Charpentier et Fasquelle (p. 249-283).
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XVIII


Le 4 février, nous partîmes enfin pour ce voyage, qui devait durer trois jours et en dura onze. A la première porte où je me présentai pour quitter Paris, je fus renvoyée brutalement.

Les permis de sortie étaient soumis au visa des avant-postes allemands. J’allai à une autre porte ; mais ce ne fut qu’à la poterne des Poissonniers que je pus faire viser mon passeport-sauf-conduit.

On nous conduisit dans un petit hangar, transformé en bureau. Un général prussien était assis. Il me toisa : « C’est vous Sarah Bernhardt ?... — Oui. — Cette demoiselle vous accompagne ?... — Oui. — Vous pensez traverser facilement ? — Je l’espère. — Eh bien, vous vous trompez. Vous feriez mieux de rentrer dans Paris. — Non, je veux partir. Je verrai bien ce qui m’arrivera ; mais je veux partir. »

Il haussa les épaules, appela un officier, lui dit je ne sais quoi en allemand et sortit, nous laissant seules sans nos passeports.

Nous étions là depuis un quart d’heure peut-être, quand une voix connue frappa mon oreille : c’était un de mes amis, René Griffon, qui, ayant appris mon départ, avait voulu me rejoindre pour me dissuader. Mais sa peine fut perdue : je voulais partir.

Le général revint quelque temps après. Griffon s’inquiéta de ce qui pouvait nous arriver. « Tout ! lui répondit l’officier, — et pire que tout ! » Griffon parlait l’allemand, et eut avec cet officier un colloque à notre sujet ; ce qui m’agaçait un peu, car, ne comprenant pas, je me figurais qu’il excitait le général à nous empêcher de partir. Mais je résistai aux prières et aux supplications, même aux menaces.

Quelques instants après, une voiture très bien attelée s’arrêta à la porte du hangar. « Voilà ! me dit brutalement l’officier allemand. Je vais vous faire conduire à Gonesse, où vous trouverez le train d’approvisionnement qui part dans une heure. Je vous recommande au chef de gare, le commandant X... — Après, que Dieu vous garde ! »


Je montai dans la voiture du général et dis au revoir à mon pauvre ami désespéré.

Nous arrivâmes à Gonesse et descendîmes devant la gare, où se trouvait un petit groupe de personnes causant à voix basse. Le cocher me fit le salut militaire et, refusant ce que je voulais lui donner, partit à fond de train.

Je m’avançai vers le groupe, me demandant à qui j’allais m’adresser, lorsqu’une voix amie m’interpella : « Comment, vous, ici ! Où allez-vous ? » C’était Villaret, le ténor en vogue de l’Opéra, qui allait, je crois, rejoindre sa jeune femme, dont il n’avait aucune nouvelle depuis cinq mois.

Il me présenta un de ses amis, voyageant avec lui, dont je ne me rappelle pas le nom ; puis le fils du général Pélissier et un très vieil homme si pâle, si triste, si défait, qu’il me fit pitié. Il se nommait M. Gerson et allait en Belgique pour conduire son petit-fils chez sa marraine ; ses deux fils avaient été tués pendant cette douloureuse guerre. L’un d’eux était marié, et sa femme était morte de désespoir. Il conduisait l’orphelin chez sa marraine et souhaitait mourir le plus vite possible après.

Ah ! le pauvre ! Il n’avait que cinquante-neuf ans, et le désespoir l’avait si cruellement ravagé que je lui en donnais soixante-dix.

En plus de ces cinq personnes, il y avait un insupportable bavard : Théodore Joussian, placeur en vins. Oh ! il se présenta tout seul : « Bonjour, Madame ! Quelle bonne fortune est la nôtre ! Vous allez voyager avec nous ! Ah ! il sera dur, le voyage ! Où allez-vous ? Deux femmes seules, c’est pas prudent, d’autant plus que les routes sont pleines de francs-tireurs allemands et français, maraudeurs et voleurs. Ah ! j’en ai démoli de ces francs-tireurs allemands ! Mais, chut !... parlons bas... Les madrés ont l’oreille fine. » Et montrant les chefs allemands qui marchaient de long en large : « Ah ! les mâtins ! Si j’avais mon costume et mon fusil... ils ne marcheraient pas si crânement devant Théodore Joussian. J’ai chez moi six casques... »

Cet homme m’énervait. Je lui tournai le dos et cherchai des yeux quel pouvait être le chef de gare.

Un grand jeune homme allemand, le bras en écharpe et traînant cruellement la jambe, s’avança vers moi. Il me tendit un mot ouvert. C’était le mot de recommandation que lui avait remis le cocher du général.

Il m’offrit son bras valide. Je refusai de le prendre. Il s’inclina. Et je le suivis en silence accompagnée par Mlle Chesneau.

Arrivées dans son bureau, il nous fit asseoir à une petite table sur laquelle étaient préparés deux couverts. Il était trois heures de l’après-midi. Nous n’avions rien pris. Pas une goutte d’eau depuis la veille au soir. Je fus sensible à cette bonne pensée et nous fîmes honneur au repas très simple, mais très réconfortant, du jeune officier.

Pendant que nous déjeunions, je le regardais à la dérobée : il était très jeune, et son visage portait les traces de souffrances récentes. Et je me prenais d’une pitoyable tendresse pour le malheureux éclopé de la jambe pour toute sa vie. Et ma haine contre la guerre s’augmentait encore.

Tout à coup, il me dit en assez mauvais français : « Je crois que je peux vous donner des nouvelles d’un de vos amis. — Son nom ? — Emmanuel Bocher. — Ah ! oui, certes, c’est un bon ami… Comment va-t-il ? — Il est toujours prisonnier, mais il va très bien. — Mais je croyais qu’il avait été relâché ? — Quelques-uns de ceux pris avec lui, parce qu’ils ont donné leur parole de ne plus porter les armes contre nous ; mais, lui, a refusé de donner sa parole. — Ah ! le brave soldat ! m’écriai-je malgré moi. » Le jeune Allemand leva sur moi son regard clair et triste : « Oui, dit-il simplement, brave soldat. »


Notre déjeuner terminé, je me levai pour rejoindre les autres voyageurs, mais il me dit que le wagon commandé pour nous emmener ne serait là que dans deux heures. « Et veuillez vous reposer, Mesdames, je reviendrai vous prendre à l’heure voulue. »

Il sortit et je ne tardai pas à m’endormir profondément. J’étais morte de fatigue. Mlle Chesneau me toucha l’épaule pour me réveiller, on allait partir. Le jeune officier marcha près de moi pour me conduire.

Je restai un peu interdite devant le wagon dans lequel on me pria de monter. Ce wagon était à ciel ouvert et rempli de charbon. L’officier fit mettre plusieurs sacs vides les uns sur les autres, pour rendre mon siège plus doux. Il envoya chercher sa capote d’officier, me priant de la lui renvoyer, mais je refusai énergiquement ce déguisement odieux. Il faisait un froid mortel. Mais je préférais mourir de froid plutôt que de m’affubler de cette capote ennemie.

Un coup de sifflet. Un salut du chef blessé ; et le train de marchandises s’ébranla. Il y avait des soldats prussiens dans les wagons.

Autant les officiers allemands étaient polis et courtois, autant les sous-ordres, les employés et les soldats étaient brutes et grossiers.

Le train s’arrêtait sans raisons plausibles, repartait pour s’arrêter encore et stopper pendant une heure par une nuit glaciale.


