Charpentier et Fasquelle (p. 368-381).
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XXV


La représentation d’Hernani acheva de me livrer le public.

J’avais déjà répété avec Victor Hugo, et ce fut une joie pour moi de me retrouver presque chaque jour avec le grand poète. Je n’avais jamais cessé de le voir ; mais je ne pouvais jamais causer avec lui, chez lui. Il y avait toujours des hommes à cravates rouges gesticulant, ou des femmes éplorées déclamant. Il était bon, il écoutait les yeux mi-clos ; je crois qu’il dormait. Puis, éveillé par le silence, il disait une parole consolante, mais se récusait très habilement ; car Victor Hugo n’aurait pas pu promettre, aimant à tenir ses promesses.

Ce n’est pas comme moi : je promets tout avec la ferme intention d’exécuter ma promesse et, deux heures après, j’ai tout oublié. Si une personne de mon entourage ravive mon souvenir, je m’arrache les cheveux et, pour rabibocher mon oubli, j’invente des histoires, j’achète des cadeaux ; enfin, je complique ma vie d’inutiles soucis. Et c’est comme ça depuis... toujours. Et cela restera comme ça jusqu’à la fin.


SARAH BERNHARDT EN 1876 (PORTRAIT DE LOUISE ABBÉMA).
SARAH BERNHARDT EN 1876 (PORTRAIT DE LOUISE ABBÉMA).
SARAH BERNHARDT EN 1876
(PORTRAIT DE LOUISE ABBÉMA).


Comme je me plaignais un jour à Victor Hugo de ne pouvoir jamais causer avec lui, il m’invita à déjeuner, me disant qu’après le déjeuner nous pourrions bavarder tous les deux, seuls. Je m’en fus ravie à ce déjeuner auquel assistaient : Paul Meurice, le poète Léon Cladel, le communard Dupuis, une dame russe dont je ne sais plus le nom, Gustave Doré, etc... En face de lui était Mme Drouet, l’amie des mauvais jours.

Oh ! l’horrible déjeuner ! que c’était mauvais, mon Dieu ! Et que c’était mal servi ! Puis j’avais les pieds glacés par le vent-coulis des trois portes sans bourrelets qui sifflait sous la table une lamentable complainte.

Près de moi était M. X..., socialiste allemand, qui est aujourd’hui un homme très arrivé. Cet homme avait des mains si sales... il mangeait si malproprement, que le cœur me soulevait. Je l’ai retrouvé à Berlin ; il est maintenant très propre, très correct et, je crois, très impérialiste.

Le malaise de ce voisinage, le froid aux pieds, l’ennui mortel firent de moi une loque incapable de lutter. Je perdis connaissance.

Quand je repris mes sens, je me trouvais étendue sur un canapé, une main dans celle de Mme Drouet, et en face de moi, prenant des croquis : Gustave Doré. « Oh ! ne bougez pas, s’écria-t-il, vous étiez si jolie ! » Cette phrase lancée si mal à propos me charma quand même, et je me prêtai au désir du grand dessinateur qui était de mes amis.

Je quittai la maison de Victor Hugo sans prendre congé de lui, un peu honteuse. Le lendemain, il vint chez moi. Je lui racontai je ne sais quelle histoire justifiant mon malaise, et je ne le revis plus qu’aux répétitions d’Hernani.

La première d’Hernani eut lieu le 21 novembre 1877. Ce fut un triomphe pour l’auteur et tous les interprètes.

Hernani avait déjà été joué dix ans auparavant, mais Delaunay jouant Hernani était tout le contraire du rôle. Il n’était pas épique, pas romantique, pas poétique. Il n’avait pas le style de ces grandes épopées. Il était charmant, gracieux, avec le sourire perpétuel, moyen de taille, aux gestes étriqués : idéal dans Musset, parfait dans Émile Augier, charmant dans Molière, exécrable pour Victor Hugo. Dressant, qui jouait Charles-Quint, était au-dessous de tout. Sa diction aimable et molle, son œil rieur et sa paupière frisée par la blague lui retiraient toute grandeur. Ses deux énormes pieds, généralement dissimulés à moitié par le pantalon, prenaient une importance folle. Moi, je ne voyais qu’eux. Ils étaient grands, grands, plats et légèrement en dedans, ils étaient affreux, cauchemardants. Ah ! l’admirable couplet aux mânes de Charlemagne, quel galimatias ! Le public toussait, se remuait ; c’était bien pénible.

