Charpentier et Fasquelle (p. 284-296).
◄  XVIII
XX  ►


XI


Tout le monde sain et sauf, nous partons pour Paris. Mais, arrivés à Saint-Denis, plus de train. Il était quatre heures du matin. Les Allemands étaient maîtres de tous les environs de Paris ; et les trains ne fonctionnaient que pour leur service.

Après une heure de démarches, de pourparlers, de rebuffades, je rencontrai un officier supérieur plus éduqué, plus aimable, qui fit chauffer une locomotive qui devait me transporter gare du Havre (gare Saint-Lazare).

Le voyage fut très amusant : ma mère, ma tante, ma sœur Régina, Mlle Chesneau, les deux femmes de chambre, les enfants et moi, nous nous casâmes dans un tout petit carré dans lequel était un tout petit banc étroit appartenant, je crois, au guetteur de l’époque. La machine marchait lentement, les rails étant souvent barrés par des chariots, des wagons.

Partis à cinq heures du matin, nous arrivâmes à sept heures. A un endroit que je ne puis définir, nos conducteurs allemands avaient été changés contre des conducteurs français.

Alors, je m’informai, et j’appris que Paris était troublé par des mouvements révolutionnaires. Le chauffeur, avec qui je causais, était un être très intelligent et très avancé. « Vous feriez mieux, me dit-il, d’aller ailleurs qu’à Paris, car, d’ici peu, on se cognera. »

Nous étions arrivés. Je descendis avec ma smala de la locomotive, au grand ahurissement des gens de la gare. Je n’étais plus bien riche, mais j’offris vingt francs à un homme d’équipe qui consentit à prendre nos six valises. Nous devions faire chercher ma malle et celles de ma famille, le tantôt.

Mais à cette heure où pas un train n’était attendu, impossible de trouver une voiture... Les enfants étaient si fatigués... que faire ? J’habitais rue de Rome, n° 4, ce n’était pas loin, mais ma mère ne marchait presque jamais, étant dolente avec un cœur très faible ; et les bébés étaient si, si fatigués, avec leurs yeux bouffis mal ouverts, et leurs petits membres devenus gourds par le froid et l’immobilité.

Je commençais à me désespérer ; mais une voiture de laitier passant, je la fis héler par l’homme d’équipe. « Vingt francs pour prendre ma mère et les deux bébés et les conduire, 4, rue de Rome ? — Et vous aussi, ma petite demoiselle, me dit le laitier ; vous êtes plus maigre qu’une sauterelle, vous ne pèserez pas lourd en surplus. » Je ne me le fis pas dire deux fois, quoique un peu vexée.

Après avoir installé maman, un peu hésitante, près du laitier, et les bébés et moi dans la voiture, assise entre les bidons de lait vides et pleins, je dis à notre conducteur : « Ça vous est égal de revenir au-devant d’elles ? — je montrai le groupe restant — il y aura encore vingt francs. — Ça y est ! dit le brave garçon. Bonne journée ! ne fatiguez pas vos pattes, vous autres ! Je reviens tout de suite ! » Et, fouettant son maigre cheval, il nous emporta dans une course folle.

Les enfants roulaient. Je me cramponnais. Maman serrait les dents, ne disant mot, glissant sous ses longs cils un regard mécontent vers moi.

Arrivés à ma porte, le laitier arrêta sa bête si court, que j’ai cru que maman tombait sur la croupe du cheval. Nous descendîmes enfin, et la voiture repartit à fond de train.

Maman me bouda pendant une heure. Pauvre jolie maman. Ce n’était pas ma faute.


J’avais quitté Paris depuis onze jours. J’avais laissé une ville triste, mais de cette tristesse douloureuse résultant de grands malheurs inattendus. Nul n’osait lever le front, craignant d’être souffleté par le vent qui faisait flotter le drapeau allemand arboré là-bas, vers l’Arc de triomphe.

Je retrouvai Paris effervescent, grondeur. Les murs étaient placardés d’affiches multicolores. Toutes ces affiches contenaient les plus folles harangues. De belles et nobles pensées côtoyaient d’absurdes menaces. Les ouvriers se rendant au travail s’arrêtaient là, devant les placards. Un d’eux lisait tout haut, et la foule, grossissant, recommençait sa lecture.

