Charpentier et Fasquelle (p. 498-507).
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XXXIV


Le lendemain, ou plutôt le jour même, car il était quatre heures du matin, je partais pour Boston. M. Abbey, mon imprésario, m’avait fait aménager un car délicieux, qui n’était pourtant pas encore le merveilleux Pulman, car je ne devais le prendre qu’après Philadelphie pour continuer ma tournée. Néanmoins, en entrant dans le compartiment qui m’était réservé, j’éprouvai un grand plaisir : un véritable lit de cuivre, large et doux, tenait le milieu de la petite pièce, un fauteuil, une jolie toilette, une corbeille enrubannée pour mon chien, et des fleurs partout, mais des fleurs sans parfum cruel.

Tout près de moi, dans le compartiment touchant le mien, mon personnel particulier était fort bien installé.

Je me couchai contente, et m’éveillai à Boston. Une grande foule nous attendait à la gare : des reporters, beaucoup de curieux et de curieuses, public plus intéressé qu’amical, sans malveillance et sans enthousiasme.

J’avais tellement occupé l'opinion à New-York depuis un mois ; on m’avait tellement critiquée et glorifiée ; tant de calomnies stupides, sales, bêtes et odieuses avaient couru sur mon compte ! Les uns blâmaient, les autres admiraient le dédain avec lequel j’avais répondu à ces turpitudes. Puis, on n’ignorait pas que le succès final avait été pour moi et que j’avais triomphé de tout, envers et contre tous.

Boston n’ignorait pas non plus que des clergymen étaient montés en chaire pour déclarer que j’étais envoyée par le vieux monde pour corrompre le nouveau, que mon art m’était insufflé par l’enfer, etc., etc.

On savait tout cela, et le public voulait voir par lui-même.

Boston appartient surtout aux femmes. La légende dit que c’est un pied de femme qui, le premier, a foulé le sol de Boston. Les femmes y sont en majorité : elles sont puritaines avec intelligence, et indépendantes avec grâce.

Je traversai la haie formée par cet étrange, courtois et froid public.

Au moment où j’allais monter en voiture, une dame s’approcha de moi : « Soyez la bienvenue à Boston, Madame ! Soyez la bienvenue. Madame ! » Et elle me tendit une petite main douce et menue — les Américaines ont des mains et des pieds charmants, en général. D’autres personnes s’approchèrent et me sourirent. Je dus distribuer des shake-hands nombreux.

Je pris de suite cette ville en tendresse. Cependant, j’eus un instant de véritable fureur en voyant sauter sur le marchepied de la voiture qui m’emportait, un reporter plus pressé, plus audacieux encore que les autres. Cela dépassait vraiment la permission. Je repoussai méchamment ce vilain homme, mais Jarrett, qui avait prévu le coup, le retint par son collet, sans quoi il serait tombé rudement sur le pavé. Et c’était tout ce qu’il méritait.

Et voici ce que cet étrange personnage me débita : « A quelle heure allez-vous demain sur la baleine ? »

Je le regardai, ahurie. Il parlait parfaitement le français. « C’est un fou, dis-je tout bas à Jarrett. — Non, Madame, je ne suis pas fou, mais je voudrais savoir à quelle heure, demain matin, vous irez sur la baleine. Peut-être vaudrait-il mieux y aller ce soir même, car on craint qu’elle ne meure cette nuit, et ce serait vraiment dommage si vous ne pouviez lui rendre visite pendant qu’elle respire encore. »

Il parlait. Et, tout en parlant, il s’était à moitié assis près de Jarrett qui le tenait toujours par le collet, craignant qu’il ne tombât hors de la voiture.

