Charpentier et Fasquelle (p. 340--np-).
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XXIII


Je tombai assez gravement malade après la mort de ma sœur. Je l’avais soignée des jours et des nuits ; et, le chagrin aidant, je devins très anémique. Je fus envoyée pour deux mois dans le Midi. Je promis d’aller à Menton, et je me dirigeai de suite vers la Bretagne, le pays de mes rêves.

J’avais avec moi mon petit garçon, mon maître d’hôtel et sa femme. Ma pauvre Guérard, qui m’avait aidée dans les soins donnés à ma sœur, était au lit, malade d’une phlébite ; j’aurai tant voulu l’avoir avec moi.

Ah ! le beau voyage que nous fîmes alors ! La Bretagne, il y a trente-cinq ans, était sauvage, inhospitalière, mais aussi belle, peut-être plus belle que maintenant, car elle n’était pas sillonnée de routes carrossables ; ses flancs verts n’étaient pas tachés de petites villas blanches ; ses habitants, les hommes, n’étaient pas affublés de l’abominable pantalon moderne, les femmes, du miséreux petit chapeau à plumes. Non, les Bretons promenaient fièrement leurs jambes nerveuses vêtues de la guêtre ou du bas à côtes, le pied pris dans le soulier de cuir à boucles ; les longs cheveux collés aux tempes cachaient les oreilles maladroites et donnaient au visage une noblesse que ne laisse pas la coupe moderne. Les femmes, avec leurs jupes courtes laissant voir leurs chevilles menues sous le bas noir, avec leur petite tête sous les ailes de la cornette, ressemblaient à des mouettes.

Je ne parle pas, bien entendu, des habitants de Pont-l’Abbé ou du bourg de Batz, qui ont des aspects tout différents.

Je visitai presque toute la Bretagne et séjournai surtout dans le Finistère. La pointe du Raz m’avait conquise. Je restai douze jours à Audierne, chez le père Batifoullé, si gros, si gras, qu’il avait fait faire une entaille dans la table pour y loger son ventripotent abdomen.

Je partais chaque matin à dix heures. Mon maitre d’hôtel Claude préparait lui-même mon déjeuner qu’il empilait ensuite avec un soin extrême dans trois petits paniers ; puis, montant dans le véhicule — combien comique — du père Batifoullé, mon petit garçon conduisant, nous partions pour la baie des Trépassés.

Ah ! la belle et mystérieuse plage, toute hérissée de rochers, toute blonde et toute plaintive ! Le gardien du phare me guettait et venait au-devant de moi. Claude lui remettait nos victuailles, avec mille renseignements sur la façon de cuire les œufs, de réchauffer les lentilles, et de griller le pain. Il emportait tout, puis revenait avec deux vieux bâtons auxquels il avait ajouté des clous pour en faire des piques ; et nous recommencions la terrifiante ascension de la pointe du Raz, espèce de labyrinthe plein de surprises désagréables, de crevasses qu’il fallait sauter au-dessus de l’abîme béant et mugissant, de trappes sous lesquelles il fallait s’écraser à plat ventre pour passer, ayant au-dessus de vous, vous frôlant même, un rocher abattu là depuis des temps inconnus et ne se tenant en équilibre que par un inexplicable phénomène.

Puis, c’était tout à coup le chemin, si étroit qu’il était impossible de marcher de face : il fallait se coller le dos contre le roc et avancer les deux bras en croix, les doigts s’accrochant aux rares aspérités du rocher. Quand je pense à ce que j’ai fait à ce moment-là, je frémis ; car j’avais et j’ai toujours des vertiges fous ; et je faisais ce trajet sur un roc à pic, à trente mètres de haut, au milieu du bruit infernal de la mer éternellement furieuse à cet endroit, et qui déferle rageusement contre cet indestructible rocher. Et je devais y prendre plaisir, puisque j’ai fait cinq fois le trajet en onze jours.

Après ce défi jeté à la raison, nous allions nous installer en bas dans la baie des Trépassés. Après le bain, nous déjeunions et je faisais de la peinture jusqu’au coucher du soleil.