Arrivés à Creil, le chauffeur, le mécanicien, les soldats, tout le monde descendit. Je suivis du regard tous ces gens sifflant, braillant, crachant, et s’esclaffant en nous montrant du doigt. N’étaient-ils pas les vainqueurs ? ... Et nous les vaincus ?...

A Creil, nous restâmes plus de deux heures en panne. Nous entendions des lointains accords de musique foraine, et des hurrahs ! poussés par les Allemands égayés.

Tout ce tintamarre sortait d’une maison blanche située à cinq cents mètres de nous. Nous pouvions distinguer les silhouettes d’êtres entrelacés qui valsaient et tournoyaient dans une vertigineuse bacchanale. Je m’énervais outre mesure, car cela menaçait de durer jusqu’au jour.

Je descendis avec Villaret, pour, tout au moins, nous dégourdir les membres. Je l’entraînai vers la maison blanche ; puis, ne voulant pas lui faire part de mon idée, je le priai de m’attendre. Mais, très heureusement pour moi, je n’eus pas le temps de franchir le seuil de cet ignoble bouge : un officier fumant une cigarette sortait d’une petite porte. Il m’adressa la parole en allemand. « Française », lui répondis-je. Alors il s’approcha et me demanda en français (ils parlaient tous français) ce que je venais faire là.

J’avais les nerfs tendus, et je lui racontai fiévreusement notre lamentable odyssée depuis notre départ de Gonesse, et enfin notre attente depuis deux heures dans un wagon glacé, pendant que chauffeurs, mécaniciens et conducteurs dansaient là, dans cette maison.

« Mais je ne savais pas qu’il y eût des voyageurs dans un de ces wagons ; et c’est moi qui ai permis à ces hommes de danser et de boire. Le chef de train m’a dit qu’il conduisait des bestiaux et des marchandises et n’avait besoin d’arriver qu’à huit heures demain matin ; je l’ai cru. — Eh bien, monsieur, les seuls bestiaux se trouvant dans le train, ce sont huit Français ; et je vous serais très obligée si vous pouviez donner l’ordre qu’on nous fasse continuer notre voyage, — Soyez tranquille, Madame. Voulez-vous entrer chez moi pour vous reposer ? Je suis en inspection par ici, et j’habite pour quelques jours cette auberge. Voulez-vous prendre une tasse de thé, ce qui vous réchauffera ? »

Je lui dis que j’avais un compagnon qui attendait sur la route, et une amie qui m’attendait dans le wagon. « Qu’à cela ne tienne, allons les chercher ! » dit-il.

Et quelques instants après, nous trouvions ce pauvre Villaret assis sur une borne kilométrique. Il avait la tête sur ses genoux et dormait. Je le priai d’aller chercher Mlle Chesneau. « Et, ajouta l’officier, si vos autres compagnons veulent venir prendre une tasse de thé, ils seront les bienvenus. »

Je retournai avec lui et rentrai, par la même petite porte d’où je l’avais vu sortir, dans une assez grande chambre de plain-pied sur la prairie. Des nattes par terre, un lit très bas, une énorme table sur laquelle se trouvaient deux grandes cartes de la France (il y en avait une, grêlée d’épingles et de petits drapeaux !), un portrait de l’empereur Guillaume cartonné et tenu par quatre épingles : tout cela appartenait à l’officier. Et sur la cheminée, sous un énorme globe, une couronne de mariée, une médaille militaire et une natte de cheveux blancs ; de chaque côté du globe, une potiche en porcelaine avec une branche de buis dedans : tout ceci, avec la table et le lit, appartenait à l’aubergiste, qui avait cédé sa chambre à l’officier. Cinq chaises de paille autour de la table, un fauteuil en velours et, contre le mur, un banc de bois couvert de livres. Le sabre et le ceinturon posés sur la table, et deux pistolets d’arçon.

Je philosophais, à part moi, sur tous ces objets hétéroclites, quand arrivèrent Mlle Chesneau, Villaret, le jeune Gerson, et cet insupportable Théodore Joussian. (Qu’il me pardonne s’il vit encore, le pauvre monsieur, mais vraiment son souvenir m’est crispant.)

L’officier nous fit servir du thé bouillant ; et ce nous fut un vrai régal, car nous étions épuisés de faim et de froid.

Théodore Joussian avait entrevu par la porte, un instant ouverte pour laisser passer le thé, toute la mêlée des filles, soldats et autres : « Ah ! mes enfants ! s’écria-t-il en pouffant de rire, nous sommes chez Sa Majesté Guillaume, il y a réception, et c’est d’un chic… je ne vous dis que ça ! »

Et il fit claquer sa langue à deux reprises. Villaret lui fit remarquer que nous étions les hôtes d’un Allemand, et qu’il était préférable de se taire. « Suffit, suffit, » répliqua-t-il en allumant une cigarette. Un tapage effroyable de jurons, de cris, remplaça l’assourdissant bruit de l’orchestre ; et l’incorrigible méridional entr’ouvrit la porte.

Je pus voir l’officier qui donnait des ordres à deux sous-officiers, lesquels séparaient les groupes, empoignaient chauffeur, mécanicien et hommes du train d’une manière si rude que j’en eus pitié. Un coup de pied dans les reins, un coup de plat de sabre sur les épaules, une bourrade qui renversa le conducteur du train (du reste, la plus vilaine brute que j’aie jamais vue). Tout ce monde se trouva dégrisé en quelques instants et reprit le chemin qui conduisait à notre wagon, l’oreille basse et la mine menaçante.

Nous les suivions, mais je n’étais pas trop rassurée sur ce qui nous arriverait en route, avec ces mauvais drôles.

L’officier avait sans doute la même pensée, car il donna l’ordre à un sous-officier de nous accompagner jusqu’à Amiens. Ce sous-officier monta dans notre wagon et nous partîmes de nouveau.

Nous arrivâmes à Amiens à six heures du matin. Le jour ne parvenait pas encore à déchirer les nuages de la nuit. Il tombait une petite pluie fine et durcie par le froid. Pas une voiture. Pas un porteur. Je voulus me rendre à l’Hôtel du Cheval-Blanc, mais un homme qui se trouvait là me dit : « Inutile, ma petite demoiselle, pas un coin, même pour y placer une tringle comme vous. Allez là-bas, dans la maison qu’a un balcon, y logent du monde. » Et il me tourna le dos.

Villaret s’était esquivé sans mot dire. Le vieux M. Gerson et son petit-fils s’étaient enfouis en silence dans une tapissière de campagne hermétiquement fermée. C’était une grosse matrone rougeaude, trapue, qui les attendait. Le cocher qui conduisait avait cependant l’allure de bonne maison.

Le fils du général Pélissier, qui n’avait pas desserré les dents depuis Gonesse, avait disparu, telle une muscade entre les doigts d’un prestidigitateur. Théodore Joussian s’offrit galamment à nous conduire ; et j’étais si lasse, que j’acceptai. Il prit notre valise et se mit à marcher un train d’enfer. Nous avions peine à le suivre. Il soufflait tellement en marchant qu’il ne pouvait parler, ce qui me fit un grand repos…

Enfin, nous voilà arrivés. Nous entrons. Et quel n’est pas mon effroi de voir le vestibule de l’hôtel transformé en dortoir. A peine pouvions-nous marcher entre les matelas étendus par terre. Et les grognements des dormeurs n’avaient rien d’engageant.

Une fois dans le bureau, une jeune fille en deuil nous répondit qu’il n’y avait pas une chambre de libre. Je m’effondrai sur une chaise, et Mlle Chesneau s’appuya contre le mur, les bras ballants et découragée.