Et tous ces êtres qui venaient de tant souffrir de cette abominable guerre trouvaient un écho dans ces appels à la vengeance. Ils étaient bien excusables, hélas ! Cette guerre avait creusé sous leurs pieds un gouffre de ruines et de deuils. La misère déguenillait les femmes. Les privations du siège avaient déprimé les enfants. La honte de la défaite avait découragé les hommes. Eh bien, ces appels à la révolte, ces cris anarchistes, ces hurlements de foules criant : « A bas les trônes ! A bas les Républiques ! A bas les riches ! A bas les calotins ! A bas les Juifs ! A bas l’armée ! A bas les patrons ! A bas les travailleurs ! A bas tout ! » Ces cris réveillèrent les engourdis.

Les Allemands qui fomentaient toutes ces émeutes, nous rendirent sans le vouloir un réel service. Ceux qui s’abandonnaient à la résignation furent secoués dans leur torpeur.

D’autres qui demandaient « la revanche » trouvèrent un aliment à leurs forces inactives. Personne n’était d’accord. Il y avait dix, vingt partis différents s’entredévorant, se menaçant. C’était terrible ! Mais c’était le réveil. C’était la vie après la mort. J’avais pour amis une dizaine de chefs aux différentes opinions, et tous m’intéressaient : les plus fous et les plus sages.

Je voyais souvent Gambetta chez Girardin, et c’était une joie pour moi d’écouter cet homme admirable. Ce qu’il disait était si sage, si pondéré et si entraînant. Cet homme au ventre épais, aux bras courts, à la tête trop grosse, prenait quand il parlait une auréole de beauté.

Du reste, Gambetta n’était jamais commun, jamais ordinaire. Il prisait, et son geste de la main pour chasser les grains épars était plein de grâces. Il fumait de gros cigares et savait fumer sans incommoder personne.

Quand, fatigué de la politique, il parlait de littérature, c’était un charme unique ; il savait tout et disait admirablement les vers.

Un soir, après un dîner chez Girardin, nous jouâmes ensemble toute la scène du premier acte d’Hernani avec doña Sol. Et, s’il n’y fut pas beau comme Mounet-Sully, il y fut aussi admirable. Une autre fois, il récita tout Ruth et Booz en commençant par le dernier vers.

Mais je préférais encore à tout cela ses discussions politiques, surtout lorsqu’il rebondissait sur la réplique d’une opinion contraire à la sienne. Les qualités éminentes du talent de cet homme politique étaient la logique et la pondération. Et sa force entraînante était son chauvinisme. La mort si menue de ce grand cerveau est un déconcertant défi jeté à l’orgueil humain.

Je voyais parfois Rochefort, dont l’esprit me ravissait. Mais je ressentais cependant un malaise près de lui, car il était cause de la chute de l’Empire. Et quoique je sois très républicaine, j’aimais l’empereur Napoléon III. Il a été trop confiant, mais bien malheureux. Et il me semblait que Rochefort l’insultait trop, après son malheur.

Je voyais aussi très souvent Paul de Rémusat, enfant chéri de Thiers. C’était un esprit, un esprit délicat, aux idées larges, aux manières élégantes. Quelques-uns l’accusaient d’orléanisme. Il était républicain, et républicain beaucoup plus avancé que M. Thiers. Et c’est bien peu le connaître que de le croire autre chose que ce qu’il disait être.

Paul de Rémusat avait l’horreur du mensonge. Il était sensible, droit et ferme de caractère. Il ne prenait de part active à la politique que dans les cercles fermés, et son avis prévalait toujours, même à la Chambre, même au Sénat. Il ne voulut jamais parler que dans les


SARAH BERNHARDT (ALLÉGORIE) LA FOI (TABLEAU DE WALTER SPINDLER)
SARAH BERNHARDT (ALLÉGORIE) LA FOI (TABLEAU DE WALTER SPINDLER)
SARAH BERNHARDT (ALLÉGORIE) LA FOI
(TABLEAU DE WALTER SPINDLER)


bureaux. Cent fois on lui proposa le portefeuille des Beaux-Arts, cent fois il refusa.