Il n’y avait personne le premier jour. Le second jour, un enfant était venu nous regarder. Le troisième jour, une dizaine de gamins nous entouraient, nous demandant des sous. J’eus le grand tort de leur en donner, car le lendemain il y avait vingt à trente gamins, dont quelques-uns étaient des gars de seize à dix-huit ans.

Ayant vu quelques vestiges d’humanité près de mon chevalet, je priai l’un d’eux d’enlever les vilaines choses et de les jeter à la mer ; et pour cela je donnai, je crois, cinquante centimes. Quand je revins pour achever mon tableau le jour suivant, tout le village voisin avait choisi cet endroit pour soulager ses infortunes corporelles. Et aussitôt mon arrivée, les mêmes gamins, augmentés encore, m’offrirent d’enlever, moyennant finances, les traces de leur occupation.

Je fis charger la vilaine bande par Claude et le gardien du phare ; et, comme ils nous jetaient des pierres, je braquai mon fusil sur la petite troupe. Ils s’enfuirent en hurlant. Seuls, deux gamins de six à dix ans étaient restés là, assis tristement. Nous n’y prîmes pas garde et je m’installai plus loin, abritée par un rocher faisant auvent. Les deux gamins avaient suivi. Claude et le gardien Lucas guettaient pour voir si la bande ne revenait pas.

Les enfants s’étaient accroupis sur la pointe extrême du rocher qui surplombait au-dessus de nos têtes. Ils semblaient tranquilles, quand tout à coup ma jeune femme de chambre sursauta : « Quelle horreur ! Madame. .. Quelle horreur ! Ils nous jettent des poux ! » Et, en effet, les deux petits vauriens amassaient depuis une heure tout ce qu’ils trouvaient de vermines sur eux, et nous les jetaient. Je fis saisir les deux petits drôles, et ils reçurent une correction d’importance.


Il y avait une crevasse à laquelle on avait donné le nom d’ « Enfer du Plogoff ». J’avais une envie folle de descendre dans cette crevasse, mais le gardien m’en dissuadait toujours, objectant avec ténacité le danger à courir et sa crainte de responsabilité en cas d’accident.

Je persistai néanmoins dans ma volonté ; enfin, après mille promesses, plus un certificat attestant que, malgré les supplications du gardien et malgré la certitude du danger que je courais, j’avais voulu quand même, etc., etc., et après avoir fait un petit cadeau de cinq louis au brave homme, j’obtins les facilités pour descendre dans l’Enfer du Plogoff, c’est-à-dire : une grande ceinture à laquelle était attachée une forte corde. Je bouclai cette ceinture autour de ma taille, si mince alors (quarante-trois centimètres) qu’il fallut faire des trous supplémentaires pour arriver à la fermer.

Puis le gardien chaussa chacune de mes mains d’un sabot dont la semelle était bardée de gros clous sortant de deux centimètres. Je restai bouche bée à la vue de ces sabots et je demandai l’explication avant de vouloir les ganter. « Voilà, me dit le gardien Lucas : quand j’vas vous descendre, comme vous êtes plus fine qu’une arête, vous ballotterez dans la crevasse et vous risquerez de vous broyer les os ; tandis qu’avec vos sabots aux mains, vous vous défendrez contre les parois en étendant l’bras à droite... à gauche... selon qu’vous ballotterez... Je n’vous réponds pas qu’vous n’aurez pas quelqu’"gnions", mais ça, c’est votre faute ; c’est vous qui voulez y aller. Maintenant, écoutez bien, ma p’tite dame : quand vous s’rez en bas sur l’rocher du milieu, faites attention d’pas glisser, car c’est là qu’est l’plus dangereux. Si vous tombez dans l’eau, j ’tirerai la corde, ben sûr, mais j’réponds de rien. Dans c’maudit tourbillon d’eau, vous pouvez être prise entre deux pierres, et j’aurai beau tirer, j’casserai la corde, et c’est tout ! »

Puis l’homme devint pâle et, faisant le signe de la croix, il se pencha vers moi, murmurant d’une voix de rêve : « C’est les naufragés qui sont là sous les pierres, en bas. C’est eux qui dansent au clair de lune sur la plage des Trépassés. C’est eux qui mettent du goémon gras sur la petite roche, en bas, pour faire tomber les voyageurs qu’ils entraînent ensuite dans le fond de la mer. »


SARAH BERNHARDT EN 1875 (D’APRÈS LE PORTRAIT DE P. PARROT).
SARAH BERNHARDT EN 1875 (D’APRÈS LE PORTRAIT DE P. PARROT).
SARAH BERNHARDT EN 1875
(D’APRÈS LE PORTRAIT DE P. PARROT).