Alors l’odieux Joussian hurla qu’on ne pouvait laisser ainsi deux si jeunes femmes sur le pavé, la nuit. Il s’approcha de l’hôtelière et lui murmura je ne sais quoi sur moi, mais j’entendis très bien mon nom. Alors, la femme en deuil leva son regard mouillé : « Mon frère était poète. Il a écrit sur vous un bien joli sonnet, car il vous a vue jouer Le Passant plus de dix fois ; et moi aussi, il m’a menée vous voir, et j’ai pris un bien grand plaisir ce soir-là. Mais c’est fini. » Et ses deux bras levés vers sa tête, elle sanglota, en essayant d’étouffer ses cris : « C’est fini ! Il est mort ! Ils l’ont tué ! C’est fini ! C’est fini ! »

Je me levai, secouée jusqu’au fond de mon être par cette horrible douleur. Je pris la jeune fille dans mes bras et je l’embrassai en pleurant. Je lui murmurai tout bas les paroles qui calment, les espoirs qui consolent.

Bercée par mes mots, émue par ma fraternité, elle essuya ses yeux, me prit la main, m’entraînant doucement ; Mlle Chesneau nous suivit. Je fis un signe autoritaire à Joussian, lui enjoignant de rester là. Et nous montâmes en silence les deux étages de l’hôtel.

Au bout d’un couloir étroit, la jeune fille ouvrit une porte. Elle nous fit pénétrer dans une assez vaste chambre empestée par l’odeur de la pipe. Une petite veilleuse sur une table de nuit éclairait seule cette grande pièce. La respiration sifflante d’une poitrine humaine troublait le silence. Je regardai dans le lit. Et, à la lueur timide de la veilleuse, je vis un homme presque assis, le buste reposant sur un monceau d’oreillers. C’était un homme vieilli plutôt que vieux, la barbe et les cheveux étaient blancs, le visage portait les traces de la douleur : deux grandes ravines s’étaient creusées, de la naissance des yeux aux commissures des lèvres. Que de larmes avaient dû couler sur ce pauvre visage émacié.

La jeune fille s’approcha doucement du lit, en nous faisant signe de pénétrer tout à fait dans la chambre, puis ferma la porte. Ce fut sur la pointe des pieds, les bras tendus, en balanciers, que nous pénétrâmes jusqu’au fond de la pièce.

Je m’assis avec précaution sur un grand canapé empire. Mlle Chesneau prit place près de moi. L’homme couché entr’ouvrit les yeux : « Qu’y a-t-il, ma fille ? — Rien, père, rien de grave. Je voulais seulement te prévenir pour que tu ne sois pas étonné à ton réveil. Je viens de donner l’hospitalité dans ta chambre à deux dames qui sont là. » Il tourna la tête, l’air maussade, et essaya de nous entrevoir dans la pénombre.

« La blonde, continua la jeune fille, c’est Sarah Bernhardt, tu sais, celle que Lucien aimait tant ? » L’homme se souleva, et mettant la main sur ses yeux, il plongea dans la chambre.

Je m’approchai de lui. Il me regarda silencieux, puis il fit un geste ; la jeune fille lui apporta une enveloppe qu’elle retira d’un petit bureau. Les mains du malheureux père tremblaient. Il tira de l’enveloppe, très lentement, trois feuilles de papier, plus une photographie. Son regard se fixa sur moi, puis sur le portrait : « Oui, oui, c’est bien vous, c’est bien vous… » murmura-t-il. J’avais reconnu ma photographie, dans Le Passant, respirant une rose.

« Voyez-vous, me dit le pauvre homme les yeux voilés de larmes, vous étiez son idole, à cet enfant, Voilà les vers qu’il vous a faits. » Et il me lut, de sa voix attendrie, avec un léger accent picard, un bien joli sonnet qu’il refusa de me donner.

Puis, il déplia un second papier sur lequel étaient griffonnés des vers à Sarah Bernhardt. Le troisième était une espèce de chant triomphal qui célébrait toutes nos victoires remportées sur l’ennemi. « Le pauvre espérait encore quand il est mort, dit le père. Et cependant, il est mort il y a cinq semaines seulement ; il a reçu trois balles dans la tête : la première lui a fracassé la mâchoire, mais il n’est pas tombé et il a continué à tirer contre les gredins comme un possédé. La seconde balle lui a enlevé l’oreille. La troisième l’a frappé dans l’œil droit ; il est tombé pour ne plus jamais se relever. Son camarade nous a conté tout cela. Il avait vingt-deux ans. Et voilà. Tout est fini. »

Et la tête du malheureux homme se renversa en arrière sur le monceau d’oreillers. Ses deux mains inertes avaient lâché les papiers. De grosses larmes coulaient tout le long de ses joues pâles dans le sillon creusé par la douleur. Une plainte étouffée sortait de ses lèvres. La jeune fille était tombée à genoux, la tête dans les couvertures pour amortir le bruit de ses sanglots.

Mlle Chesneau et moi étions bouleversées. Ah ! ces sanglots étouffés, ces plaintes amorties me bourdonnaient dans les oreilles. Je sentis tout s’effondrer. Mes mains se tendirent dans le vide. Je fermai les yeux.

Bientôt ce fut un grondement lointain qui grandissait, avançait, puis des hurlements de douleur, des os qui s’entrechoquaient, des pieds de chevaux qui faisaient gicler des cervelles humaines avec un bruit flasque et sourd ; puis des hommes bardés de fer passaient, tel un tourbillon destructeur, criant : « Vive la guerre ! » Et les femmes à genoux, les bras tendus, criaient : « La guerre est une infamie ! Au nom de nos flancs qui vous ont portés, de nos mamelles qui vous ont nourris, au nom de nos douleurs dans l’enfantement, au nom de nos angoisses au-dessus de vos berceaux, arrêtez-vous ! »

Mais le tourbillon sauvage passait, écrasant les femmes. Je tendis les bras dans un effort suprême qui m’éveilla subitement. J’étais couchée dans le lit de la jeune fille ; Mlle Chesneau, près de moi, me tenait par la main. Un inconnu, que j’entendis de suite appeler docteur, me renversa doucement sur la couchette.

J’eus quelque peine à réunir mes idées. « Depuis quand suis-je là ? — Depuis cette nuit, dit la douce voix de Mlle Chesneau ; vous avez perdu connaissance et le docteur nous a dit que vous aviez un accès de fièvre chaude ; ah ! j’ai eu bien peur. »

Je tournai ma tête vers le docteur : « Oui, chère Madame, il faut être bien sage encore pendant quarante-huit heures ; et après, vous pourrez repartir. Mais voilà bien des secousses pour une santé si délicate. Il faut prendre garde, il faut prendre garde ! » Je pris la potion qu’il me présentait, m’excusai près du propriétaire de la maison, qui venait d’entrer, et je tournai la tête du côté du mur. J’avais tant et tant besoin de repos.

Deux jours après, je quittai mes hôtes si tristes et si sympathiques ; mes compagnons de voyage avaient tous disparu.

Je descendis, rencontrant à chaque instant un Prussien dans l’escalier, car le malheureux avait été envahi d’assaut et d’autorité par l’armée allemande ; et il dévisageait chaque soldat, chaque officier, pour tâcher de savoir si ce n’était pas celui-là qui avait tué son pauvre petit. — Ceci est une idée à moi, il ne me l’a pas dit. Il me semble que telle était sa pensée. Il me semble que tel était le vouloir de son regard.

Dans la voiture où je fus installée pour aller à la gare, l’aimable homme avait déposé un petit panier de victuailles ; et il me remit la copie du sonnet et un décalque de la photographie de son garçon.

