Charpentier et Fasquelle (p. 357-367).
◄  XXIII
XXV  ►


XXIV


Un jour, on m’annonça Alexandre Dumas fils. Il venait me donner la bonne nouvelle qu’il avait terminé sa pièce pour la Comédie-Française, L’Étrangère, et que mon rôle, la duchesse de Septmonts, était très bien venu. « Vous pouvez, me dit-il, vous tailler là un beau succès ! » Je lui exprimai toute ma joie reconnaissante. Un mois après cette visite, nous fûmes convoqués à la Comédie pour la lecture de L’Étrangère.

La pièce eut un grand succès de lecture, et moi j’étais ravie de mon rôle, Catherine de Septmonts. Je trouvais, du reste, très bien aussi le rôle de Croizette : Mistress Clarkson.

Got nous remit à tous nos rôles copiés, et, pensant qu’il faisait erreur, je passai à Croizette le rôle de l’Étrangère qu’il venait de me remettre, lui disant : « Tiens, Got se trompe, voilà ton rôle. » Elle me répondit un peu sèchement : « Mais non, il ne se trompe pas, c’est moi qui joue la duchesse de Septmonts. » Je fus prise d’un fou rire inextinguible qui stupéfia tous les assistants.

Et quand Perrin agacé me demanda pourquoi je riais ainsi, j’exclamai : « C’est votre tête, celle de Dumas, de Got, de Croizette et de vous tous qui étiez dans le sournois complot et n’étiez pas sans crainte de l’issue de votre petite lâcheté. Eh bien, remettez-vous : j’étais ravie de jouer la duchesse de Septmonts, mais cela m’amuse dix fois plus de jouer l’Étrangère ! Et cette fois, ma petite Sophie, je te mettrai dans ma poche, et je n’y mettrai aucun ménagement, car tu viens de jouer une petite comédie indigne de notre amitié ! »

Les répétitions furent nerveuses de part et d’autre. Perrin, qui était un Croizettiste enragé, se lamentait sur le manque de souplesse du talent de Croizette, si bien qu’un jour, celle-ci, hors d’elle, lui décocha : « Eh bien, Monsieur, il fallait hisser le rôle à Sarah, elle aurait eu la voix que vous désirez pour les scènes d’amour ; moi, je ne peux pas faire mieux. On m’énerve trop, j’en ai assez ! » Et elle s’enfuit en sanglotant dans le petit guignol, où elle eut une véritable crise de nerfs.

Je la suivis et la consolai de mon mieux. Et, au milieu de ses larmes nerveuses, elle murmurait en m’embrassant : « C’est vrai… c’est eux qui m’ont poussée à te faire cette cochonnerie, et maintenant, ils m’embêtent… » Croizette parlait gras, très gras… et parfois elle avait la plaisanterie gauloise. Ce jour-là, nous nous réconciliâmes tout à fait.

Une semaine avant la première représentation, je reçus une lettre anonyme, me prévenant que Perrin mettait toute sa diplomatie en jeu auprès de Dumas, pour faire changer le titre de la pièce. Il désirait, cela va de soi, que la pièce eût pour titre : La Duchesse de Septmonts.

Je bondis vers le théâtre pour trouver de suite Perrin. Je rencontrai à la porte Coquelin, qui jouait le duc de Septmonts, dans lequel il fut merveilleux. Je lui montrai la lettre. Il haussa les épaules : « C’est une infamie ! Comment peux-tu croire une lettre anonyme ? C’est indigne de toi ! »

Nous causions en bas de l’escalier, quand l’administrateur arriva. « Tiens, montre-lui ta lettre, à Perrin. » Et il me la prit des mains pour la lui montrer. Ce dernier rougit légèrement : « Je connais cette écriture, dit-il, c’est quelqu’un de la Maison qui a écrit cette lettre… » Je la lui repris vivement, lui disant : « Alors, c’est quelqu’un de renseigné, et ce qu’il écrit est peut-être vrai, dites-le moi ? Je suis en droit de le savoir. — J’ai le mépris des lettres anonymes ! » Et il monta sans plus répondre, après avoir légèrement salué.

« Ah ! si c’est vrai… s’écria Coquelin, elle est raide ! Veux-tu que j’aille chez Dumas, je le saurai tout de suite ? — Non, merci ! Mais tu me donnes une idée… J’y vais. » Et, après lui avoir serré la main, je me fis conduire chez Dumas fils.

Il allait sortir. « Eh bien ?… Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez des yeux de flammes ! » Je rentrai avec lui dans le salon et lui posai nettement ma question. Il avait gardé son chapeau ; il le retira pour se donner une contenance, mais, avant qu’il ait pu dire un mot, j’entrai dans une colère folle. De ces colères qui ne me prenaient plus que rarement, mais qui ressemblaient à des accès de folie.