Puis, me regardant de tout près dans les yeux : « Voulez-vous tout d’même descendre ? — Mais oui, père Lucas, je veux descendre tout de suite. »

Mon petit garçon bâtissait des remparts, des forteresses, là-bas sur le sable, avec Félicie. Seul, Claude était avec moi. Il ne disait pas un mot, connaissant mon effréné désir du danger. Il regarda si la ceinture était bien accrochée et me demanda la permission de ficeler la patte au ceinturon ; puis il passa plusieurs fois un gros filin tout autour pour consolider le cuir ; et je descendis, suspendue par la corde, dans le noir de la crevasse. J’étendais les bras de droite, de gauche, ainsi que me l'avait prescrit le gardien et, quand même, je me cognais les coudes.

Au premier moment, je crus que le bruit que j’entendais était la résonance répercutée des coups de sabots sur les parois ; mais, soudain, un effroyable fracas envahit mon cerveau : des coups de canon successifs, des coups de fouet stridents, claquants, féroces, des hurlements plaintifs... et les « han » fatigués d’une centaine de matelots tirant une « seine » remplie de poissons, d’algues et de pierres. Tous ces bruits s’entrechoquaient sous la méchante poussée du vent.

Je devenais enragée de colère contre moi, car la peur m’avait saisie. Plus je descendais, plus le grondement hurleur devenait bourdonnant dans mes oreilles, dans mon cerveau ; et mon cœur battait la charge des lâches. Le vent s’engouffrait dans l’étroit tunnel et courait en sens divers autour de mes jambes, de mon torse, de mon cou. Le trac fou me prenait. Je descendais lentement, et je sentais, à chaque petite secousse, que les quatre mains qui me tenaient là-haut arrivaient à un nœud. Je voulue me rappeler le nombre de nœuds, car il me semblait que je n’avançais pas. Alors j’ouvris la bouche pour crier : « Remontez-moi ! » Mais le vent, qui tournoyait en danse folle autour de moi, s’engouffra dans ma bouche anxieusement ouverte. Je faillis étouffer. Alors, je fermai les yeux et renonçai à lutter. Et je ne voulais même plus étendre les bras.

Quelques instants après, je relevai mes jambes dans un accès de terreur indéfinissable : la mer venait de les étreindre d’une caresse brutale qui les avait trempées. Cependant, je repris courage, car j’y voyais clair. Je détendis mes jambes qui se trouvaient d’aplomb sur la petite roche. C’est vrai qu’elle était glissante.

Je me cramponnai à un grand anneau fixé exprès dans la voûte qui surplombait la roche et je regardai. La crevasse longue et étroite s’élargissait tout à coup dans sa base et se terminait en une large grotte qui donnait sur la pleine mer ; mais l’entrée de cette grotte était défendue par une quantité de gros et petits rochers qui se perdaient à fleur d’eau, à une lieue en avant ; ce qui explique, et le bruit terrible de la mer déferlant dans le labyrinthe, et la possibilité de se tenir debout sur un caillou — comme disent les Bretons, — ayant autour de soi la danse éperdue des vagues.

Cependant, je me rendais bien compte qu’un faux pas pouvait être mortel dans le remous brutal des lames qui accouraient de loin avec une vitesse vertigineuse, se broyaient contre l’obstacle insurmontable, et choquaient, en se reculant devant l’obstacle, d’autres lames qui les suivaient. De là le jaillissement perpétuel de ces fusées d’eau qui s’engouffraient dans la crevasse sans danger de vous noyer.

La nuit commençait à venir et j’éprouvai une effroyable angoisse en découvrant à la crête d’un petit rocher deux yeux énormes qui me regardaient fixement. Puis, à une touffe d’algues, plus loin encore, deux autres yeux fixes. Je ne voyais rien du corps de ces êtres, que des yeux.