Je quittai les deux endoloris, avec une profonde émotion. J’embrassai la jeune fille. Mlle Chesneau et moi n’avons pas échangé une parole pendant le trajet qui conduisait au chemin de fer. Chacune de nous pourtant avait la même angoissante pensée.

A la gare, là encore, les Allemands étaient les maîtres. Je demandai un compartiment de première pour nous seules, ou un coupé ; ce qu’on voudrait, pourvu que nous soyons seules.

Je ne parvenais pas à me faire comprendre. J’avisai alors un homme qui graissait les roues des wagons ; il me semblait être Français. Je ne me trompais pas. C’était un vieil homme, gardé moitié par charité, moitié parce qu’il connaissait les coins et recoins et qu’il parlait l’allemand, étant Alsacien. Ce brave homme me conduisit au guichet et expliqua mon désir d’avoir un compartiment de première pour moi seule. L’homme préposé à la vente des billets éclata de rire : il n’y avait ni premières, ni secondes ; c’était un train allemand, et je voyagerai comme tout le monde.

Le graisseur de roues eut le visage empourpré par une colère aussitôt réprimée... Il fallait garder sa place, sa femme, tuberculeuse, soignait le fils qu’on venait de renvoyer de l’hôpital, la jambe coupée et pas encore cicatrisée ; mais il y avait tant de monde à l’hôpital !

Il me disait tout cela en me conduisant chez le chef de gare.

Ce dernier parlait très bien français, mais ne ressemblait en rien aux autres officiers allemands que j’avais rencontrés. Il me salua à peine. Et quand je lui exprimai mon désir, il répondit sèchement : « C’est impossible, on vous réservera deux places dans le wagon des officiers. — Mais ce que je veux éviter, m’écriai-je, c’est de voyager avec des officiers allemands ! — Eh bien, on vous mettra avec les soldats allemands », grogna-t-il rageusement. Et mettant sa casquette, il sortit, frappant la porte.

Je restai confondue et meurtrie par l’insolence de cette ignoble brute, J’étais si pâle, parait-il, et le bleu de mes yeux était devenu si clair, que Mlle Chesneau, qui connaissait mes colères, eut très peur. « Je vous en supplie. Madame, calmez-vous : nous sommes deux femmes seules au milieu de ces méchantes gens, s’ils voulaient nous faire du mal, ils le pourraient ; et il faut arriver au but de notre voyage, revoir votre petit Maurice. »

Elle était très adroite, la charmante Mlle Chesneau, et son petit discours obtint l’effet qu’elle en espérait. Revoir mon fils était mon but ! Je me calmai et jurai de ne pas me laisser aller à ma colère durant ce voyage qui promettait d’être fertile en incidents. Et je me tins presque parole.

Je quittai le bureau du chef de gare et trouvai à la porte le pauvre Alsacien, qui cacha vivement les deux louis que je lui remis, et me serra la main à la briser. Puis il me montra la sacoche pendue à mon côté : « Il ne faut pas garder cela si visiblement, c’est très dangereux, Madame. » Je le remerciai sans tenir aucun compte de son avis.

Le train allait partir. Je montai dans l'unique compartiment de première classe. Il y avait deux jeunes officiers allemands. Ils nous saluèrent. J’en conclus bon augure. Le train siffla. Quel bonheur ! personne ne monte plus. Ah bien ! oui ! Le train n’avait pas fait dix tours de roues, que la porte s’ouvrait violemment, et cinq officiers allemands s’engouffraient dans notre wagon. Nous voilà neuf, maintenant. Quelle torture !

Le chef de gare fit un signe d’adieu à l’un des officiers et tous deux éclatèrent de rire en nous désignant. Je regardai l’ami du chef de gare : c’était un médecin-major. Il portait au bras le brassard des ambulances. Sa large face était congestionnée. Un collier de barbe rousse et touffue entourait son visage. Deux petits yeux clairs et brillants, toujours en mouvement, éclairaient sournoisement cette face rubiconde. Large d’épaules, trapu des jambes, il donnait l’aspect de la force sans nerfs. Le vilain homme riait encore, que la gare et son chef étaient déjà loin derrière nous ; mais il paraît que c’était très drôle, ce qu’avait dit l’autre.

J’étais dans un coin, ayant en face de moi Mlle Chesneau et, de chaque côté de nous, les deux jeunes officiers allemands, ceux-là doux et polis, et l’un d’eux tout à fait charmant dans sa grâce juvénile.

Le chirurgien-major retira son casque. Il était très chauve, avec un tout petit front têtu. Il se mit à parler fort avec les autres officiers. Nos deux jeunes gardes du corps se mêlaient peu à la conversation ; mais il y avait parmi les autres un grand garçon infatué, auquel on donnait le titre de baron : il était grand, mince, très soigné et très fort. Voyant que nous ne comprenions pas l’allemand, il nous adressa la parole en anglais ; mais Mlle Chesneau était trop timide pour répondre, et


CRÂNE SUR LEQUEL VICTOR HUGO A ÉCRIT DES VERS À SARAH BERNHARDT.
CRÂNE SUR LEQUEL VICTOR HUGO A ÉCRIT DES VERS À SARAH BERNHARDT.
CRÂNE SUR LEQUEL VICTOR HUGO A ÉCRIT DES VERS
À SARAH BERNHARDT.


moi, je parle très mal l’anglais. Alors il se résigna avec regret à nous parler en français. Il était aimable, trop aimable ; il ne manquait certainement pas d’éducation, mais il manquait de tact. Je le lui fis comprendre en tournant ma tête du côté du paysage.

Très absorbées, nous roulions depuis longtemps déjà, quand je me sentis suffoquée par la fumée dont s’emplissait le wagon. Je regardai, et je vis le chirurgien-major qui avait allumé une pipe ; les yeux mi-clos, il envoyait les bouffées au plafond.

La gorge serrée par l’indignation, les yeux picotés par la fumée, je fus prise d’une quinte de toux, que j’exagérai pour attirer l’attention du grossier major. Mais ce fut le baron qui, lui frappant sur le genou, voulut lui faire comprendre que la fumée m’incommodait. Il répondit je ne sais quelle injure en haussant les épaules et continua à fumer. Alors, exaspérée, je baissai la glace de mon côté. Le froid très vif pénétra rapidement dans le wagon ; mais je préférais cela à cette nauséabonde fumée de pipe.

Tout d’un coup, le chirurgien se leva, portant la main sur son oreille. Je m’aperçus alors qu’il avait l’oreille emplie de coton. Il jura comme un bouvier et, bousculant tout, m’écrasant les pieds et ceux de Mlle Chesneau, il referma vivement la fenêtre, toujours en maugréant bien inutilement, car je ne le comprenais pas. Il reprit sa même pose, sa pipe, et tira insolemment d’énormes bouffées. Le baron et les deux jeunes Allemands premiers venus dans le train semblaient lui adresser des prières et des remontrances, mais il les envoya promener, et commença même à les injurier.

Très calmée par la colère montante du méchant homme, et très amusée par ses douleurs d’oreille, j’ouvris à nouveau la fenêtre. Il se leva de nouveau furibond, me montra son oreille et sa joue gonflée, et je compris le mot « périostite » dans l’explication qu’il me donna tout en refermant la fenêtre et en me menaçant. Je lui fis alors comprendre que j’avais la poitrine faible et que la fumée me faisait tousser, ce que lui expliqua le baron se faisant mon interprète ; mais il fut aisé de voir que, de cela, le major s’en fichait autant que d’une nèfle, et il reprit sa posture favorite et sa pipe.