Dans notre représentation en 1877, c’était Mounet-Sully, dans toute sa beauté, dans toute la splendeur de son talent, qui jouait Hernani. Et c’était Worms, l’admirable artiste, qui jouait Charles-Quint. Avec quelle ampleur ! quelle virtuosité du vers ! quelle diction impeccable !

Cette représentation du 21 novembre 1877 fut un triomphe. Le public me fit une jolie part dans le succès général. Je jouais doña Sol, et Victor Hugo m’envoya cette lettre :

Madame,

Vous avez été grande et charmante ; vous m’avez ému, moi le vieux combattant, et à un certain moment, pendant que le public attendri et enchanté par vous applaudissait, j’ai pleuré. Cette larme que vous avez fait couler est à vous et je me mets à vos pieds.

Victor Hugo.

Il y était joint un petit carton contenant un bracelet-chaînon, auquel pendait une goutte en diamants. Ce bracelet, je l’ai perdu chez le plus riche des nababs : Alfred Sassoon. Il a voulu le remplacer, mais je l’ai refusé. Il ne pouvait me rendre la larme de Victor Hugo.


Mon succès à la Comédie était affirmé, et le public me traitait en enfant chéri. Mes camarades en conçurent quelque jalousie. Ferrin me chercha noise à tout propos. Il avait de l’amitié pour moi, mais il ne pouvait admettre qu’on n’eût pas besoin de lui ; et, comme il refusait régulièrement ce que je lui demandais, je n’avais plus recours à lui. J’envoyais un mot au Ministère et j’obtenais gain de cause.


Toujours assoiffée de nouveau, je voulus faire de la peinture. Je savais quelque peu dessiner et j’étais très coloriste. Je fis d’abord deux ou trois petits tableaux, puis j’entrepris le portrait de ma chère Guérard.

Alfred Stevens le trouva vigoureusement peint, et Georges Clairin m’encouragea à continuer la peinture. C’est alors que je me lançai courageusement, ou follement ; et j’entrepris un tableau de près de deux mètres : La Jeune fille et la Mort.

Alors, ce fut un tollé contre moi. « Pourquoi faire autre chose que mon théâtre, puisque c’était ma carrière ? Quel besoin avais-je de faire parler de moi quand même ? »

Perrin vint me trouver, un jour que j’étais très malade. Il me fit de la morale : « Vous vous tuez, ma chère enfant, pourquoi faire de la sculpture ? de la peinture ?… Est-ce pour prouver que vous pouvez en faire ?… — Mais non ! mais non ! m’écriai-je ; mais c’est pour me créer la nécessité de rester ici. — Je ne comprends pas… » fit Perrin très attentionné.

« Voilà : j’ai une envie folle de voyager, de voir autre chose, de respirer un autre air, de voir des ciels moins bas que le nôtre, des arbres plus grands, autre chose enfin ! Et je me crée des tâches pour me retenir à la chaîne ; sans quoi, je sens que mon désir de savoir et de voir l’emportera, et je ferai des bêtises ! »

Cette conversation devait tourner contre moi quelques années après, dans le procès que me fit la Comédie.


L’Exposition de 1878 acheva d’exaspérer Perrin et quelques artistes du Théâtre-Français contre moi. On me reprochait tout : ma peinture, ma sculpture, ma santé. Et enfin j’eus avec Perrin une terrible scène, qui fut la dernière, car à partir de ce moment-là nous ne nous parlâmes plus. A peine un salut froid de part et d’autre.