Et, en effet, tout ce que j’avais de rancœur contre cet homme, contre Perrin, contre tout le monde du Théâtre qui aurait dû m’aimer, me soutenir, et qui me trahissait à tout propos ; tout ce que j’avais amoncelé de colères sourdes pendant les répétitions, de cris de révolte contre l’injustice perpétuelle de ces deux hommes : Perrin et Dumas ; je lâchai tout dans une avalanche de phrases cinglantes, furieuses et sincères. Je lui remémorai ses promesses des premiers jours, sa visite à mon hôtel de l’avenue de Villiers, la façon lâche et sournoise dont il m’avait sacrifiée sur la demande de Perrin et sur les instances des amis de Sophie. .. Je parlai… je parlai… sans lui permettre de placer un mot.

Quand, épuisée, je dus m’arrêter, je murmurai haletante de fatigue : « Quoi ?… Quoi ?… Qu’avez-vous à répondre ?… — Ma chère enfant, fit-il d’une voix très émue, si j’avais fait mon examen de conscience, j’aurais dû me dire tout ce que vous venez de dire si éloquemment ! Maintenant, je dois avouer pour me disculper un peu, que je croyais que votre Théâtre vous était absolument indifférent ; que vous préfériez de beaucoup votre sculpture, votre peinture et votre cour. Nous avons rarement causé ensemble, et on m’a laissé croire tout ce que je croyais. Votre furieux chagrin m’intéresse beaucoup. La pièce gardera son titre primitif : L’Étrangère, je vous en donne ma parole ! Et maintenant, embrassez-moi bien fort pour me prouver que vous ne m’en voulez pas. »

Je l’embrassai. Et à partir de ce jour nous fûmes bons amis.

Je racontai le soir toute cette histoire à Croizette, et je vis qu’elle ne savait rien de la vilaine machination. J’en fus bien contente.

La pièce eut un énorme succès. Coquelin, Febvre et moi remportâmes les gros succès de la soirée.


Je venais de commencer, dans mon atelier du boulevard de Clichy, un grand groupe qui m’avait été


UN COIN DU GRAND SALON ACTUEL. AU MUR, LE PORTRAIT DE SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DE « GISMONDA », PAR CHATRIAN.
UN COIN DU GRAND SALON ACTUEL. AU MUR, LE PORTRAIT DE SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DE « GISMONDA », PAR CHATRIAN.

UN COIN DU GRAND SALON ACTUEL.
AU MUR, LE PORTRAIT DE SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DE « GISMONDA », PAR CHATRIAN.


inspiré par l’histoire lamentable d’une pauvre vieille femme que je voyais souvent à la tombée de la nuit dans la baie des Trépassés.

Je m’étais approchée d’elle un jour, désirant lui parler, mais je fus si effrayée par son regard de folle que je m’éloignai aussitôt ; et le gardien me conta ceci : Mère de cinq fils, tous marins, deux avaient été tués par les Allemands en 1870, et trois dormaient sous les flots. Elle avait élevé le petit garçon de son dernier fils, le tenant toujours loin de la mer, dans une petite vallée, et lui apprenant à haïr l’eau. Elle n’avait jamais quitté le petit, mais l’enfant devenait si triste, si triste, qu’il tomba malade et déclara qu’il allait mourir parce qu’il n’avait pas vu la mer. « Eh bien, guéris-toi, dit l’aïeule attendrie, et nous irons ensemble la voir. » Deux jours après, l’enfant était sur pied ; et la grand’mère quitta la vallée, accompagnée du petit garçon, pour aller voir la mer, tombeau de ses trois fils.

C’était un jour de novembre. Le ciel bas s’aplatissait sur l’Océan, bornant l’horizon. L’enfant bondit de joie. Il sauta, gambadant, riant, criant de joie en voyant toute cette eau mouvante.

La grand’mère, assise sur le sable, cachait ses yeux pleins de larmes sous ses deux mains tremblantes ; puis, soudain frappée par le silence, elle se redressa éperdue : là, devant elle, une barque à la dérive, et, dans la barque, son gars, son petit gars de huit ans qui riait comme un fou, pagayant de son mieux avec l’unique rame qu’il pouvait à peine tenir ; et il criait : « J’vas voir quoi qu’y a derrière le gris et je reviens ! »

Il ne revint pas. Et, le lendemain, on trouva la pauvre causant tout bas aux vagues qui venaient baigner ses pieds. Depuis, elle allait chaque jour jeter le pain qu’on lui donnait, disant aux flots : « Il faut porter ça au p’tit... »

Ce poignant récit m’était resté en mémoire. Je voyais encore la femme, grande, avec sa cape brune surmontée d’un lourd capuchon.