Je crus un instant que j’avais le vertige, et je me mordis la langue au sang ; puis je tirai violemment sur ma corde, ainsi qu’il le fallait faire pour être remontée. Je sentis la joie frémissante des quatre mains, et je perdis pied, enlevée par mes gardiens. Les yeux s’étaient dressés aussi, inquiets de me voir partir. Et je ne vis plus, pendant que je montais en l’air, que des yeux partout : des yeux jetant de longues antennes pour avancer vers moi. Je n’avais jamais vu de pieuvres, et je ne connaissais même pas l’existence de ces horribles bêtes.

Pendant l’ascension, qui me parut interminable, j’eus la vision de ces bêtes le long des parois, et je claquais des dents en débarquant sur le tertre vert. Je racontai de suite au gardien la cause de ma terreur, et il se signa en disant : « C’est les yeux des naufragés. Faut pas rester là. » Je savais bien que ce n’était pas les yeux des naufragés, mais j’ignorais alors ce que c’était. Et je crus que j’avais vu des bêtes ignorées de tous. Ce n’est qu’à l’hôtel, chez le père Batifoullé, que j’appris à connaître les pieuvres.


Il ne me restait que cinq jours de congé ; je les passai à la pointe du Raz, assise dans une encoche de rocher qu’on a surnommée « le fauteuil Sarah Bernhardt ».

Bien des touristes s’y sont assis depuis.

Je rentrai à Paris, mon congé terminé. Mais, très faible encore, je ne pus reprendre mon service que vers le mois de novembre. Je jouais les pièces de mon répertoire, et m’énervais de n’avoir aucune création.

Un jour, Perrin vint me voir à mon atelier de sculpture. Il se mit à bavarder d’abord sur mes bustes, me dit que je devrais faire son médaillon et, comme par hasard, il me demanda si je savais le rôle de Phèdre. Je n’avais jusqu’alors joué qu’Aricie, et le rôle de Phèdre me semblait formidable. Pourtant je l’avais étudié pour mon plaisir. « Oui, je sais le rôle de Phèdre. Mais je crois que, si je devais le jouer, je mourrais de peur. »

Il ria, de son petit rire de canard, et me dit en me baisant la main (car il était très galant) : « Travaillez-le, je crois que vous le jouerez. »

En effet, huit jours après, je fus mandée au cabinet directorial, et Perrin m’apprit qu’il annonçait Phèdre pour le 21 décembre, la fête de Racine, avec Mlle Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre. Je faillis m’écrouler. « Eh bien, et Mlle Rousseil ? lui dis-je. — Mlle Rousseil veut avoir la promesse du comité qu’elle sera sociétaire au mois de janvier, et le comité, qui la nommerait sans doute, refuse de faire cette promesse, déclarant que la demande ressemble à un chantage. Maintenant, peut-être Mlle Rousseil changera-t-elle ses batteries ; en ce cas, vous jouerez Aricie et je changerai l’affiche. »


En sortant de chez Perrin, je me heurtai à M. Réguler. Je lui racontai ma conversation avec l’administrateur et je lui fis part de mes angoisses. « Mais non, mais non, me dit le grand artiste, il ne faut pas avoir peur ! Je vois très bien ce que vous allez faire de ce rôle ! Il faut simplement ne pas forcer votre voix Poussez le rôle vers la douleur et non vers la fureur, tout le monde y gagnera, même Racine. »

Alors, joignant les mains : « Oh ! mon petit Monsieur Régnier, faites-moi travailler Phèdre et j’aurai moins peur. » Il me regarda, un peu surpris, car je n’étais, en général, ni docile, ni accessible aux conseils ; je reconnais que j’avais tort, mais j’étais ainsi. Seulement, la responsabilité qui m’incombait me rendait timide.

Régnier accepta, et je pris rendez-vous pour le lendemain matin, à neuf heures. Rosélia Rousseil persistant dans sa demande au comité, Phèdre fut affichée pour le 21 décembre, avec Mlle Sarah Bernhardt pour la première fois dans le rôle de Phèdre.

Cela fit grand bruit dans la phalange artistique et dans le monde qui aime le théâtre. Le soir, on refusa plus de deux cents personnes au bureau de location. Quand on vint m’annoncer cela, je me pris à trembler très fort.