Cette crise éclata à propos de ma promenade en ballon. J’adorais et j’adore encore les ballons. J’allais chaque jour dans le ballon captif de M. Giffard. Cette assiduité avait frappé le savant et, un jour, il se fit présenter par un ami commun. « Ah ! Monsieur Giffard, que je voudrais monter en ballon libre ! — Eh bien, Mademoiselle, vous y monterez, me dit l’aimable homme. — Quand ? — Le jour qu’il vous plaira. »

J’aurais voulu tout de suite, mais il me fit remarquer qu’il lui fallait équiper un ballon, et qu’il prenait là une grosse responsabilité. Le rendez-vous fut pris pour le mardi prochain, juste huit jours après. Je le priai de n’en rien dire, car, si les journaux s’emparaient de cette nouvelle, ma famille terrifiée ne me laisserait pas monter.

M. Tissandier, qui devait quelque temps après, le pauvre, s’écraser dans une chute aérienne, me promit de m’accompagner, mais un empêchement me priva de son aimable présence. Et ce fut le jeune Godard qui, huit jours après, montait avec moi dans le Doña Sol, joli ballon orange préparé spécialement pour mon voyage.

Le prince Napoléon, qui était avec moi quand Giffard me fut présenté, avait insisté pour être du voyage ; mais il était lourd, un peu maladroit, et je ne prenais pas plaisir à sa conversation, malgré son merveilleux esprit, car il était méchant et tapait volontiers sur l’empereur Napoléon III que j’aimais beaucoup.

Nous partîmes seuls : Georges Clairin, Godard et moi. Le bruit s’en était quand même répandu, mais trop tard pour que la presse s’en emparât.

J’étais dans les airs depuis cinq minutes quand un de mes amis, le comte de Montesquieu, croisa Perrin sur le pont des Saints-Pères : « Tenez, dit-il, regardez dans le ciel… Voilà votre étoile qui file ! » Perrin leva la tête, et montrant le ballon qui s’élevait : « Qui est là-dedans ?

— Sarah Bernhardt ! » Il paraît que Perrin devint pourpre et, serrant les dents, il murmura : « Encore un de ses tours ! Mais celui-là, elle le paiera ! » Et il s’éloigna vivement, sans même saluer mon jeune ami, qui resta stupéfait de cette colère sans raison. Et s’il avait soupçonné ma joie infinie de voyager ainsi dans l’air, Perrin eût souffert davantage.

Ah ! notre départ ! Il était cinq heures trente minutes. Je serrai la main à quelques amis. Ma famille, tenue dans la plus complète ignorance, n’était pas là. Et j’eus un petit serrement de cœur quand, après le cri de : « Lâchez tout ! » je me vis en une seconde à cinquante mètres de terre. J’entendais encore quelques cris : « Attention ! Revenez ! Ne nous la tuez pas ! » Et puis, rien… rien… La terre au-dessous, le ciel au-dessus… Puis, tout à coup, je suis dans les nuages. J’ai laissé Paris brumeux : je respire sous un ciel bleu, je vois un soleil radieux. Autour de nous des montagnes opaques de nuages aux crêtes irisées.

Notre nacelle plonge dans une vapeur laiteuse, toute tiède de soleil. C’est admirable ! c’est stupéfiant ! Pas un bruit, pas un souffle. Mais le ballon ne faisait presque aucun mouvement. Ce n’est que vers six heures que les courants arrière se firent sentir, et nous prenions notre vol vers l’est.

Nous étions à 1,600 mètres d’altitude. Le spectacle devenait féerique. De gros nuages moutonnés de blanc nous servaient de tapis. De grandes draperies orange frangées de violet descendaient du soleil pour s’aller perdre dans les nuages de notre tapis.

A six heures quarante minutes, nous étions à 2,300 mètres d’altitude, et le froid et la faim commençaient à se faire sentir.

Le dîner fut copieux, en foie gras, en pain frais, en oranges. Le bouchon de Champagne sautant dans le nuages eut un joli petit bruit estompé. Nous levâmes nos verres en l’honneur de M. Giffard.