« Mais, Monsieur, m’écriai-je. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de baleine ? — Ah ! Madame, c’est admirable ! Elle est énorme ! Elle est dans le bassin ! Des hommes sont employés jour et nuit à casser la glace autour d’elle ! »

Puis, tout à coup, dressé sur le marchepied de la voiture, il se cramponna au cocher : « Arrêtez ! arrêtez donc ! Hé ! hé ! Henri ! venez ici ! Tenez, Madame, le voilà ! »

La voiture s’était arrêtée. Et, sans plus de façons, il sauta à bas et poussa dans mon landau un petit homme, carré de partout, les yeux cachés sous un épais bonnet de fourrure, un énorme diamant à sa cravate, le plus étrange type d’ancien Yankee. Il ne disait pas un mot de français, mais il s’installa, très à son aise, près de Jarrett, tandis que le reporter restait toujours moitié assis, moitié suspendu.

Nous étions partis trois de la gare, nous arrivâmes cinq à l’hôtel Vendôme.

Il y avait beaucoup de monde qui attendait mon arrivée, et j’avais vraiment honte de mon nouveau compagnon. Il parlait fort, riait, toussait, crachait, s’adressait à tout le monde, faisait des invitations. Tout le monde paraissait ravi.

Une toute jeune fille sauta au cou de son père : « Oh ! oui, papa, je vous en prie, allons-y. — Mais, répondit-il, il faudrait demander à Madame. » Et il s’approcha de moi avec une courtoisie pleine d’élégance. « Vous plaît-il, Madame, que nous soyons des vôtres demain pour aller voir la baleine ? — Mais, Monsieur, lui répondis-je, heureuse de parler enfin avec un homme bien élevé, je ne sais pas de quoi il s’agit. Voilà un quart d’heure que ce reporter et ce bizarre homme parlent de baleine et déclarent avec autorité que je dois lui rendre visite, et je ne sais rien. Ces deux messieurs ont pris ma voiture d’assaut, s’y sont installés sans ma permission, et, vous le voyez, font en mon nom des invitations à des personnes que je ne connais pas, pour aller avec moi, dans un endroit que j’ignore, rendre visite à une baleine qu’on doit me présenter et qui m’attend avec impatience pour mourir en paix. »

L’aimable gentleman fit signe à sa fille de nous suivre et je montai avec eux, Jarrett et Mme Guérard, dans le lift qui nous arrêta devant mon appartement.

Il était orné de tableaux précieux, de bibelots magnifiques et de délicieuses statues. J’étais même assez inquiète, car il y avait dans les objets d’art deux ou trois bibelots très beaux, très rares, et d’un prix exorbitant. Je craignais que l’un d’eux ne fût volé et je fis part de ma crainte au propriétaire de l’hôtel, qui me répondit : « Monsieur***, à qui appartiennent ces bibelots, veut que vous les ayez sous les yeux tout le temps de votre séjour ici, Mademoiselle, et quand je lui ai exprimé la crainte dont vous me faites part, vous aussi, il m’a répondu que ça lui était égal ! » Quant aux tableaux, ils appartenaient à deux riches propriétaires de Boston. Il y avait un Millet superbe, que j’eusse bien voulu posséder.

Après avoir remercié, admiré ces merveilles, je demandai l’explication de l’histoire de la baleine ; et M. Max Gordon, le père de la fillette, me translata les paroles du petit homme au bonnet fourré. Il était possesseur de plusieurs bateaux péchant la morue à son profit. Un de ces bateaux avait capturé une énorme baleine portant deux harpons dans ses flancs. La malheureuse bête, épuisée, se débattait à plusieurs milles de la côte et fut facilement prise et amenée triomphalement au propriétaire des bateaux, Henri Smith.

Par quel tour d’esprit, par quel acheminement cérébral cet homme arriva-t-il à considérer sa baleine et mon nom comme une source de fortune ? Je ne sais. Mais toujours est-il qu’il insista si drôlement, si autoritairement, si violemment, que nous fûmes cinquante personnes, le lendemain, à sept heures du matin, nous rendant sous une pluie glaciale au bassin du quai. M. Gordon avait fait atteler son mail-coach de quatre chevaux de toute beauté. Il conduisait lui-même.