Je travaillai avec acharnement à ce groupe. Il me semblait maintenant que j’étais née pour être sculpteur, et je commençais à prendre mon théâtre en mauvaise part. Je n’y allais que par devoir, et je me sauvais le plus vite possible.

J’avais fait plusieurs esquisses. Aucune ne me satisfaisait.

Au moment où, découragée, j’allais jeter à terre ma dernière esquisse, le peintre Georges Clairin, qui venait d’entrer, s’y opposa de toutes ses forces. Et mon brave ami Mathieu-Meusnier, qui était plein de talent, s’opposa ainsi que lui à la destruction de ma maquette.

Excitée par leurs encouragements, je décidai de pousser mon œuvre et d’en faire un grand groupe. Je demandai à Meusnier s’il connaissait une vieille femme très grande, très osseuse ; il m’en envoya deux qui ne me convenaient pas. Alors je m’adressai à tous mes amis peintres et sculpteurs, et pendant huit jours la Cour des miracles défila devant moi.

J’arrêtai mon choix sur une femme de ménage qui devait avoir une soixantaine d’années. Elle était géante et taillée à coups de serpe. J’éprouvai, en la voyant entrer, un léger sentiment de crainte. L’idée de rester seule des heures entières avec ce gendarme féminin me laissait une inquiétude. Cependant, quand je l’entendis parler, je fus calmée : une petite voix timide et des gestes effarouchés de fillette sauvage contrastaient avec la structure de la pauvre femme.

Quand je lui montrai l’esquisse, elle resta hébétée : « Faudra que je montre mon cou et mon épaule ? J’pourrai jamais... » Je lui affirmai qu’il n’y avait jamais personne quand je travaillais. Et je lui demandai à voir son cou tout de suite.

Oh ! ce cou ! Je frappai les mains de joie en le découvrant. Il était long, délabré, terrible. Le sterno-cléido-mastoïdien ressortait en bataille, la pomme d’Adam menaçant de percer la peau. C’était admirable. J’approchai d’elle et découvris doucement son épaule. Oh ! quelle joie ! quelle ivresse ! L’os de l’épaule était visible sous l’épiderme, et sa clavicule surplombait un creux large et profond. Cette femme était le rêve !

Émue, je m’écriai : « Que c’est beau ! que c’est écrit ! C’est admirable ! » Et la géante rougissait. Je lui demandai à voir ses pieds, nus. Elle retira ses gros bas et laissa voir un pied malpropre, mais sans caractère, « Non, lui dis-je, merci. Madame, les pieds sont trop petits, je ne prendrai que la tête et l’épaule. »

Après avoir fait le prix avec elle, je la retins pour trois mois ! A l’idée qu’elle allait gagner tant d’argent pendant trois mois, la pauvre femme se prit à pleurer et me fit si grande pitié, que je lui assurai tout son hiver, afin qu’elle n’eût pas à se chercher de l’ouvrage cet hiver-là, puisqu’elle m’avait déjà raconté qu’elle passait six mois au pays, dans la Sologne, chez ses petits-enfants.

Ma « grand’mère » trouvée, il me fallait un enfant, Je vis alors défiler toute la bande de petits Italiens modèles de profession. Il y avait des enfants admirables, de véritables petits Jupins. En une seconde, la mère déshabillait le bambin, qui prenait toutes les poses favorables au développement de ses muscles et de son torse. Je choisis un beau petit gars de sept ans qui me paraissait bien neuf.

J’avais fait venir les manœuvres, qui avaient, d’après mon esquisse, monté la carcasse nécessaire à soutenir le poids de mon groupe : d’énormes tiges de fer retenues par des crampons scellés dans le plâtre, puis, partout, d’autres de bois, de fer, auxquelles on suspend des papillons, c’est-à-dire deux petits bouts de bois de trois à quatre centimètres tenus en croix par un petit fil de fer qui s’accroche à toutes les tiges. La carcasse d’un grand groupe ressemble à un immense piège dressé pour attraper des milliers de rats et souris.


J’attaquai cet énorme travail avec le courage d’un ignorant. Rien ne me rebutait. Je travaillais souvent jusqu’à minuit, quelquefois jusqu’à quatre heures du matin. Et comme l’humble bec de gaz était insuffisant pour éclairer, je m’étais fait faire une couronne, ou plutôt un cercle d’argent dont chaque fleuron était un bougeoir dans lequel on mettait une bougie, ceux de derrière ayant quatre centimètres de plus haut que les autres, et, ainsi casquée, je travaillais sans désemparer.