Nous avions beaucoup bavardé ; la nuit avait recouvert ses épaules de son lourd manteau brun. Il faisait très froid. L’aérostat était alors à 2,600 mètres, et le sang me bourdonnait follement aux oreilles. Le sang me coulait du nez. Je me sentais très mal à mon aise et somnolais sans pouvoir réagir.

Georges Clairin s’inquiéta, et le jeune Godard s’écria très fort, pour me réveiller sans doute : « Allons, allons, il faut descendre ! Jetons le guide-rope ! »

Ce cri me réveilla, en effet. Je voulais savoir ce que c’était que le guide-rope. Je me levai un peu étourdie ; et, pour secouer ma torpeur, Godard me mit le guide-rope aux mains. C’était une forte corde déroulant 120 mètres, à laquelle étaient fixés, de distance en distance, des petits crampons de fer. Clairin et moi déroulâmes la corde en riant, pendant que Godard, penché sur la nacelle, regardait avec une longue-vue. « Halte ! cria-t-il tout à coup… Diable ! Voilà bien des arbres ! » En effet, nous étions au-dessus des bois de Ferrières. Mais, devant nous, une petite plaine sollicitait notre descente. « Il n’y a pas à hésiter ! s’écria Godard. Si nous manquons la plaine, nous descendrons en pleine nuit dans les bois de Ferrières. Et dame ! c’est dangereux. » Puis, se tournant vers moi : « Voulez-vous, me dit-il, ouvrir la soupape ? » Ainsi fut fait. Et le gaz s’échappa de sa prison en sifflant d’un air moqueur. La soupape refermée sur l’ordre de l’aéronaute, nous descendîmes rapidement.

Tout à coup le silence de la nuit fut déchiré par un appel de trompe. Je tressaillis. C’était Louis Godard qui, de sa poche, véritable magasin, avait sorti une trompe dans laquelle il soufflait avec violence.

Un coup de sifflet strident répondit à notre appel et nous vîmes, à cinq cents mètres au-dessous de nous, un homme galonné qui s’époumonnait à nous appeler. Comme nous étions tout près d’une petite gare, nous devinâmes aisément que cet homme en était le chef.

« Où sommes-nous ? s’écria Louis Godard dans sa trompe. — A... en-en-en-ille ! » répondit le chef. Impossible de comprendre. «Où sommes-nous ? tonitrua Georges Clairin de sa voix la plus formidable. — A... en... en... en... ille ! » hurla le chef dans sa main en cornet. « Où sommes-nous ? m’ccriai-je de ma voix la plus cristalline. — A... en... en... en... ille ! » répondit le chef... et son équipe. Impossible de rien savoir.

Il fallut lester le ballon. Nous descendîmes d’abord un peu trop vite et, le vent nous chassant vers le bois, nous dûmes remonter vers le ciel. Cependant, après dix minutes de route, la soupape de nouveau ouverte nous fit redescendre. L’aérostat se trouvait alors à droite de la gare et très éloigné de son aimable chef. « A l’ancre ! » s’écria d’un ton de commandement le jeune Godard. Et, aidé par Georges Clairin, il lança dans l’espace une nouvelle corde au bout de laquelle se trouvait attachée une ancre formidable. La corde mesurait 80 mètres de long.

Au-dessous de nous, un troupeau d’enfants de tous âges courait après le ballon depuis notre halte à la gare. Quand nous fûmes à trois cents mètres de terre, Godard cria dans sa trompe : « Où sommes-nous ? — A Verchère ! » Aucun de nous ne connaissait Verchère. « Bah ! nous verrons bien. Descendons toujours. Allons, vous autres, cria l’aéronaute, prenez la corde qui traîne ! Et surtout ne tirez pas trop fort ! » Cinq hommes vigoureux empoignèrent la corde. Nous étions à 130 mètres de terre et le spectacle devenait curieux. La nuit commençait à estomper toutes choses. Je levai la tête pour voir le ciel, mais je restai bouche bée, notre ballon à moitié dégonflé laissait pendre en fripe toute, sa base. C’était fort laid.