Sa fillette, Jarrett, ma sœur, Mme Guérard, et une autre dame âgée dont je ne me rappelle pas le nom, prirent place avec nous. Sept autres voitures suivaient. C’était très, très amusant.

Nous fûmes reçus à notre arrivée au quai par le comique Henri, poilu cette fois de la tête aux pieds, les mains prises dans de grandes moufles en laine. Seuls ses yeux et son gros diamant brillaient sous les fourrures.

Je descendis le quai, très intéressée. Il y avait quelques curieux et des reporters. Hélas ! trois fois hélas !

Alors la patte velue d’Henri me prit la main et m’entraîna rapidement.

Je faillis quinze fois me casser le cou jusqu’à l’escalier ; il me poussa, me fit dégringoler les dix marches du bassin, et je me trouvai sur le dos de la baleine qui, dit-on, respirait encore... — vraiment, je n’ose l’affirmer. Mais le clapotis de l’eau qui venait briser son remous contre la pauvre bête la faisait légèrement osciller. Puis, elle était recouverte de verglas. Deux fois je m’étalai sur son épine dorsale. J’en ris maintenant, mais j’étais furieuse.

Cependant, on insistait autour de moi pour que j’arrachasse une baleine du fanon de la pauvre capturée, une de ces petites baleines qui servent pour les corsets de femmes. Cela m’inquiétait. Je craignais de la faire souffrir. Et je la trouvai si malheureuse, cette pauvre grosse bête sur laquelle trois personnes : Henri, la petite Gordon et moi, patinions depuis dix minutes ! Enfin je me décidai, j’arrachai une petite baleine et je remontai, mon triste trophée à la main, entourée, pressée, énervée.

J’étais fâchée contre cet Henri Smith. Je ne voulais pas remonter en mail. Je voulais cacher ma méchante humeur dans un des profonds et sombres landaus qui suivaient ; mais la ravissante miss Gordon me demanda si gentiment pourquoi... que je sentis ma colère fondre au sourire de cette enfant. « Voulez-vous conduire ? me dit son père. — Oh ! oui, avec plaisir ! » Mais Jarrett se mit à descendre aussi vite que le lui permettaient son âge et sa corpulence. « Si vous conduisez, je préfère descendre. » Et il monta dans une autre voiture.

Je me mis hardiment à la place de M. Gordon pour conduire ; et nous n’avions pas fait cent mètres, que je fis entrer les chevaux chez un pharmacien du quai et monter la voiture sur le trottoir. Sans la rapide énergie de M. Gordon, nous étions tous tués.

Rentrée à l’hôtel, je me mis au lit jusqu’à l’heure de la représentation.

Et, le soir, nous jouions Hernani devant une salle comble. Les places avaient été mises aux enchères et avaient atteint des chiffres considérables.

Nous avons donné quinze représentations à Boston, avec une moyenne de dix-neuf mille francs par représentation.

C’est avec regret que je quittai cette ville. J’y avais passé deux semaines pleines de charme, l’esprit toujours en éveil avec les Bostoniennes. Elles sont puritaines de la pointe des cheveux à la pointe des pieds, mais elles le sont sans amertume et avec indulgence. Ce qui m’a le plus frappé chez elles, c’est l’harmonie du geste et la sourdine de leur voix.

Élevée dans les traditions les plus sévères, les plus âpres, la race bostonienne me semble la plus affinée et la plus mystérieuse de toutes les races américaines. Les femmes étant en majorité à Boston, il y en a beaucoup qui restent filles. Aussi toutes les forces vitales qu’elles ne peuvent dépenser dans l’amour ou la maternité, elles les emploient à assouplir et fortifier la beauté de leur corps par des exercices de sport où la grâce ne perd pas ses droits. Toutes les réserves de leur cœur se dépensent en intellectualité : elles adorent la musique, elles adorent le théâtre, la littérature, la peinture, la poésie. Elles savent tout, comprennent tout, restent chastes et réservées, ne rient jamais très fort, ne parlent jamais très haut. Elles sont aussi éloignées de la race latine que le pôle nord l’est du pôle sud ; mais elles sont intéressantes, délicieuses et captivantes.