Enfin, une fois, sur mes instances répétées, il faillit se laisser nommer Ministre des Beaux-Arts ; mais, au dernier moment, il refusa, et m’écrivit une lettre délicieuse dont voici quelques passages. La lettre n’ayant pas été écrite pour être publiée, je ne me reconnais pas le droit de le faire. Mais je puis, sans crainte, publier ces quelques lignes :

Permettez-moi, ma charmante amie, de rester dans mon ombre ; j’y vois plus clair que dans l’éclat aveuglant des honneurs. Vous me savez gré parfois d’être attentif aux misères que vous me signalez. Laissez-moi dans mon indépendance. Il m’est plus agréable d’avoir le droit de soulager tout le monde, que d’être forcé de soulager n’importe qui. . . . . . . . . .

... Je me suis fait, en fait d’art, un idéal de beauté qui semblerait à juste titre trop partial. . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .

C’est bien dommage que la droiture de cet homme délicat ne lui ait pas permis d’accepter ce poste. Les réformes qu’il indiquait étaient bien nécessaires et le sont encore... Enfin...


Je connaissais aussi et voyais souvent un grand fou plein de rêves et de folles utopies : il se nommait Flourens. C’était un grand et beau garçon. Il voulait le bonheur pour tous, la fortune pour tous ; et il tirait sur les soldats sans réfléchir qu’il commençait par faire le malheur d’un ou de plusieurs. Le raisonnement avec lui était impossible. Mais il était charmant et brave. Je le vis deux jours avant sa mort : il vint avec une toute jeune fille qui voulait se consacrer à l’art dramatique. Je lui promis de m’en occuper.

Le surlendemain, la malheureuse enfant vint m’annoncer la mort héroïque de Flourens, qui, ne voulant pas se rendre, ouvrit tout grands ses bras et cria aux soldats hésitants : « Tirez donc ! Moi, je ne vous épargnerais pas ! » Et il tomba sous les balles.

Un homme moins intéressant, et que je regardais comme un fou dangereux, était un nommé Raoul Rigault qui fut un instant préfet de police.

Il était très jeune, très audacieux, d’une ambition folle et décidé à tout pour arriver. Et le mal lui semblait plus facile à commettre que le bien. Cet homme était un réel danger.

Il faisait partie de cette bande d’étudiants qui m’envoyaient chaque jour des vers et que je retrouvais partout, enthousiastes et fous. On les avait surnommés, dans Paris, les « Saradoteurs ».

Un jour, il m’apporta une petite pièce en un acte. Cette pièce était si bête, et les vers si plats, que je la lui renvoyai avec un mot qu’il trouva sans doute désobligeant, car il m’en garda rancœur.

Et voici comment il essaya de se venger. Un jour, il se fit annoncer chez moi. Mme Guérard était là au moment où on l’introduisit. « Vous savez, me dit-il, que je suis aujourd’hui tout-puissant. — Par le temps qui court, cela n’a rien d’étonnant, répliquai-je. — Je viens vous trouver pour faire la paix ou la guerre. »

Cette façon de me parler ne me convenait pas. Je me levai d’un bond. « Comme je prévois que vos conditions de paix ne me conviendront pas, cher Monsieur, je ne vous laisse pas le temps de me déclarer la guerre : vous êtes de ceux qu’on préfère, quelque méchants qu’ils soient, avoir comme ennemis que comme amis. » Et je priai mon maître d’hôtel de reconduire le préfet de police jusqu’à la porte.

Mme Guérard était désespérée : « Cet homme nous fera du mal, ma petite Sarah, je vous l’affirme. » Son pressentiment ne la trompait pas. Seulement, elle pensait à moi et non à elle ; et ce fut contre elle qu’il exerça sa première vengeance, en déplaçant un de ses parents, commissaire de police, pour l’envoyer à un poste inférieur et dangereux. Puis il inventa mille misères. Un jour, je reçus l’ordre de me rendre de suite, pour affaire urgente, à la préfecture de police. Je ne répondis pas. Le lendemain, une estafette à cheval me remettait un mot du sieur Raoul Rigault, qui me menaçait de me faire chercher par une voiture cellulaire. Je ne tins aucun compte des menaces de ce drôle qui fut fusillé peu de temps après et mourut sans bravoure.


Cependant, la vie n’était plus tenable à Paris. Je décidai de partir pour Saint-Germain-en-Laye. Je priai ma mère de m’accompagner, mais elle partait pour la Suisse avec ma sœur cadette.