Je n’avais pas une pendule, pas une montre avec moi, je voulais ignorer l’heure, sauf quand je jouais ; alors, une femme de chambre venait me chercher. Que de fois je n’ai ni déjeuné, ni dîné, ayant oublié. J’étais alors prévenue par un évanouissement de faiblesse, et vite je me faisais chercher des gâteaux.


J’avais presque terminé mon groupe, mais je n’avais pas fait les pieds ni les mains de ma pauvre grand’mère. Elle tenait son petit gars mort sur ses genoux, mais ses bras n’avaient pas de mains, et les jambes n’avaient pas de pieds. Je cherchais en vain les mains et les pieds rêvés : grands, osseux.

Un jour que mon camarade Martel vint me voir à l’atelier pour connaître ce groupe dont on parlait tant, j’eus un trait de génie. Martel était grand, grand et maigre à rendre la Mort jalouse. Je le regardais tourner autour de mon œuvre. Il regardait en connaisseur. Moi, je le regardais aussi. Et soudain, je lui dis : « Mon petit Martel, je vous en prie... je vous en supplie... posez-moi les mains et les pieds de ma « grand’mère ? » Il se mit à rire, et avec une bonne grâce parfaite, il ôta ses souliers, ses chaussettes, et prit la place de ma géante un peu vexée. Il revint dix jours de suite, me donnant trois heures par jour.

Grâce à lui, je pus terminer mon groupe. Je le fis mouler et l’envoyai au Salon (1876), où il obtint un véritable succès.

Ai-je besoin de dire que je fus accusée d’avoir fait faire ce groupe par un autre. J’envoyai une assignation à un critique qui n’était autre que Jules Claretie, et qui avait déclaré que cette œuvre, très intéressante du reste, ne pouvait être de la signataire. Jules Claretie s’excusa très courtoisement et les choses en restèrent là.

Le jury, après s’être renseigné, me décerna une mention honorable, et je fus folle de joie.

Je fus très critiquée, mais très louée. Presque toutes les critiques portaient sur le cou de ma vieille Bretonne. Je l’avais travaillé avec tant d’amour, ce cou !

Voici un article de René Delorme :

L’œuvre de Mlle Sarah Bernhardt mérite d’être étudiée en détail. La tête de la grand’mère, très recherchée dans les rides très accentuées, exprime bien la douleur, l’immense douleur, près de laquelle toutes les autres ne sont rien. Je reprocherai seulement à l’artiste d’avoir donné trop de relief au réseau de nerfs qui tranchent sur le cou décharné de l’aïeule. Il y a de l’inexpérience à procéder ainsi. Elle est contente d’avoir bien étudié l’anatomie, et elle n’est pas fâchée de le montrer. C’est, etc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Certes, il avait raison, ce Monsieur. J’avais étudié mon anatomie avec fureur et d’une bien amusante façon : j’avais pris des leçons avec le docteur Parrot, si bon pour moi. Je me promenais sans cesse avec un mémento de planches anatomiques ; puis, rentrée chez moi, je me mettais devant la glace, et je me disais subitement : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » en posant mon doigt sur l’endroit indiqué. Je devais me répondre tout de suite, sans hésiter... Et quand j’hésitais, je me condamnais à apprendre par cœur la musculature de la tête ou du bras, et je ne m’endormais qu’après l’exécution de ce pensum volontaire.


Un mois après l’Exposition, il y avait lecture à la Comédie-Française pour la pièce de Parodi : Rome vaincue. Je refusai le rôle de la jeune vestale Opimia, qui m’était distribué, et réclamai énergiquement celui de la septuagénaire Posthumia, vieille Romaine aveugle, figure superbe et très noble.

Il y eut sans doute corrélation d’idées en mon esprit entre ma vieille Bretonne pleurant son fieu et l’auguste patricienne réclamant la grâce de sa petite-fille.

Perrin, d’abord interloqué, céda cependant à mon désir. Mais son goût pour l’ordre, son amour pour la symétrie, le rendirent anxieux à propos de Mounet-Sully, qui devait jouer aussi dans la pièce. Il avait l’habitude de voir Mounet-Sully et moi, dans les deux victimes, les deux héros, les deux amants ; comment faire pour que nous soyons cette fois encore les deux... quelque chose ?... « Eurêka ! » Il y avait dans la pièce un vieux fou nommé Vestaepor, lequel était inutile à l’action, mais avait été inspiré à Parodi pour la tranquillité de Perrin. « Eurêka ! s’écria l’administrateur de la Comédie : Mounet-Sully jouera le vieux fou Vestaepor. » L’équilibre était rétabli. Le dieu des bourgeois était content.

La pièce, assez médiocre en réalité, obtint un très gros succès de première (27 septembre 1876). Et j’obtins, moi, un succès personnel immense, au quatrième acte. La foule décidément venait à moi, en dépit de tout et de tous.