Charpentier et Fasquelle (p. 297-302).
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XX


A la fin de cette année 1871, on nous annonça, d’une façon un peu mystérieuse et solennelle, que nous allions jouer une pièce de Victor Hugo.

J’avais, à cette époque de ma vie, le cerveau encore fermé aux grandes idées. Je vivais dans un milieu un peu bourgeois par ma famille, un peu cosmopolite par ses connaissances et amis plus ou moins snobs et par les connaissances et amis que ma vie indépendante d’artiste m’avait fait choisir.

J’avais entendu depuis mon enfance parler de Victor Hugo comme d’un révolté, d’un renégat ; et ses œuvres, que j’avais lues avec passion, ne m’empêchaient pas de le juger avec une très grande sévérité.

Et je rougis, aujourd’hui, de rage et de honte, en pensant à tous mes absurdes préjugés entretenus par la petite cour imbécile ou de mauvaise foi qui m’encensait.

J’avais cependant le grand désir de jouer Ruy Blas. Le rôle de la reine me semblait si charmant ! Je fis part de ce désir à Duquesnel, qui me dit y avoir pensé déjà.

Cependant, Jane Essler, artiste en vogue, mais un peu vulgaire, avait de grandes chances contre moi. Elle était alors très liée d’amitié avec Paul Meurice, l’ami intime, le conseiller de Victor Hugo.

Un ami amena chez moi Auguste Vacquerie, l’autre ami, et même le parent, de l’Illustre Maître. Auguste Vacquerie promit de parler à Victor Hugo. Deux jours après, il revint me voir, m’affirmant que j’avais toutes les chances pour moi.

Paul Meurice lui-même, homme intègre, âme charmante, m’avait proposée à l’auteur.

Puis Gefîroy, l’artiste admirable retiré de la Comédie-Française, et appelé à jouer Don Salluste, avait dit, paraît-il, qu’il ne voyait qu’une petite reine d’Espagne digne de porter la couronne : moi.

Je ne connaissais pas Paul Meurice. Et j’étais un peu étonnée que ces gens me connussent.


La lecture fut annoncée pour le 6 décembre 1871, à deux heures, chez Victor Hugo. J’étais tellement gâtée, tellement adulée, encensée, que je me sentis blessée par ce sans-gêne d’un homme qui ne daignait pas se déranger, et invitait des femmes à venir chez lui, alors qu’il avait un terrain neutre : le théâtre, fait pour l’audition des pièces.

Je racontai ce fait inouï, à cinq heures, chez moi, devant ma petite cour ; et femmes et hommes se récrièrent : « Comment ? Ce châtié d’hier ! ce pardonné d’aujourd’hui ! ce rien du tout ! osait demander à la petite idole, à la reine des cœurs, à la fée des fées, de se déranger ? »

Tout mon petit cénacle était en émoi. Hommes et femmes ne tenaient pas en place. Elle n’ira pas ! « Écrivez-lui ceci… Écrivez-lui cela… »

Et on ébauchait des lettres impertinentes, méprisantes... quand on annonça le maréchal Canrobert. — Il faisait alors partie de ma petite cour de cinq heures.

Il fut très vite mis au courant par mon turbulent entourage. Il se fâcha tout rouge sur les imbécillités débitées contre le Grand Poète.

« Vous ne devez pas, me dit-il, aller chez Victor Hugo, qui n’a, ce me semble, aucune bonne raison pour se dérober aux usages établis. Mais prenez l’excuse d’un malaise subit ; et, croyez-moi, ayez pour lui le respect qu’on doit au génie. »

Je suivis le conseil de mon grand ami. Et voici la lettre que j’envoyai au poète :

Monsieur, La reine a pris froid. Et sa Camerera Mayor lui interdit de sortir. Vous connaissez mieux que personne l’étiquette de cette Cour d’Espagne. Plaignez votre reine, Monsieur !

Je fis porter la lettre. Et voici la réponse que m’envoya le poète :

Je suis votre valet. Madame. — Victor Hugo.

Le lendemain, on recommença la lecture aux artistes sur la scène ; car je crois que la lecture n’eut pas lieu... ou, du moins, n’eut pas lieu en entier chez le Maître.

Je fis donc la connaissance du monstre. Ah ! que je leur en ai voulu longtemps, à ces sots qui m’avaient verrouillé le cerveau.

Il était charmant, le monstre. Et si spirituel, et si fin, et si galant : d’une galanterie qui est un hommage, non une injure. Et bon pour les humbles. Et toujours gai.

Il n’était pas, certes, l’idéal de l’élégance ; mais il avait dans ses gestes une modération, dans son parler une douceur, qui sentaient l’ancien pair de France.