Le départ de Paris ne fut pas aussi commode que je l’avais supposé. Des communards, fusil sur l’épaule, arrêtaient les trains et fouillaient partout : dans les sacs, les poches, et même sous les coussins des compartiments. Ils craignaient que les voyageurs n’allassent porter des journaux aux Versaillais. C’était monstrueusement bête.

L’installation à Saint-Germain-en-Laye ne fut pas chose facile. Presque tout Paris s’était réfugié dans ce petit pays aussi joli qu’ennuyeux. Du haut de la terrasse, où la foule se tenait matin et soir, nous voyions les menaçants progrès de la Commune.

De tous côtés de Paris, les flammes s’élevaient orgueilleuses et dévastatrices. Souvent le vent nous apportait des papiers brûlés. On les envoyait aussitôt à la mairie. La Seine en charriait des quantités que les mariniers ramassaient dans des sacs. Certains jours, et ceux-là étaient les plus angoissants, un opaque voile de fumée enveloppait Paris. Aucune brise ne permettait aux flammes de se faire une trouée.

La ville brûlait sournoisement sans qu’il fût possible à nos yeux anxieux de découvrir les nouveaux foyers allumés par ces fous furieux.


Je montais à cheval chaque jour. J’allais à travers la forêt. Je poussais jusqu’à Versailles, mais cela n’était pas sans danger, car on rencontrait souvent, dans la forêt, de pauvres diables affamés qu’on soulageait avec joie ; mais souvent aussi, des prisonniers, échappés de Poissy, ou des communards francs-tireurs qui voulaient tuer à tout prix un soldat versaillais.

Revenant un jour de Triel, où nous avions galopé, le capitaine O’Connor et moi, dans tous les coteaux, nous nous engageâmes assez tard dans la forêt, pour prendre par le plus court, lorsqu’un coup de feu sortant d’un taillis voisin fit bondir mon cheval vers la gauche, d’une façon si rude que je fus désarçonnée. Heureusement, ma bête était sage. O’Connor s’empressa auprès de moi ; mais, me voyant sur pied, prête à me remettre en selle : « Une seconde, je veux sonder ce taillis. » En trois temps de galop, il fut à l’endroit indiqué. J’entendis un coup de feu, puis des branches craquer sous des pieds fuyards. Un autre coup de feu ne ressemblant en rien aux deux autres, et mon ami reparut, le pistolet en main.

« Il ne vous a pas touché, lui demandai-je ? — Si, la première fois, légèrement, à la jambe. Il a tiré trop bas. Le second coup, il l’a tiré au hasard. Mais je crois qu’il a ma balle de revolver dans le corps. — Mais, lui dis-je, je l’ai entendu qui fuyait. — Oh ! ricana l’élégant capitaine, il n’ira pas loin. — Pauvre diable... murmurai-je. — Oh ! non, s’écria O’Connor, non, je vous en prie, ne les plaignez pas : ils nous tuent chaque jour des quantités d’hommes ; hier encore, cinq soldats de mon régiment ont été trouvés sur la grand’route de Versailles, non seulement tués, mais mutilés. » Et, grinçant des dents, il acheva sa phrase dans un juron.

Je me retournai vers lui un peu étonnée, mais il n’y prit pas garde.

Nous continuâmes notre route, marchant aussi vite que nous le permettaient les obstacles de la forêt. Tout à coup nos chevaux s’arrêtèrent, renâclant, reniflant. O’Connor prit son revolver en main et descendit, traînant sa monture.

A quelques mètres de nous, un homme gisait à terre. « Ça doit être mon drôle de tout à l’heure. » Et, se penchant sur l’homme, il l’interpella ; un gémissement répondit à son appel. O’Connor n’avait pas vu l’homme, il ne pouvait le reconnaître. Il fit flamber une allumette. L’homme n’avait pas de fusil.

J’étais descendue, et j’essayai de soulever la tête du malheureux, mais je retirai ma main pleine de sang. Il avait ouvert les yeux et, les fixant sur O’Connor : « Ah ! c’est toi, chien de Versaillais !... C’est toi qui m’as tiré dessus ! Je t’ai raté, mais... » et sa main essaya de retirer le revolver placé dans sa ceinture, mais l’effort était trop grand, la main retomba inerte.