Régnier me réconfortait de son mieux, en disant : « Voyons, courage ! N’êtes-vous pas l’enfant gâtée du public ? Il fera crédit à votre inexpérience des grands premiers rôles... etc., etc. »

C’étaient les seules paroles qu’il ne fallait pas me dire. Je me serais sentie plus forte si j’avais pensé que tout ce public venait contre, et non pour moi.

Je me mis à pleurer désespérément comme pleurent les enfants. Perrin, appelé, me consola de son mieux ; puis il me fit rire, en me remettant de la poudre de riz si maladroitement, que je fus un instant aveuglée et étouffée,

Tout le théâtre averti se tenait à la porte de ma loge, voulant entrer pour me réconforter. Mounet-Sully, qui jouait Hippolyte, me disait qu’il avait fait un rêve :

« Nous jouions Phèdre et j’étais sifflée, huée, et mes rêves se réalisent toujours à l’envers… Donc, s’écria-t-il, nous aurons un immense succès ! »

Mais ce qui acheva de me mettre en belle humeur, c’est l’arrivée de ce brave Martel, qui jouait Théramène et qui n’avait pas achevé son nez pour venir plus vite, me croyant malade. La vue de ce visage gris, avec une grande barre de cire rose partant d’entre les deux sourcils, descendant et dépassant le nez d’un demi-centimètre, en laissant loin, là-haut, un bout de nez aux larges narines noires… ce visage était inénarrable ! Et le fou rire gagna tout le monde. Je savais bien que Martel se faisait un faux nez, car je l’avais vu, ce pauvre nez, changer de forme à la seconde représentation de Zaïre, sous la dépression tropicale de l’atmosphère ; mais je ne m’étais jamais rendu compte de combien il allongeait son nez. Cette apparition comico-macabre me rendit toute ma gaieté et, dès lors, toute la possession de mes moyens.

La soirée fut un long triomphe pour moi. Et la presse fut unanimement très élogieuse, sauf l’article de Paul de Saint-Victor qui, très lié avec une sœur de Rachel, ne pouvait admettre mon impertinente outrecuidance de me mesurer à la grande artiste disparue : ce sont ses propres paroles, dites à Girardin qui me les a répétées de suite.

Comme il se trompait, ce pauvre Saint-Victor ! Je n’avais jamais vu Rachel, mais j’avais le culte de son talent, car je n’étais entourée que de ses plus dévotieux admirateurs ; et ils ne songeaient guère à me comparer à leur idole.

Quelques jours après cette représentation de Phèdre, on nous fit la lecture de la nouvelle pièce de Bornier, La Fille de Roland. Le rôle de Berthe me fut confié, et nous commençâmes de suite les répétitions de cette belle pièce, aux vers un peu plats, mais enveloppée d’un grand souffle patriotique.

Il y avait dans cette pièce un duel terrible, auquel le public n’assistait pas, mais qui lui était raconté par Berthe, fille de Roland, au fur et à mesure que les incidents se déroulaient sous les yeux de la malheureuse amante qui, d’une fenêtre du château, suivait, éperdue d’angoisse, les péripéties du combat. Cette scène était la seule importante de mon rôle très sacrifié.

La pièce était prête à passer, lorsque Bornier demanda qu’on permît à son ami Émile Augier d’assister à une répétition générale. La pièce finie, Perrin vint à moi : il avait l’air affectueux et contraint. Quant à Bornier, il vint droit à moi, l’air décidé et batailleur. Émile Augier le suivait. « Voilà... », me dit-il. Je le regardai fixement, le sentant ennemi dans cette minute. Il s’arrêta court et, se grattant la tête, se tourna vers Augier, en disant : « Je vous en prie, cher Maître, expliquez vous-même à Mademoiselle... »

Emile Augier était un homme grand, large d’épaules, à l’aspect commun, à la parole un peu grasse. Il était très considéré au Théâtre-Français dont il était pour le moment l’auteur à succès. Il s’approcha de moi : « C’est très bien, ce que vous avez fait à cette fenêtre, Mademoiselle, mais c’est ridicule ; ce n’est pas votre faute, mais celle de l’auteur, qui a écrit une scène invraisemblable. Le public se roulerait de rire, il faut couper cette scène. »