Il avait la répartie vive et l’observation tenace, avec douceur. Il disait mal les vers, mais il adorait les entendre bien dire. Il faisait souvent des croquis pendant les répétitions. Souvent, pour gourmander un artiste, il parlait en vers. Un jour, au courant d’une répétition, pendant qu’il essayait de convaincre le pauvre Talien sur sa mauvaise diction, ennuyée de la longueur du colloque, je m’étais assise sur la table, ballottant mes jambes. Il comprit mon impatience et, se levant du milieu de l’orchestre, il s’écria :

Une reine d’Espagne, honnête et respectable,
Ne devrait pas ainsi s’asseoir sur une table.

Je bondis de la table, un peu gênée, cherchant à lui répondre quelque chose d’un peu piquant, ou de spirituel... Mais je ne trouvai rien, et je restai confuse et en méchante humeur.

Un jour, la répétition ayant fini une heure plus tôt, j’attendais, le front collé aux vitres, l’arrivée de Mme Guérard qui venait me chercher. Je regardais le trottoir, en face, borné par la grille du Luxembourg. Victor Hugo venait de traverser, et se mettait en marche. Une vieille femme attira son attention. Elle venait de déposer à terre un lourd paquet de linge, et s’essuyait le front d’où perlaient des gouttes de sueur, malgré le froid. Sa bouche édentée s’entr’ouvrait pour haleter, et ses yeux étaient d’une inquiétude navrante en regardant la large voie qu’il lui fallait traverser, et où se croisaient les voitures et les omnibus. Victor Hugo s’approcha d’elle et, après un court colloque, il tira de sa poche une piécette qu’il remit à la pauvre vieille ; puis, ôtant son chapeau, il le lui confia et, d’un geste leste, la figure rieuse, il enleva le paquet sur son épaule et traversa la chaussée, suivi de la femme ahurie.

Je descendis quatre à quatre pour l’embrasser, mais le temps de gagner le couloir, de bousculer Chilly qui voulait m’arrêter, et de descendre l’escalier, Victor Hugo avait disparu. Je ne vis que le dos de la vieille femme qui me semblait clopiner plus légèrement.

Le lendemain, je dis au poète que j’avais été témoin de sa délicate bonne action, « Ah ! me dit Paul Meurice, les yeux mouillés d’émotion : Tous les jours qui se lèvent sont jours de bonté pour lui. » J’embrassai Victor Hugo, et nous allâmes répéter.

Ah ! les répétitions de Ruy Blas ! je ne puis les oublier. Elles étaient toutes de bonne grâce et de charme.

Quand Victor Hugo arrivait, tout s’illuminait. Et ses deux satellites, qui ne le quittaient presque jamais, Auguste Vacquerie et Paul Meurice, entretenaient le feu divin quand le Maître s’absentait.

Geffroy, sévère, triste et distingué, me conseillait souvent. Puis, dans les moments de repos, je lui posai quelques mouvements, car il était peintre. Et il y a dans le foyer de la Comédie-Française deux tableaux de lui, représentant les sociétaires des deux sexes pendant deux générations. Les tableaux ne sont pas d’une facture originale, ni d’une belle coloration, mais ils sont fidèles comme ressemblance, parait-il, et d’un arrangement assez heureux.

Lafontaine, qui jouait Ruy Blas, avait parfois avec le Maître de longues discussions, dans lesquelles Victor Hugo ne cédait jamais. Et je dois avouer qu’il avait toujours raison.

Lafontaine avait de la foi et du panache, mais une très mauvaise diction pour les vers ; et ses dents perdues, remplacées par un râtelier, donnaient de la lenteur à son débit et un petit clapotis bizarre entre son palais vrai et son faux palais de caoutchouc : cela gênait souvent l’oreille attentive à saisir la beauté du vers.

Quant à ce pauvre Talien, qui jouait don Guritan, il écopait à tout instant. Il avait compris son rôle tout à l’envers, et Victor Hugo le lui expliquait clairement et spirituellement. Mais Talien était un comédien plein de bonne volonté, dur au travail, toujours consciencieux, mais bête comme une oie. Ce qu’il n’avait pas compris de prime abord, il ne le comprenait jamais ; c’était fini pour la vie. Mais, comme il était honnête et loyal, il s’en remettait à l’auteur et s’abandonnait alors, en toute abnégation. Il disait : « Ce n’est pas cela que j’ai compris. Mais je ferai ce que vous m’indiquerez. » Et il répétait mot à mot, geste par geste, les inflexions et les mouvements demandés.

Cela me crispait douloureusement et infligeait un cruel soufflet à la solidarité de mon orgueil artistique.

Je le prenais souvent dans les coins, ce pauvre Talien, et j’essayais, mais en vain, de le pousser à la révolte. Il était grand, les bras trop longs, les yeux las. Le nez, fatigué d’avoir tant poussé, s’affaissait sur la lèvre avec un découragement navrant. Le front était bordé de cheveux drus, et le menton s’enfuyait à la hâte de ce visage mal construit.

Une grande bonté était répandue sur son être, et cette bonté était tout lui. Aussi l’aimait-on infiniment.