De son côté, O’Connor avait armé son revolver. Je me plaçai devant l’homme, en le suppliant de le laisser en repos ; mais j’eus peine à reconnaître mon ami. Ce joli homme blond, correct, un peu snob mais charmant, me semblait être devenu une brute.

Arc-bouté vers le malheureux, la mâchoire inférieure avançant, il broyait sous ses dents des phrases inarticulées. Sa main crispée froissait sa colère, tel on fait d’une lettre anonyme, pour la jeter ensuite avec dégoût. « O’Connor, laissez cet homme, je vous en prie ? » Il était aussi galant homme que bon soldat. Il se détendit, reprit conscience de la situation. « Soit ! dit-il, en m’aidant à remonter à cheval. Quand je vous aurai mise à votre hôtel, je reviendrai avec des hommes pour faire ramasser ce drôle. »

Nous étions de retour une demi-heure après, n’ayant pas échangé un mot durant le trajet.

Je conservai une grande amitié pour O’Connor, mais je ne pouvais jamais le voir sans penser à cette triste scène. Et soudain, quand il me parlait, ce masque de brute dans lequel il m’apparut une seconde se collait sur son visage rieur.

Et quand, dernièrement, au mois de mars 1905, le général O’Connor, qui commandait en Algérie, vint me voir un soir dans ma loge, il me raconta ses démêlés avec de grands chefs arabes. « Je crois, s’écria-t-il en riant, qu’il va falloir en découdre ! » Et le masque du capitaine se colla sur le visage du général.

Je ne l’ai plus revu. Il est mort six mois après.


On put enfin rentrer dans Paris. L’abominable et honteuse paix signée, la malheureuse Commune écrasée, il paraît que tout était rentré dans l’ordre. Mais que de sang ! que de cendres ! que de femmes en deuil ! que de ruines !

Dans Paris, on respirait l’odeur acre de la fumée. Tout ce que je touchais chez moi me laissait aux doigts une imperceptible coloration un peu grasse. Un malaise général enveloppait la France, mais surtout Paris. Cependant les théâtres rouvraient leurs portes, et ce fut un soulagement général.

Un matin, je reçus de l’Odéon un bulletin de répétition. Et je secouai mes cheveux. Je frappai du pied, humant l’air, tel un jeune cheval qui s’ébroue.

On rouvrait la carrière. On allait galoper de nouveau à travers les rêves. La lice était ouverte. La lutte s’engageait. La vie recommençait, car c’est vraiment bizarre que l’esprit de l’homme ait tourné la vie du côté de la lutte perpétuelle. Quand ce n’est plus la guerre, c’est encore la bataille ; car on est cent mille pour un même but.

Dieu a créé la terre et l’homme l’un pour l’autre. La terre est grande. Que de terrain sans culture ! Des milles et des milles, des lieues et des lieues, sont des terres neuves attendant les bras qui puiseront dans son sein les trésors de l’inépuisable nature. Et l’on reste groupés. Des tas, affamés, guettant d’autres groupes aux aguets.


L’Odéon ouvrit ses portes au public en lui offrant du répertoire. On mit quelques pièces nouvelles à l’étude.

Une surtout eut un retentissant succès. Ce fut Jean-Marie, d’André Theuriet, en octobre 1871.

Cette pièce en un acte est un réel petit chef-d’œuvre. Et elle conduisit tout droit son auteur à l’Académie. Porel, qui jouait Jean-Marie, eut un gros succès. Il était alors élancé, fringant et plein de juvénile ardeur. Il manquait un peu de poésie, mais le rire joyeux de ses trente-deux dents donnait en ardeur gourmande ce qu’il aurait fallu donner en poétique désir. C’était bien tout de même.

Mon rôle de jeune Bretonne, soumise au vieil époux imposé, et vivant éternellement avec le souvenir du fiancé disparu… peut-être mort, était joli, poétique et attendrissant par le sacrifice final.

Il y avait même une certaine grandeur dans la fin de la pièce. Elle eut, je le répète, un immense succès, et augmenta ma réputation naissante.

Mais j’attendais l’événement qui devait me faire consacrer Étoile. Je ne me rendais pas très bien compte de ce que j’attendais, mais je savais qu’il allait venir, le Messie.

Et ce fut le plus grand poète du siècle dernier qui posa sur mon front la couronne des élus.