C’est donc avec le cœur un peu gros que je quittai Boston pour me rendre à New-Haven.

Quelle ne fut pas ma surprise, en arrivant à l’hôtel à New-Haven, d’y trouver Henri Smith, l’homme à la baleine. « Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je en me jetant dans un fauteuil. Que me veut-encore cet homme ? » Je ne tardai pas à le savoir. Un tapage infernal de cuivres, tambours, trompettes (et casseroles, je crois), m’attira à la fenêtre ; et je vis une immense voiture entourée d’une escouade de nègres en minstrels et, sur cette voiture, une affiche abominable, coloriée, monstrueuse, me représentant debout sur la baleine qui se défendait, et lui déchirant le fanon. Des hommes suivaient, portant des sandwiches sur lesquelles était écrit :


VENEZ VOIR

L’énorme Cétacé que Sarah BernhardL
a tué en lui arrachant
des baleines pour ses corsets
qui son’t faits par Madame Lily Noë
qui demeure... etc. etc..
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puis, sur d’autres sandwiches portées par d’autres hommes, on lisait :


La Baleine est aussi florissante (sic)
qu’en son vivant !


Elle a cinq cents dollars de sel dans l’estomac ! Et chaque jour, on renouvelle la glace sur laquelle elle repose, pour le prix de cent dollars !


J’étais plus blanche qu’une morte. Mes dents claquaient de fureur. Je ne pouvais prononcer un mot.

Henri Smith s’avança vers moi. Je lui donnai un soufflet et m’enfuis dans ma chambre, dans laquelle je sanglotai de dégoût, de lassitude.


Je voulais partir de suite pour l’Europe. Mais Jarrett me montra mon contrat. Je voulais faire défendre cette odieuse exhibition. On me le promit pour me calmer ; et je n’obtins rien.

Deux jours après j’étais à Hartford et la même baleine était encore là ; et elle fit toute sa tournée en même temps que la mienne.

On augmentait son sel en augmentant sa glace. Mais elle allait toujours ; et je la retrouvais partout. Et chaque fois, je recommençais une procédure qu’il fallait recommencer dans un autre État, les lois n’étant pas les mêmes.

Et chaque fois que j’arrivais dans un hôtel, je trouvais un immense bouquet avec l’horrible carte du montreur de baleine. Je jetais les fleurs, je les trépignais ; moi qui aime tant les fleurs, je les prenais en grippe.

Jarrett alla voir cet homme pour le prier de ne plus m’envoyer de bouquets. Rien n’y fit. C’était la revanche de son soufflet, à cet homme.

Et puis, il ne comprenait pas ma fureur. Il faisait un argent fou. Il m’avait même proposé un « tant p. 100 sur les recettes ». Ah ! je l’aurais tué volontiers, cet exécrable Smith ! Il empoisonnait ma vie. Je ne voyais plus que cela dans les villes. Je ne voulais sortir que les yeux fermés de l’hôtel au théâtre. Quand j’entendais des minstrels, je bondissais, je verdissais.

Heureusement que je pus me reposer à Montréal, où il ne m’avait pas suivie. Je crois que je serais tombée malade. Je ne voyais plus que cela. Je ne pensais qu’à cela. Je ne rêvais que de cela. C’était une hantise, une obsession, un perpétuel cauchemar.

Enfin, je quittai Hartford après avoir visité la grande usine dans laquelle se fabriquent les fameux colt. J’en achetai deux.

Jarrett me jura qu’Henri Smith ne serait pas à Montréal : il est tombé subitement malade. Je soupçonne Jarrett de lui avoir donné quelque violente purgation pour arrêter sa marche. Il riait trop en route, le féroce gentleman.

Néanmoins, je lui sus un gré infini de m’avoir momentanément débarrassée de cet homme.