Je le laissai cinq minutes, pendant lesquelles il put croire qu’il était triomphant, puis, d’un coup de coude brusque, je cassai la vitre. Alors la stupéfaction se peignit sur le visage du major, qui devint blanc. Il se leva tout droit, mais les deux jeunes gens s’étaient dressés en même temps, pendant que le baron s’esclaffait bruyamment. Le chirurgien fit un pas de notre côté, mais il rencontra un rempart : un autre officier s’était joint aux deux jeunes gens, et celui-là était un rude et solide gaillard taillé en hercule. Je ne sais ce qu’il dit à l’officier major, mais c’était net et cassant. Celui-ci, ne sachant comment dépenser sa colère, se tourna vers le baron, qui riait toujours, et l’injuria si violemment que ce dernier, calmé subitement, lui répondit de façon à me faire comprendre que les deux hommes se provoquaient. Peu m’importait, du reste. Ils pouvaient s’entre-tuer, ces deux hommes aussi mal élevés l’un que l’autre.

Le wagon devint silencieux et glacial, car le vent soufflait avec rage par le carreau cassé. Le soleil s’était couché. Le ciel devenait brumeux. Il pouvait être cinq heures et demie. Nous approchions de Tergnier. Le major avait changé de coin avec son compagnon, pour mettre son oreille à l’abri autant que possible. Il geignait tel un bœuf mal abattu.

Tout d’un coup, les sifflements répétés d’une locomotive lointaine nous firent dresser l’oreille. Puis, deux, trois, quatre pétards éclatèrent sous nos roues. Nous sentîmes parfaitement l’effort du mécanicien pour ralentir la marche du train ; mais, avant qu’il eût pu réussir, nous étions jetés les uns contre les autres par un choc effroyable. Des craquements, des crépitements, les hoquets de la locomotive crachant sa fumée par sauts irréguliers, des cris désespérés, des appels, des jurons, des écroulements soudains dans un apaisement, puis une fumée épaisse, déchirée par les flammes de l’incendie. Notre wagon s’était dressé, tel un cheval qui rue des pattes de derrière. Impossible de reprendre notre équilibre.

Qui était blessé ? qui ne l’était pas ? Nous étions neuf dans le compartiment. Je me croyais, pour ma part, tous les os cassés. Je remuai une jambe. J’essayai l’autre. Puis, ravie de les sentir sans cassure, je fis de même pour mes bras. Je n’avais rien de cassé. Mlle Chesneau non plus. Elle s’était mordu la langue et saignait, ce qui m’avait fait peur. Elle semblait ne rien comprendre. La secousse trop forte l’avait étourdie, et elle resta quelques jours sans mémoire.

Moi, j’avais une écorchure assez profonde entre les deux yeux. Je n’avais pas eu le temps d’étendre les bras ; et mon front avait porté sur le pommeau du sabre tenu droit par l’officier placé à côté de Mlle Chesneau.

Des secours accouraient de toutes parts.

On mit assez longtemps avant de pouvoir ouvrir la porte de notre wagon. La nuit avait gagné. Enfin, la porte céda, et une lanterne éclaira faiblement notre pauvre voiture disloquée.

Je cherchai des yeux notre unique valise, mais l’ayant trouvée et prise, je la lâchai presque aussitôt : ma main était rouge de sang. A qui était ce sang ? Trois hommes ne bougeaient pas, parmi lesquels le major, qui me semblait être d’une pâleur livide. Je fermai les yeux pour ne pas savoir et je me laissai tirer du wagon par les hommes venus à notre secours. Après moi, un des jeunes officiers descendit. Il prit Mlle Chesneau, presque évanouie, des mains de son compagnon.

Le baron imbécile descendit aussi, il avait une épaule démise. Un médecin était accouru parmi les sauveteurs. Le baron lui tendit son bras, lui enjoignant en même temps l’ordre de le lui tirer, ce qui fut fait de suite : le médecin français retira la houppelande de l’officier, le fit tenir par deux hommes d’équipe, et, s’arc-boutant contre lui, il tira sur ce pauvre bras. Le baron était très pâle et sifflotait. Le bras remis, le médecin lui serra l’autre main en lui disant : « Cristi, j’ai dû vous faire bien du mal, mais vous avez un fier courage. » L’Allemand salua, pendant qu’on l’aidait à remettre sa houppelande.

On vint chercher le docteur et je vis qu’on le conduisait à notre wagon. Je frissonnai malgré moi.

Nous pûmes enfin nous rendre compte des raisons de notre accident : une locomotive, traînant seulement deux fourgons de charbon, faisait la manœuvre pour prendre la voie de garage et nous laisser passer ; mais un des fourgons avait déraillé et la locomotive s’époumonnait à siffler l’alarme, pendant que des hommes couraient au-devant de nous, semant des pétards. Tout avait été inutile et nous avions buté contre le fourgon couché par terre.

Qu’allions-nous faire ? Les routes détrempées étaient défoncées par les canons. Nous étions à six kilomètres de Tergnier. Une pluie fine, pénétrante, collait nos vêtements à nos corps.

Quatre voitures étaient là, mais il y avait des blessés à transporter ; d’autres voitures allaient venir, mais il y avait des morts à emporter.

Un brancard improvisé porté par deux hommes d’équipe passa. Le major était étendu, si exsangue que je crispai mes mains, enfonçant mes ongles dans mes chairs. Un des officiers voulut interroger le médecin qui suivait : « Oh ! non, je vous supplie, je vous supplie, je ne veux pas savoir. Le malheureux ! » Et je bouchai mes oreilles comme si on allait me crier quelque chose d’horrible. Je ne sus jamais.

Il fallait cependant nous résigner à nous mettre en marche. Nous fîmes plus de deux kilomètres aussi bravement que possible, mais je m’arrêtai, épuisée. La boue qui s’accrochait à nos chaussures les rendait pesantes. L’effort qu’il fallait faire à chaque pas pour retirer chaque pied du cloaque nous éreintait. Je m’assis sur une borne milliaire et déclarai que je n’irais pas plus loin. Ma gentille compagne pleurait. Alors, les deux jeunes officiers allemands qui nous servaient de gardes du corps me firent un siège de leurs deux mains croisées, et nous fîmes ainsi encore un kilomètre ; mais ma compagne n’en pouvait plus. Je lui offris de prendre ma place, elle refusa.

« Eh bien, attendons là. Et nous nous appuyâmes, à bout de forces, contre un petit arbre cassé.

La nuit était venue, une nuit si froide !… Blottie contre Mlle Chesneau, essayant de nous réchauffer l’une l’autre, je commençais à m’endormir, voyant passer devant mes yeux les blessés de Châtillon qui mouraient de froid assis contre de petits arbustes. Je ne voulais déjà plus faire un mouvement ; et cet engourdissement me semblait tout à fait délicieux.

Cependant une charrette passa, rentrant à Tergnier. Un des jeunes gens la héla et, le prix étant fait, je me sentis enlevée de terre, portée dans la voiture et emportée dans le roulis cahotant de deux roues déclanchées qui escaladaient les buttes, s’enfonçaient dans les bourbiers, sautaient sur les tas de cailloux ; et le charretier fouettait ses bêtes et les excitait de la voix. Il y avait dans sa façon de conduire un « je m’en fiche ! arrive que pourra », qui était la note du temps.

Je percevais tout cela dans mon demi-sommeil, car je ne dormais pas ; mais je ne voulais répondre à aucune question. Je m’entêtais, avec une certaine jouissance, dans cet anéantissement de mon être.

Cependant un choc brutal indiqua que nous étions arrivés à Tergnier.

La charrette s’était arrêtée devant l’hôtel. Il fallait descendre. Je fis l’endormie, la lourde. Mais, quand même, je dus m’éveiller. Les jeunes gens m’aidèrent à monter jusqu’à ma chambre.

