ce n’est pas ainsi que moi je procéderai. » Quelques jours après, il jetait une bombe dans un endroit public : la Chambre des députés. Le pauvre fut moins habile que le Florentin qu’il semblait mépriser, car il ne tua personne et ne fit de tort réel qu’à son parti.

J’avais dit qu’on me prévînt du jour de son exécution. Et le soir, au théâtre, un ami vint me dire que l’exécution serait pour le lendemain lundi, à sept heures du matin. Je partis après le théâtre et me rendis rue Merlin, au coin de la rue de la Roquette. Les rues étaient encore très animées, car c’était le Dimanche gras. On chantait, on riait, on dansait un peu partout. J’attendis toute la nuit. Je n’avais pu obtenir d’aller dans la prison. Je restai assise au balcon du premier étage que j’avais loué. La nuit glaciale et brumeuse m’enveloppait de sa tristesse. Je ne sentais pas le froid, car mon sang courait rapide dans mes veines. Les heures poussaient lentement les heures qui sonnaient dans le lointain : l'heure est morte ! vive l’heure ! Et j’entendais un bruit vague, étouffé, de pas, de chuchotements, de bois qui craque sourdement. Je ne me rendis compte de ce qu’étaient ces bruits étranges et mystérieux que lorsque l’aube me permit d’apercevoir l’échafaud dressé.

Un homme vint éteindre les réverbères qui éclairaient la petite place de la Roquette. Un ciel anémique étendit sa pâle lumière au-dessus de nous. La foule s’était peu à peu amassée, mais restait en groupe compact. Les rues étaient barrées. De temps en temps, un homme indifférent et pressé écartait la foule, présentait une carte à un officier de paix, et disparaissait sous le porche de la prison. C’était un journaliste. J’en comptai plus de dix. Puis, tout à coup, les gardes de Paris, doublés pour la circonstance, car on craignait un coup de main des anarchistes, se rangèrent le long du triste piédestal.

Sur un signal, les sabres furent mis au clair et la porte de la prison s’ouvrit. Vaillant parut, pâle, énergique et brave. Il cria d’une voix mâle et assurée : « Vive l’anarchie ! » Pas un cri ne répondit au sien. Il fut saisi, renversé sur la planche. Le couperet tomba avec un bruit ouaté. Le corps bascula. En une seconde l’échafaud fut démoli, la place balayée, les rues débarrées ; et la foule se rua sur la place, regardant par terre, cherchant une goutte de sang introuvable, humant, le nez en l’air, l’odeur du drame qui venait de se dérouler.

Des femmes, des enfants, des hommes âgés, tout cela grouillait sur cette petite place où venait d’expirer un homme dans la plus angoissante des agonies. Un homme qui s’était fait l’apôtre de cette populace. Un homme qui réclamait pour cette gent grouillante toutes les libertés, tous les privilèges, tous les droits !

Voilée, méconnaissable, je m’étais, au bras d’un ami, mêlée à la foule, et j’étais écœurée, désespérée : pas un mot de reconnaissance pour cet homme... pas un murmure de vengeance... pas une révolte... J’avais envie de crier : « Mais, tas de brutes ! baisez donc les pierres que le sang de ce pauvre fou a rougies à cause de vous ! pour vous ! croyant en vous ! » Mais je fus devancée par un voyou qui cria : « Demandez... demandez les derniers moments de Vaillant ! Demandez... demandez les détails !... Demandez ...demandez... »

Oh ! pauvre Vaillant ! Son corps décapité roulait vers Clamart. Et la foule, pour laquelle il avait pleuré, crié, expiré, s’égrenait lentement, nonchalante et ennuyée. Pauvre Vaillant ! il avait cependant de folles, mais généreuses idées !