Je me tournai vers Perrin qui écoutait silencieux : « Est-ce votre avis, Monsieur l’administrateur ? J’ai discuté tout à l’heure avec ces Messieurs, mais l’auteur est maître de son œuvre. » Alors, m’adressant à Bornier : « Eh bien, mon cher auteur, qu’est-ce que vous décidez ? « Le tout petit Bornier regarda le grand Émile Augier. Il y avait, dans ce regard quémandeur et piteux, la douleur de couper une scène à laquelle il tenait, et la crainte de contrarier un académicien au moment où il voulait se présenter à l’Académie. « Coupez ! Coupez ! sans quoi vous êtes foutu ! » répondit brutalement Augier, et il tourna le dos.

Alors, le pauvre Bornier, qui ressemblait à un gnome breton, s’approcha de moi. — Il se grattait désespérément, car le malheureux avait une maladie de peau qui le démangeait terriblement. — Il resta sans parler. Ses yeux interrogeaient mes yeux. Une anxiété poignante était peinte sur son visage.

Perrin, qui s’était rapproché de nous, comprit le petit drame intime qui se passait dans le cerveau du doux Bornier : « Refusez énergiquement, » me murmura-t-il. Je compris à mon tour et déclarai nettement à Bornier que, si on coupait cette scène, je rendais mon rôle.

Alors Bornier se précipita sur mes deux mains qu’il baisa ardemment. Puis, courant vers Augier, il s’écria dans une emphase comique : « Mais je ne peux pas couper ! Je ne peux pas ! Elle rend son rôle ! Et nous passons après-demain ! » Puis, sur un geste d’Émile Augier qui voulait parler : « Mais non ! Mais non ! Remettre ma pièce à huit jours, c’est la tuer ! Je ne peux pas couper ! Ah ! mon Dieu ! » Et il criait, et il gesticulait de ses deux bras trop longs. Et il trépignait de ses deux jambes trop courtes. Sa grosse tête chevelue allait de droite, de gauche. Il était à la fois comique et attendrissant.


LE CABINET DE TRAVAIL.
LE CABINET DE TRAVAIL.
LE CABINET DE TRAVAIL.


Émile Augier, énervé, fonça sur moi, tel un sanglier traqué par un chien traquant : « Vous prenez la responsabilité, Mademoiselle, des événements à la première, après cette scène absurde de la fenêtre ? — Parfaitement, Monsieur. Et je m’engage même à faire de cette scène que je trouve, moi, très belle, un énorme succès ! » Il haussa grossièrement les épaules, marmonnant je ne sais quoi de malhonnête entre ses dents.

Au moment de quitter le théâtre, je rencontrai ce pauvre Bornier transfiguré. Il me remercia mille fois, car il tenait tant à cette scène, et il n’osait pas contrecarrer Émile Augier. Perrin et moi avions deviné les justes émotions de ce pauvre poète très doux, très bien élevé, mais un peu jésuite.

La pièce eut un gros succès. Et la scène de la fenêtre, le soir de la première, fut un triomphe. C’était peu de temps après la terrible guerre de 1870. La pièce contenait de fréquentes allusions. Et, grâce au chauvinisme du public, elle eut une carrière plus belle que ne le méritait l’œuvre en elle-même.

Je fis mander Émile Augier. Il entra dans ma loge d’un air bourru et me cria dès la porte : « Tant pis pour le public, ça prouve qu’il est imbécile, de faire un succès à une semblable turpitude ! » Et il disparut avant d’avoir pénétré tout à fait dans ma loge.

Sa boutade me fit rire. Et comme Bornier triomphant m’avait embrassé plus de dix fois, je me grattai partout.


Deux mois après, je jouai Gabrielle de ce même Augier, et j’eus avec lui d’incessantes querelles. Je trouvais les vers de cette pièce exécrables. Coquelin, qui jouait mon mari, eut un grand succès. Moi, je fus aussi médiocre que la pièce, ce qui n’est pas peu dire.

J’avais été nommée sociétaire au mois de janvier et, depuis ce temps, il me semblait que j’étais en prison, car je m’étais engagée à ne pas quitter la Maison de Molière, d’ici beaucoup d’années. Cette idée me rendait triste. C’est Perrin qui m’avait poussée à demander le sociétariat. Et je le regrettais maintenant.