J’avais prié Mlle Chesneau de faire régler la charrette avant le départ de nos braves petits compagnons, qui prirent congé de nous avec beaucoup de peine. Je leur signai à chacun, sur le papier de l’hôtel, un bon pour une photographie. Un seul l’a réclamée, six ans après. Je la lui envoyai.

L’hôtel de Tergnier ne put nous donner qu’une seule chambre pour nous deux. J’invitai Mlle Chesneau à se coucher et je dormis toute vêtue, dans un fauteuil.

Le matin venu, je m’informai pour prendre le train qui conduisait au Cateau ; mais il me fut répondu qu’il n’y avait pas de train.

Il nous fallut faire des prodiges pour avoir une voiture. Enfin, le docteur Meunier (ou Mesnier...) consentit à nous prêter un cabriolet à deux roues. C’était déjà cela ; mais pas de cheval. Le pauvre docteur avait eu son cheval réquisitionné par les ennemis.

Ce fut un charron qui me loua, à prix d’or, un poulain qui n’avait jamais été attelé et qui fut pris d’une crise de folie quand on le mit sous le harnais. La pauvre petite bête, fouaillée d’importance, se calma, mais changea sa folie en abrutissement.

Debout sur ses quatre jambes qui tremblaient de fureur, le poulain refusa d’avancer. Le cou tendu vers la terre, l’œil fixe, les narines dilatées, il ne bougea pas plus qu’un pieu fixé en terre. Alors, deux hommes se mirent à tenir la frêle voiture ; par derrière le licol lui fut retiré ; il s’ébroua un instant, secoua sa tête et, se croyant libre, sans entraves, il se mit à marcher. Les hommes retenaient à peine la voiture. Il envoya deux petites ruades et se mit à trotter. Oh ! un bien petit trot. Alors, un gamin l’arrêta ; on lui donna des carottes ; on lui caressa la crinière ; et le licol lui fut remis. Il s’arrêta subitement.

Le gamin avait sauté dans le cabriolet et, tenant légèrement les rênes, il l’encouragea de la voix à reprendre sa marche. Le poulain essaya timidement et, ne sentant pas de résistance, il se mit à trottiner pendant un quart d’heure et revint nous trouver à la porte de l’hôtel.

Je dus laisser quatre cents francs en dépôt chez le notaire de l’endroit pour le cas où le poulain mourrait.


Ah ! quel voyage ! Le gamin, Mlle Chesneau et moi étions serrés dans ce petit cabriolet, dont les roues craquaient à chaque cahot. Le malheureux poulain fumait, tel un pot-au-feu dont on soulève le couvercle.

Nous étions partis à onze heures du matin et, quand nous dûmes nous arrêter à cause de la pauvre bête qui n’en pouvait plus, il était cinq heures de l’après-midi : nous n’avions pas fait deux lieues. Oh ! le pauvre poulain, il faisait pitié. Nous n’étions pas bien gros à nous trois, mais c’était encore trop pour lui.

Nous étions à quelques mètres d’une maison sordide. Je frappai. Une vieille et énorme femme vint ouvrir. « Que qu’vous voulez ? — L’hospitalité pour une heure et un abri pour notre cheval. »

Elle jeta un regard sur la route et aperçut notre équipage. « Hé ! le père ! viens voir ça ! » cria-t-elle d’une voix graillonnante. Et un gros homme, aussi gros mais plus vieux qu’elle, vint en boitant pesamment. Elle lui montra du doigt le cabriolet si bizarrement attelé. Il creva de rire et me dit insolemment : « Que qu’vous voulez ? »

Je recommençai ma phrase : « L’hospitalité pour, etc. — P’t'êtr’bien qu’c'est possible à faire tout d’même ; mais ça s’paie. »

Je lui montrai vingt francs. La vieille le poussa du coude. « Oh ! dam’... de c’temps-ci qu’on est, ça vaut bien quarante francs. — Soit ! lui dis-je, prix convenu, quarante francs. »

Il me laissa entrer avec Mlle Chesneau, et envoya son garçon au-devant du gamin qui s’avançait tenant le poulain par la crinière. Il lui avait tendrement retiré son licol, et jeté ma couverture sur ses reins fumants.

Arrivée devant la maison, la pauvre bête fut vite désharnachée et conduite dans un petit enclos, au fond duquel quelques planches disjointes servaient d’écurie à une vieille mule qui fut réveillée à coups de pied par la grosse femme et chassée dans l’enclos. Le poulain prit sa place ; et quand je demandai de l’avoine pour lui : « C’est p’t'être possible tout d’même à avoir, mais c’est pas dans le compte des quarante francs. — Soit ! »

Et je donnai à notre gamin cent sous pour aller chercher l’avoine ; mais la mégère les lui prit des mains, les remit à son gars, disant : « Vas-y, toi, tu sais où c’est. Et reviens vite. » Le gamin resta près du poulain, qu’il frotta et bouchonna le mieux qu’il put.

Je rentrai dans la maison et trouvai Mlle Chesneau les manches retroussées et, de ses mains très délicates, lavant deux verres et deux assiettes pour nous.

Je demandai s’il était possible d’avoir des œufs. « Oui, mais... » Je coupai la parole à ma monstrueuse hôtesse. « Je vous en prie. Madame, ne vous fatiguez pas ; il est convenu que les quarante francs sont votre pourboire et que je paierai tout le reste. » Elle resta un instant interdite, remuant la tête, cherchant des mots ; mais je la priai de me donner des œufs. Elle m’apporta cinq œufs et je préparai une omelette, car ma gloire culinaire, c’est l’omelette.

L’eau était nauséabonde ; nous bûmes du cidre. J’avais fait venir le gamin, que je fis manger devant moi, craignant que l’ogresse ne lui fit faire un repas trop économique.

Quand je payai la note fabuleuse de soixante-quinze francs — les quarante francs compris, bien entendu, — la matrone mit ses lunettes et, prenant une pièce d’or, la regarda dessus, dessous, la fit sonner dans une assiette, puis sur le sol, et ainsi des trois louis d’or.

Je ne pus m’empêcher de rire. « Ah ! il n’y a pas de quoi rire, grogna-t-elle, d’puis six mois, y’pass’que des voleurs par ici. — Et vous vous y connaissez en vol ! » dis-je. Elle me regarda, scrutant ma pensée. Mais mon œil rieur lui retira tout soupçon.

Très heureusement, car ils étaient gens à nous faire un mauvais parti. Mais j’avais eu soin, en me mettant à table, de mettre mon revolver près de moi. « Vous savez tirer ça ? avait demandé le boiteux. — Oui, je tire très bien », répondis-je — ce qui n’est pas vrai.

Notre équipage fut attelé en peu d’instants, et nous reprîmes notre route. Le poulain semblait tout en joie. Il frappait, ruait légèrement, et se mit à marcher d’une allure assez régulière.

Nos vilains hôtes nous indiquèrent la route qui conduisait à Saint-Quentin, et nous partîmes après maintes tentatives d’arrêt faites par notre pauvre poulain.

Morte de fatigue, je m’étais endormie. Mais, à une heure de route, la voiture s’arrêta brusquement, et la malheureuse bête se mit à renâcler, s’arc-boutant sur ses quatre jambes tendues et frémissantes.

La journée avait été sombre. Un ciel bas, plein de larmes, semblait s’abattre lentement sur la terre. Nous étions arrêtés au milieu d’un champ labouré en tous sens par les roues pesantes des canons. Le reste de la terre était piétiné par les sabots des chevaux. Le froid avait durci les petites crêtes de terre, mettant des glaçons de-ci, de-là, qui étincelaient lugubrement dans l’atmosphère enveloppée.