Nous atterrissions doucement, sans le petit traînage que j’espérais, sans le petit drame que j’avais rêvé. Une pluie torrentielle accueillit notre descente.

Un jeune propriétaire d’un château voisin accourut comme les paysans, pour voir. Il m’offrit son parapluie. « Oh ! Monsieur, je suis si mince que je ne peux me mouiller, je passe entre les gouttes. » Le mot fut répété et fit fortune.

« A quelle heure le train ? s’informa Clairin. — Oh ! vous avez le temps, répondit d’une voix gommée et lourde un nouveau venu : Vous ne pouvez prendre que le train de dix heures, la gare étant à une heure d’ici ; et comme il n’y a pas de voiture, avec le temps, il faudra deux heures de marche à Madame. »

Je restai confondue et cherchai du regard le jeune propriétaire, et son parapluie pour me servir de canne, ni Clairin ni Godard n’en avaient emporté. Mais, comme je l’accusais dans mon for intérieur, il sauta lestement d’une voiture que je n’avais pas entendu venir. « Voilà, me dit-il, une voiture pour vous et ces messieurs, et une autre pour le cadavre de l’aérostat. — Ma foi, vous nous sauvez ! dit Clairin en lui serrant la main, car il paraît que les chemins sont défoncés. — Oh ! s’écria le jeune homme, il eût été impossible à des pieds de Parisienne de faire seulement la moitié de la route. » Puis, il nous salua, nous souhaitant bon voyage.

Un peu plus d’une heure après, nous arrivions à la gare d’Émerainville. Le chef de gare, apprenant qui nous étions, nous reçut fort aimablement. Il s’excusa de n’avoir pas su se faire entendre quand nous l’avions interpellé, une heure auparavant, du haut de notre véhicule flottant.

Il nous fit servir un petit repas frugal : un fromage, du pain et du cidre. Je détestais le fromage et n’avais jamais voulu en manger, ne trouvant pas cela poétique ; mais je mourais de faim. « Goûtez, goûtez », me disait Georges Clairin. Je goûtai du bout des dents, et je trouvai cela excellent.


Nous rentrâmes très tard, très tard dans la nuit ; et je trouvai tout mon monde dans un état extrême d’inquiétude. Mes amis, venus pour savoir des nouvelles, étaient restés. Il y avait foule chez moi. J’en fus un peu agacée, étant morte de fatigue. Je renvoyai tout ce monde un peu nerveusement et montai à ma chambre.

En me déshabillant, ma femme de chambre m’apprit que l’on était venu plusieurs fois de la Comédie-Française : « Oh ! mon Dieu ! m’écriai-je, inquiète. Le spectacle avait-il été changé ? — Non, je ne crois pas, répondit la jeune femme. Mais il paraît que M. Perrin est furieux, et qu’ils sont tous en rage contre vous. Du reste, voilà le mot qu’on a laissé. » J’ouvris la lettre. J’étais convoquée à me rendre à l’Administration le lendemain à deux heures.

Arrivée chez Perrin, à l’heure indiquée, je fus reçue avec une politesse exagérée, pleine de sévérité.

Puis commença la série des récriminations sur mes boutades, mes caprices, mes excentricités ; et il termina son discours en me disant que j’avais mille francs d’amende pour avoir voyagé sans l’autorisation de l’Administration.

Je pouffai de rire : « Le cas " ballon ", lui dis-je, n’est pas prévu ; et je jure bien que je ne paierai pas mon amende. Je fais ce qu’il me plaît en dehors du Théâtre, et cela ne vous regarde pas, mon cher Monsieur Perrin, tant que je ne porte pas atteinte au service ! Et puis... vous m’assommez !... Je vous donne ma démission. Soyez heureux ! »

Je le laissai penaud et inquiet.