Je restai presque toute la fin de l’année, ne jouant que de temps à autre. J’occupais alors tout mon temps à surveiller la construction d’un joli hôtel que je me faisais bâtir au coin de l’avenue de Villiers et de la rue Fortuny.

Une sœur de ma grand’mère m’avait laissé par testament une assez jolie somme que j’employai à acheter un terrain. Mon rêve était d’avoir mon chez moi bien à moi ; je le réalisai donc. Le gendre de M. Régnier, Félix Escalier, architecte très à la mode, me construisit un ravissant hôtel.

Rien ne m’amusait plus que d’aller dès le matin avec lui sur les chantiers. Puis, après, je montais sur les échafaudages mouvants. Après, je montais sur les toits. J’oubliais mes chagrins du théâtre dans cette nouvelle occupation. Oh ! mon Dieu ! je ne rêvais rien moins que de me faire architecte.

Puis, la construction terminée, il fallait penser à l’intérieur. Et je dépensais mes forces à aider mes amis peintres qui faisaient des plafonds dans ma chambre, dans ma salle à manger, dans mon hall : Georges Clairin, l’architecte Escalier qui était en même temps peintre détalent, Duez, Picard, Butin, Jadin et Parrot. Je m’amusais follement. Et je me souviens d’une farce que je jouai à une de mes parentes.

Ma tante Betsy était venue de Hollande, son pays natal, pour passer quelques jours à Paris. Elle était descendue chez ma mère. Je l’invitai à déjeuner dans mon nouveau local non terminé. Cinq de mes amis peintres travaillaient, qui dans une pièce, qui dans une autre ; partout de hauts échafaudages étaient installés.

Moi, pour être plus à mon aise pour grimper les échelles, je m’étais mise en costume de sculpteur. Ma tante, en ma voyant ainsi, se trouva horriblement choquée et m’en fit la remarque. Je lui préparais une autre surprise : elle avait pris tous ces jeunes gens pour des peintres en bâtiment, et me trouvait trop familière avec eux. Mais elle faillit s’évanouir quand, midi sonnant, je me précipitai sur le piano pour accompagner la complainte des estomacs affamés. Cette complainte folle avait été improvisée par le groupe des peintres, mais revue et corrigée par les amis poètes. La voici :

Oh ! peintres de la Dam’ jolie,
De vos pinceaux arrêtez la folie !
Il faut descendr’ des escabeaux,
Vous nettoyer et vous faire très beaux !
Digue, dingue, donne,
L’heure sonne !
Digue, dingue, di...
C’est midi !

Sur les grils et dans les cass’roles
Sautent le veau, et les œufs et les soles.
Le bon vin rouge et l’Saint-Marceaux
Feront gaiment galoper nos pinceaux !
Digue, dingue, donne,
L’heure sonne !
Digue, dingue, di...
C’est midi !

Voici vos peintres, Dam’ jolie,
Qui vont pour vous débiter leur folie.
Ils ont tous lâché l’escabeau,
Sont frais, sont fiers, sont propres et très beaux.
Digue, dingue, donne,
L’heure sonne !
Digue, dingue, di...
C’est midi !

Puis, le chant terminé, je grimpai dans ma chambre et me mis en « belle Madame » pour déjeuner.

Ma tante m’avait suivie : « Voyons, ma petite, me dit-elle, vous êtes folle, de penser que je vais déjeuner avec tous vos ouvriers. Il n’y a vraiment que dans Paris qu’une dame peut faire de pareilles choses. — Mais non, ma tante, tranquillisez-vous. » Et je l’entraînai, quand je fus vêtue, vers la salle à manger, laquelle était la pièce la plus habitable de l’hôtel.

Les cinq jeunes gens saluèrent gravement ma tante qui ne les reconnut pas tout d’abord, car ils avaient quitté leurs costumes de travail et semblaient cinq jeunes gens froids et snobs. Mme Guérard déjeunait avec nous. Tout à coup, au milieu du déjeuner, ma tante s’écria : « Mais ce sont vos ouvriers de tout à l’heure ! » Les cinq jeunes gens se levèrent en saluant très bas. Alors, ma pauvre tante comprit son erreur et s’en excusa dans toutes les langues, tant elle était intimidée et confuse.


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