Nous descendîmes de voiture pour chercher à reconnaître ce qui faisait ainsi trembler notre petit animal. Je poussai un cri d’horreur. A cinq mètres de nous, des chiens tiraient rageusement sur un cadavre dont la moitié était encore sous terre.

C’était, heureusement, un soldat ennemi. Je pris le fouet des mains de notre jeune conducteur, et je fouaillai de mon mieux les vilaines bêtes, qui s’écartèrent un instant en nous montrant les dents, puis revinrent à nouveau continuer leur vorace et abominable besogne en grognant sourdement contre nous.

Le gamin était descendu, conduisant par la bride le poulain renâclant. Nous avancions péniblement, essayant de trouver le chemin dans ces plaines dévastées. La nuit descendait glaciale. La lune écartait faiblement ses voiles et éclairait le paysage d’une blafarde et douloureuse lueur.

Je commençais à mourir de peur. Il me semblait que le silence se peuplait d’appels souterrains. Chaque petite motte de terre me semblait être une tête. Mlle Chesncau cachait sa figure dans ses mains et pleurait.

Après une demi-heure de chemin, nous vîmes venir de loin une petite troupe de gens portant des lanternes. Je me dirigeai au-devant de ces gens, voulant me renseigner sur la route à suivre. Mais je restai interdite en approchant : des sanglots parvenaient jusqu’à nous.

Je vis une pauvre grosse dame ventrue, soutenue par un jeune curé. Tout son être tressautait sous les spasmes de sa douleur. Elle était suivie de deux sous-officiers et de trois autres personnes.

Je laissai passer la dame et interrogeai les personnes qui la suivaient. J’appris qu’elle recherchait les corps de son mari et de son fils, tués tous deux dans les plaines de Saint-Quentin quelques jours auparavant.

Elle venait chaque jour à la nuit tombante, pour éviter les curieux. Et ses recherches avaient été infructueuses jusqu’à présent. Mais on avait espoir cette fois, car un des sous-officiers, qui sortait de l’hôpital, les conduisait à l’endroit où il avait vu tomber, frappé mortellement, le mari de la pauvre créature ; là où il était tombé lui-même et avait été ramassé par les ambulances.

Je remerciai ces gens, qui m’indiquèrent la triste route qu’il fallait suivre ; la meilleure, à travers ce cimetière encore chaud sous la glace.

Maintenant, nous distinguions, partout, des groupes qui fouillaient. C’était horrible à crier.

Tout d’un coup, l’enfant qui conduisait la voiture me tira par la manche de mon manteau. « Ah ! Madame ! Regardez ce gueux-là qui vole ! « Je regardai, et vis un homme étendu de tout son long, un grand sac tout près de lui. Il avait une lanterne sourde qu’il dirigeait sur la terre. Puis, il se redressait, regardait tout autour de lui, sa silhouette se dessinant sur l’horizon, et reprenait son travail.

Quand il nous aperçut, il éteignit le feu de sa lanterne et se tapit tout contre terre. Nous marchions en silence tout droit vers lui. J’avais pris le poulain par la bride, de l’autre côté du petit, qui, comprenant sans doute ma pensée, se laissa diriger. Et je marchai vers l’homme, feignant de l’ignorer.

Le poulain reculait, mais nous tirions et le forcions à avancer. Nous étions si près, que le frisson me prit à l’idée que ce misérable se laisserait peut-être fouler par la légère voiture, plutôt que de révéler sa présence.

Mais je m’étais heureusement trompée. Une voix étouffée murmura : « Gare ! là ! Je suis un blessé ! vous allez m’écraser ! » Alors, je pris la lanterne du cabriolet (nous l’avions voilée d’une jaquette, la lune nous éclairant encore mieux que sa lueur) et je la dirigeai sur le visage du misérable.

Je fus stupéfaite : C’était un homme de soixante-cinq à soixante-dix ans, la figure ravinée, encadrée de deux favoris aux poils longs, sales et blancs ; un foulard entourait son cou, auquel s’attachait une limousine de couleur sombre. Autour de lui, la lune accrochait sa lumière à des ceinturons, des boutons de cuivre, des poignées de sabre et autres objets, que l’infâme vieillard arrachait aux pauvres morts.

« Vous n’êtes pas un blessé, vous êtes un voleur ! un violeur de tombes ! Je vais crier pour qu’on fasse de vous un mort ! Entendez-vous, misérable drôle ! » Et je m’approchai de lui si près que je sentis son souffle ternir mon haleine.

Il s’accroupit sur ses genoux et, joignant ses mains criminelles, il m’implora, la voix grelottante et mouillée. « Laissez là votre sac, et tous ces objets, videz vos poches, laissez tout, et partez ! Et courez ! Quand vous serez hors de vue, j’appellerai un de ces soldats qui font des fouilles et je leur donnerai votre butin. Mais je sens bien que je commets une mauvaise action en ne vous livrant pas vous-même. » Il vida ses poches en geignant.

Il s’apprêtait à partir, quand le gosse me souffla à l’oreille : « Y cach’des souliers sous sa cape… » Une rage me prit contre cet ignoble voleur. Je lui arrachai sa large limousine. « Lâchez, lâchez tout ! misérable homme, ou j’appelle ! » Six paires de souliers pris aux cadavres tombèrent avec bruit sur la terre durcie.

L’homme se pencha pour prendre son revolver, qu’il avait sorti de sa poche en même temps que les objets volés. « Voulez-vous laisser cela, et vous sauver bien vite ! ma patience est à bout ! — Mais si on m’attrape, je ne pourrai pas me défendre, s’écria-t-il dans un accès de rage désespérée. — C’est que Dieu l’aura voulu ainsi ! Allez-vous-en ! ou j’appelle. » Et l’homme s’enfuit en m’invectivant.

Le petit conducteur alla quérir un soldat, auquel je contai l’aventure en lui désignant les objets. « Oh ! je ne tiens pas à courir après, il y a là assez de morts. »

Nous continuâmes notre chemin jusqu’à un petit carrefour, où il nous fut possible de prendre une route à peu près carrossable.

Après avoir traversé Busigny, et un bois dans lequel se trouvaient des marais mouvants où nous faillîmes rester ensevelis, notre douloureux voyage prit fin et nous arrivâmes au Cateau dans la nuit, moitié mortes de fatigue, de frayeur et de désespérance.

Là, je dus prendre un jour de repos, car la fièvre m’anéantissait. Nous avions deux petites chambres crépies à la chaux, mais toutes proprettes. Un carrelage rouge et brillant par terre, un lit de bois verni, et des rideaux de lasting blancs.

Je fis appeler un médecin pour la gentille Mlle Chesneau, qui me semblait plus malade que moi. Mais il nous trouva toutes deux en très mauvais état. Moi, une fièvre nerveuse me cassait les membres, me brûlant le cerveau. Elle, ne pouvait rester en place, voyant sans cesse des spectres, des feux, entendant des cris, se retournant vivement, croyant être touchée à l’épaule.

Le brave homme eut raison de nos deux fatigues par une potion calmante. Et, le lendemain, un bain très chaud ramena la souplesse de nos membres.

Il y avait six jours que nous avions quitté Paris ; et il me fallait encore une vingtaine d’heures pour atteindre Hombourg, car à cette époque les trains marchaient moins vite qu’aujourd’hui.

Je pris le train pour Bruxelles, où je comptais acheter une malle et quelques effets nécessaires. Du Cateau à Bruxelles, le voyage fut sans encombre. Nous pûmes reprendre le train le soir même.