Le lendemain, j’envoyai ma démission par écrit à M. Perrin ; et, quelques heures après, je fus mandée par M. Turquet, ministre des Beaux-Arts. Je refusai de m’y rendre ; on m’expédia un ami commun, qui me déclara que M. Perrin avait dépassé ses droits, que l’amende était levée, et que je devais reprendre ma démission. Ainsi fut fait.

Mais la situation était tendue. Ma célébrité était devenue énervante pour mes ennemis, un peu bruyante, je l’avoue, pour mes amis. Mais moi, à cette époque, tout ce tapage m’amusait follement. Je ne faisais rien pour attirer l’attention. Mes goûts un peu fantastiques, ma maigreur, ma pâleur, ma façon toute personnelle de m’habiller, mon mépris de la Mode, mon j’m'enfichisme de toutes choses, faisaient de moi un être à part.

Je ne m’en rendais pas compte. Je ne lisais et ne lis jamais les journaux. J’ignorais donc tout ce qui se disait de méchant et de bienveillant sur moi. Entourée d’une cour d’adorateurs et d’adoratrices, je vivais dans mon rêve ensoleillé.

Toutes les royautés, les célébrités qui furent les hôtes de la France en 1878 pendant l’Exposition, me rendirent visite. Ce défilé m’amusait beaucoup. La Comédie était la première étape théâtrale de tous ces illustres visiteurs. Et Croizette et moi jouions presque chaque soir.

Je tombai assez gravement malade en jouant Amphytrion, et je fus envoyée dans le Midi. J’y restai deux mois. J’habitais Menton, mais j’avais fait mon quartier général au Cap Martin. Je m’étais fait dresser une tente à l’endroit que l’impératrice Eugénie choisit plus tard pour se faire bâtir une magnifique villa.

Je ne voulais voir personne et pensais que, vivant tout le jour sous la tente, si loin de la ville, pas un visiteur ne se hasarderait. Erreur ! Un jour, pendant que je déjeunais avec mon petit garçon, j’entendis s’arrêter subitement les grelots de deux chevaux conduisant une voiture.

La route surplombait notre tente, qui était à moitié cachée sous les arbustes. Tout à coup, une voix que je connaissais sans la reconnaître s’écria d’un ton emphatique de héraut d’armes : « Est-ce ici que loge Madame Sarah Bernhardt, sociétaire de la Comédie-Française ? » Nous ne bougeâmes pas. L’appel fut fait à nouveau. Même silence. Mais nous perçûmes le bruit de branches cassées, d’arbustes écartés ; et à deux mètres de la tente, la voix, qui s’était faite narquoise, recommença...

Nous étions découverts. Je sortis alors, un peu énervée. En face de moi, un homme vêtu d’un grand manteau en tussor, une lorgnette en bandoulière, un chapeau melon gris, une figure rouge, joyeuse, avec une barbiche en fer à cheval. Je regardai d’un air fâché ce personnage ni distingué ni commun, l’air... parvenu. Il souleva son melon : « Madame Sarah Bernhardt est ici ?... — Qu’est-ce que vous me voulez. Monsieur ?

— Voici ma carte, Madame...» Et je lus : « Gambard, Nice, villa des Palmiers.» Je le regardai, étonnée. Lui le fut plus encore en voyant que son nom ne me disait rien.

Il avait un accent étranger. « Eh bien, voilà, Madame, je viens vous demander de me vendre votre groupe Après la tempête. » Je me mis à rire. « Ma foi, Monsieur, je suis en pourparlers avec la maison Susse : on m’offre six mille francs ; si vous m’en donnez dix, je vous le laisse. — Parfait ! dit-il. Voilà dix mille francs ! Avez-vous de quoi écrire ? — Non, Monsieur. — Ah ! reprit-il, pardon. » Et il sortit un petit étui dans lequel il avait plume et encre. Je lui fis le reçu, et lui donnai un papier qui lui permit d’aller chercher le groupe à Paris, dans mon atelier. Il prit congé ; et j’entendis les grelots s’agiter et s’éloigner.

Depuis, je fus invitée souvent chez cet original qui était un des petits rois nègres de Nice.