J’avais remonté notre garde-robe, laquelle en avait grand besoin. Le voyage s’effectua sans trop d’accrocs jusqu’à Cologne. Mais, arrivées dans cette ville, nous eûmes une cruelle déception.

Le train venait d’entrer en gare et un employé passait vivement devant les voitures criant je ne sais quoi en allemand. Tout le monde avait l’air pressé : hommes et femmes se bousculaient, sans courtoisie. J’avisai un employé et lui montrai nos billets. Il prit complaisamment ma valise et précipita son pas vers la foule. Nous le suivîmes. Je ne compris cet affolement que lorsque l’homme jeta ma valise dans un compartiment, me faisant signe de monter vite, vite.

Mlle Chesneau avait déjà enjambé le marchepied, quand elle fut écartée violemment par un employé qui ferma la portière, et, avant que j’eusse l’entière connaissance du fait exact, le train avait disparu. Ma valise était partie et notre malle placée dans un fourgon qu’on détachait du train arrivant, pour l’attacher tel quel au train express partant aussi.

Je me mis à pleurer de rage. Un employé eut pitié de nous et nous conduisit au chef de gare.

C’était un homme très distingué, parlant assez bien français. Il avait l’air bon et pitoyable. Je m’étais affalée dans son grand fauteuil de cuir et lui contai ma mésaventure en sanglotant nerveusement.

Il télégraphia de suite pour que ma valise fût remise entre les mains du chef de gare de la première station, avec ma malle. « Vous la retrouverez demain, vers midi, me dit-il. — Alors, je ne peux pas partir ce soir ? — Mais non, c’est impossible, il n’y a aucun train. L’express qui vous conduira à Hombourg ne repart que demain matin. — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! » Et je fus prise d’un véritable désespoir, qui gagna Mlle Chesneau.

Le malheureux chef se trouvait assez embarrassé. Il essaya de me calmer : « Connaissez-vous quelqu’un ici ? me dit-il. — Mais non, personne. Je ne connais personne à Cologne. — Eh bien, je vais vous conduire à l’Hôtel du Nord, où ma belle-sœur est descendue depuis deux jours. Elle s’occupera de vous. » Une demi-heure après, sa voiture étant arrivée, il nous conduisit à l’Hôtel du Nord, en nous faisant faire un grand détour pour me montrer la ville. Mais je n’admirais rien des Allemands à cette époque.

Arrivés à l’Hôtel du Nord, il nous présenta à sa belle-sœur, une jeune femme blonde, jolie, mais trop grande, trop forte pour mon goût. Je dois dire qu’elle fut douce et affable. Elle me fit retenir deux chambres près de son appartement. Elle habitait le rez-de-chaussée. Elle nous invita à dîner et fit servir dans son salon.

Son beau-frère vint nous rejoindre le soir. La charmante femme était très musicienne ; elle joua du Berlioz, du Gounod, et même Auber… Je goûtais infiniment la délicatesse de cette femme, qui ne me faisait entendre que des compositeurs français. Je lui demandai de jouer du Mozart et du Wagner. À ce nom, elle se tourna vers moi : « Vous aimez Wagner ? — J’aime sa musique, mais je déteste l’homme. » Mlle Chesneau me souffla tout bas : « Demandez-lui de jouer Liszt. » Elle avait entendu et s’exécuta avec une bonne grâce infinie. Je passai, je l’avoue, une soirée délicieuse.

A dix heures, le chef de gare (c’est stupide, je ne peux plus me rappeler son nom, et je ne le trouve dans aucune de mes notes), le chef de gare me dit qu’il viendrait nous prendre le lendemain matin à huit heures, et prit congé de nous.

Je m’endormis, bercée par Mozart, Gounod, etc…

A huit heures, le lendemain, un domestique vint me prévenir que la voiture nous attendait. Un toc-toc léger à ma porte, et notre belle hôtesse de la veille nous dit gentiment : « Allons, en route ! »

Je fus vraiment très touchée par la délicatesse de cette jolie Allemande.

Il faisait si beau que je lui demandai si nous avions le temps d’aller à pied. Et sur sa réponse affirmative, nous partîmes toutes les trois vers la gare, qui se trouve du reste assez près de l’hôtel. Un wagon privé m’attendait, et nous nous installâmes de notre mieux. Le frère et la sœur nous serrèrent la main en nous souhaitant un heureux voyage.

Le train partit. J’entrevis dans un coin un bouquet de myosotis avec la carte de la jeune femme, et une boîte de chocolat offerte par le chef de gare.

J’allais arriver enfin au but de mon voyage. J’étais dans une situation folle. Revoir tous ces êtres aimés ! J’aurais voulu dormir. Je ne le pouvais pas. Mes yeux agrandis par l’anxiété dévoraient les espaces plus vite que la marche du train. Je maudissais les arrêts. J’enviais les oiseaux que je voyais passer. Je riais de joie en évoquant les visages surpris des êtres que j’allais revoir, puis je tremblais d’angoisse : Qu’était-il arrivé ?

Les trouverai-je tous ? Si… Ah ! les si… les car… les mais… se dressaient dans ma pensée, hérissés de maladies, d’accidents…, et je pleurais… et ma pauvre petite compagne pleurait aussi.

Nous voilà enfin en vue de Hombourg. Vingt minutes de tours de roue et nous entrerons dans la gare. Mais, comme si tous les gnomes et diables infernaux s’étaient concertés pour torturer ma patience, nous stoppons.

Toutes les têtes sortent des portières. Quoi ? Qu’y a-t-il ? Pourquoi ne marche-t-on pas ? — Un train en panne devant nous, un frein cassé. Il faut débarrasser la voie.

Je retombai dans la voiture, les dents et les poings serrés, cherchant dans l’air à distinguer les mauvais esprits qui s’acharnaient après moi ; puis, résolument, je fermai les yeux. Je murmurai quelque méchante injure contre les gnomes invisibles, et déclarai que, ne voulant plus souffrir, j’allais dormir.

Et je m’endormis profondément, car c’est un don précieux que Dieu m’a accordé : dormir quand je veux. Et dans les circonstances les plus effroyables, dans les moments les plus cruels, quand j’ai senti que ma raison allait dévoyer par suite de chocs trop forts ou trop douloureux, ma volonté a empoigné ma raison comme on tiendrait une mauvaise petite chienne qui veut mordre ; et la domptant, ma volonté lui a dit : « Assez ! demain tu reprendras tes souffrances, tes projets, tes inquiétudes, tes douleurs, tes angoisses. Aujourd’hui, c’est assez. Tu vas t’effondrer sous le poids de tant de secousses, et tu m’entraîneras avec toi. Je ne veux pas ! Nous allons oublier tout, pour tant d’heures, et dormir ensemble ! » Et je dormais. Ceci, je le jure !

Mlle Chesneau m’éveilla aussitôt le train en gare. J’étais vivifiée, calmée. Une seconde après, nous étions dans une voiture : « 7, Ober Strasse. »

Nous y voici. Tous mes adorés étaient là, grands et petits, tous bien portants. Ah ! quel bonheur ! Mon cœur battait dans toutes mes artères. J’avais tant souffert que j’éclatai en rires et sanglots délicieux.

Qui pourra jamais décrire l’infinie jouissance des larmes de joie ?


Je restai deux jours à Hombourg, pendant lesquels il m’arriva encore les plus fous incidents, que je ne veux pas raconter tellement ils semblent incroyables, tels que le feu éclatant dans la maison, notre fuite à tous en vêtements de nuit, et notre campement dans cinq pieds de neige pendant six heures… etc., etc...